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3.3 Méthodologie

3.3.1 La recherche qualitative de terrain

On peut définir la recherche qualitative de terrain comme étant la recherche qui suppose un contact personnel avec les sujets de la recherche, principalement à travers les entretiens et par l’observation des pratiques dans l’environnement où évoluent les acteurs (Paillé et Mucchielli 2010 : 9). Aux dires de Paillé et Mucchielli (2010), la recherche est dite « qualitative » dans deux sens : premièrement, les instruments et méthodes utilisés sont élaborés pour recueillir des données qualitatives (témoignages, enregistrements audio et visuel…) et pour analyser ces données de manière qualitative, donc en dégager le sens plutôt que les transformer en pourcentage ou en statistique (Ibid.). Dans un deuxième temps, la recherche est également dite qualitative, car le processus est conduit d’une manière « naturelle » (sans appareils sophistiqués ou mises en situation artificielles) selon une logique proche des personnes, ou de leurs actions et de leurs témoignages (Ibid.). Dans le cadre de ce projet de mémoire, par l’observation de leur quotidien et par ma participation à celui-ci, par des conversations informelles et formelles, je tente de comprendre différentes facettes de la vie des jeunes femmes de Manawan et le sens que ces femmes y donnent. La recherche qualitative, par sa capacité d’analyser les données d’expérience, les paroles, les opinions, le sens des pratiques et des activités, m’a permis d’étudier la réalité sur laquelle je me suis penchée.

Le terrain est une forme d’enquête que l’on retrouve dans les sciences sociales et plus spécifiquement en anthropologie; le chercheur se rend sur le terrain pour observer, pour écouter et pour mieux comprendre. Pierre Olivier de Sardan (2008), professeur à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, soutient que l’on retrouve dans l’enquête de terrain

socio-anthropologique43 qualitative « un entrelacs complexe d’ordres de grandeur, de

tendances, de descriptions, d’illustrations, de cas significatifs, de discours et représentations « locales », d’hypothèses souples, d’interprétations prudentes, de théories locales, de généralisations plus ou moins assurées, le tout pris dans de constantes variations d’échelle et de perspective ». (Olivier de Sardan 2008 : 11). Les connaissances et les savoirs que le chercheur produit sur le terrain sont des « représentations savantes » qui ont pour ambition de rendre compte des réalités de référence le plus fidèlement possible (Ibid.). Or, l’anthropologie ne possède pas de méthodologie standardisée dont on pourrait vérifier une mise en œuvre adéquate ou non adéquate. Les données recueillies par le chercheur sont « approximatives », mais aussi les méthodes pour arriver à ces données sont elles-mêmes approximatives. L’ « émicité », c'est-à-dire l’attention portée au point de vue des acteurs, et la « descriptivité », soit le recours à l’observation, sont deux principes primordiaux dans le travail de l’anthropologue, car ceux-ci témoignent, « à travers des dispositifs d’enquête qualitative raisonnée, de ce que nos interprétations ont un ancrage empirique indéniable » (Ibid. : 22). Nous le verrons plus loin, ces différents principes m’ont permis de traduire le plus fidèlement possible des réalités observées à Manawan à l’été 2013.

L’ethnographie : intersubjectivité, réflexivité et démarche itérative

L’ethnographie demeure une des méthodologies des recherches qualitatives privilégiées en anthropologie afin de construire des savoirs sur l’altérité. On peut définir l’ethnographie comme étant une démarche réflexive et itérative où le chercheur passe un certain moment à l’endroit de sa recherche pour recueillir des données par l’intermédiaire de l’observation participante et d’entretiens formels et/ou informels. Dans ce processus, la réflexion du chercheur est alimentée par les différents points de vue des acteurs, menant celui-ci à une remise en question constante à la fois de son travail et de sa position sur le terrain. Depuis les années 70, plusieurs chercheurs (Geertz 1973 ; Devereux 1980 ; Clifford 1996) ont démontré que ce caractère subjectif de la recherche (émotions, positionnement social, etc.)

43 La sociologie qualitative.

peut être une source de connaissance des réalités observées. Considérant que l’atteinte de l’objectivité est impossible, ces chercheurs proposent plutôt de prendre conscience du caractère interprétatif du travail anthropologique.

Entreprendre un travail en étroite collaboration avec une population demande une attitude et une approche sensibles et respectueuses. Plus particulièrement, les communautés autochtones ont vu passer un grand nombre de chercheurs en sciences sociales, anthropologues et autres, dans le passé et certains en gardent un goût amer : aucun retour des données, aucune validation auprès des membres concernés dans la recherche ou « usurpation » culturelle sont des phénomènes moins présents aujourd’hui, mais qui ont eu leur lot de conséquences. Dans son article « L’anthropologie à l’épreuve de la décolonisation de la recherche dans les études autochtones : un terrain politique en contexte atikamekw », Laurent Jérôme illustre les conséquences du passé anthropologique. Travaillant sur les thèmes très sensibles de la spiritualité et de la guérison chez les Premières Nations du Québec, cet auteur se livre à une réflexion détachée sur une expérience de terrain avec les Atikamekw marquée par des situations de contestation (Jérôme 2008a). Dans un contexte politique sensible, la recherche de cet anthropologue s’est heurtée à l’opposition de certains membres de la communauté de Wemotaci. Il réalisa qu’il n’arrivait pas seul dans la communauté : « j’arrivais à Wemotaci avec le passé de la pratique ethnographique dans cette région, avec le poids des écrits anthropologiques et ethnohistoriques, avec le souvenir de maladresses et de trahisons, réelles ou ressenties, laissé dans la mémoire locale par d’autres chercheurs, anthropologues chevronnés ou étudiants » (Ibid. : 183).

D’ailleurs, l’histoire des Atikamekw est, entre autres, empreinte d’un débat sur l’identité des premiers habitants de la Haute-Mauricie. Se basant uniquement sur les archives coloniales, mettant ainsi de côté la tradition orale des Atikamekw, certains chercheurs (Bouchard 1995; Dawson 2003) évoquent la thèse « disparitionniste » pour parler de ces populations, c'est-à-dire que « les Autochtones vivant aujourd’hui sur le territoire de la Haute-Mauricie seraient des nouveaux venus, des « squatters», sans aucun droit de revendication » (Jérôme 2008a: 183). Évidemment, ces thèses furent choquantes et

inacceptables pour les Atikamekw. Une participation et une collaboration étroite avec les chercheurs sont désormais inévitables dans le processus de la recherche. Selon Jérôme, « la naïveté du chercheur et de l’étudiant, son regard extérieur, ses interprétations erronées […] font partie de la production des savoirs et ne peuvent être corrigés qu’à travers une communication efficace et une relation de confiance établie sur le long terme » (Ibid. : 192).

Dans les contextes de décolonisation, les anthropologues se sont mis à réfléchir aux répercussions de leur implication dans le processus de la recherche de terrain et dans la production des données (Copans 1974) et à analyser les conséquences épistémologiques de leur positionnement dans la communauté à l’étude (Agier 1997 ; Fassin 2004; Sheper- Hugues 1995). En tant qu’individu positionné culturellement, politiquement et socialement, une relation dialogique de « sujet à sujet » (Hastrup 1992 : 118) est ici préconisée. Cette relation permet d’aspirer à une objectivation, dans la mesure où la subjectivité du chercheur est intégrée au projet de recherche. Ceci dit, Johannes Fabian soutient que : « in anthropological investigations, objectivity lies neither in the logical consistency of a theory, nor in the giveness of data, but in the foundation of human intersubjectivity » (Fabian 2001 : 14). Dans le monde intersubjectif du travail sur le terrain, à la fois l'ethnographe et les informateurs sont pris dans les toiles de signification qu'ils ont eux-mêmes tissées (Rabinow 1977 : 151). Prendre conscience de son positionnement est nécessaire en anthropologie; faire un détour réflexif et se percevoir comme objet d’étude permet de prendre une distance et de mieux s’ouvrir aux autres.

La démarche itérative l’est concrètement, c’est-à-dire, que l’enquête progresse de manière non linéaire à travers les informations et les informateurs; d’autre part, elle est itérative de manière abstraite dans le sens que la production des données change la problématique qui modifie la production des données, et ainsi de suite (Olivier de Sardan 2008 : 82). D’un interlocuteur à l’autre, de nouvelles pistes apparaissent, de nouveaux informateurs s’ajoutent. Cette démarche de va-et-vient imprévisible suit un compromis entre les plans du chercheur, les opportunités, les disponibilités des interlocuteurs, des réseaux familiaux ou d’amitié déjà créés. L’itération est aussi abstraite, car l’enquête de terrain suppose un

balancement, un aller-retour entre problématique et données, interprétations et résultats (Ibid. : 83). Olivier de Sardan soutient que la collecte de données peut être analysée comme « un processus de restructuration incessante de la problématique au contact de celle-ci, comme un réaménagement permanent et mutuel du cadre interprétatif et des éléments empiriques » (Ibid. : 83-84). Par démarche itérative, j’entends aussi un détour réflexif, soit la construction et la déconstruction de mon positionnement sur le terrain, au fur et à mesure de mes rencontres et de mes conclusions. Ce détour vers soi doit tout de même être équilibré : l’expression « ni trop près et ni trop loin » de Michel Agier (Agier 1997) correspond bien à cette mise à distance équilibrée entre la subjectivité du chercheur et celle des gens concernés. Par « objectivation participante », Bourdieu soutient, quant à lui, qu’un détour sur son expérience doit aussi consister à une analyse du positionnement du chercheur dans le champ intellectuel (Bourdieu 1992). Je considère ces détours importants dans le cadre de cette recherche; ceci dit, dans ses propos, Leservoisier traduit bien ma pensée quant à cette approche :

La réflexivité, tout en étant une condition de l’objectivité de l’approche ethnographique, n’est garante ni d’une totale transparence du chercheur. S’il est admis que des choses nous échappent sur le terrain et que notre description n’est jamais neutre, de même le regard porté sur nos situations d’enquête est orienté et résulte de choix plus ou moins conscients. Cependant, l’important est moins de prétendre contrôler l’ensemble du processus de la recherche que de montrer comment le retour réflexif – aussi partiel soit-il – peut être à la fois un instrument d’investigation, un moyen de recoupement, ainsi qu’une démarche permettant de marquer les limites de l’enquête. En cela, la réflexivité appelle à davantage de rigueur, mais aussi à plus d’humilité (Leservoisier 2005 : 23).

Comme l’expliquait Sylvie Poirier (com. pers., 2012), humilité, intuition, patience et présence sont des attitudes à adopter sur le terrain . D’ailleurs, « terrain » ne signifie pas un espace, une aire culturelle ou une catégorie de population. Ce terrain est plutôt un ensemble de relations qui suppose la présence et l’engagement personnel du chercheur et qui se traduit par l’implication de celui-ci (Agier 2006: 178). Cet ensemble de relations est, comme le mentionne Agier, « la base de données » de l’ethnologue (Ibid.).