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Les femmes autochtones au Québec dans la littérature

Toutes aussi complexes les unes que les autres, les réalités que vivent les femmes et les hommes autochtones et leurs manières de concevoir ces réalités ne sont pas forcément semblables. En me concentrant spécifiquement sur les jeunes femmes, j’ai trouvé pertinent, dans cette section, de faire un survol de ce qui avait été effectué comme travaux sur ce qui touche les femmes amérindiennes au Québec afin de rendre compte des continuités et des transformations.

Alors que la littérature sur les réalités des femmes autochtones en général est assez abondante, celle sur les femmes autochtones au Québec l’a été beaucoup moins jusqu’aux années 1990 (Labrecque 1984a : 2). Dans les années 70 et 80, les femmes inuit et les femmes cris de l’ouest de la baie Hudson ont pris part à de nombreuses recherches, mais peu de femmes amérindiennes des autres régions du Québec ont eu autant d’attention (Drolet 1984 : 55). De plus, la moindre information était souvent éparpillée dans des

rapports de recherche non publiés et, d’autre part, ne concernait pas spécifiquement les femmes autochtones. Ailleurs dans le monde, aux États-Unis par exemple, les femmes autochtones disposaient d’un excellent outil documentaire (Green 1983) : déjà 700 documents sur la situation de la femme amérindienne au début des années 1980, alors qu’une soixantaine seulement pouvait nous renseigner sur la situation des femmes autochtones du Canada20. En 1984, Gaëtan Drolet soulignait que sur près de 750 thèses au

Québec et au Canada, comportant dans leur titre une référence aux femmes ou à leurs activités, aucune ne portait alors sur la femme amérindienne (Drolet 1984). Depuis 30 ans, la situation a bien changé; on parle beaucoup plus de ces femmes, et d’ailleurs un certain nombre de femmes autochtones produisent elles-mêmes de la documentation sur des problématiques les concernant (par exemple, le Regroupement des femmes autochtones du Québec).

Eleanor Leacock est l’une des premières chercheuses ayant contribué à faire connaître les femmes innues. Ses séjours sur la Basse-Côte-Nord et au Labrador dans les années 1950 lui ont permis de faire connaitre ces femmes et leurs dispositions dans les communautés, et de comprendre les effets du colonialisme sur leur statut actuel (Routhier 1983 : 4). En 1983 et 1984, Recherches amérindiennes au Québec a consacré deux numéros entiers aux femmes autochtones du Québec, le premier sous la direction de Diane Morissette et le second, de Marie-France Labrecque, que nous verrons plus loin. Le volume de 1983 résulte d’une étude sur les besoins des femmes autochtones, soit « Vitalité et regroupements chez les femmes autochtones du Québec » (1982). Cette étude permit de faire la lumière sur les besoins organisationnels des groupes de femmes déjà existants, sur le développement et l’impact des interventions de l’Association des Femmes autochtones du Québec, et ce, en s’interrogeant sur l’aide gouvernementale, entre autres celle du Secrétariat d’État, apportée aux associations bénévoles chez les femmes autochtones (Morissette 1982). Les auteurs du

20 Dans les années 1980, une revue de la littérature sur la situation des femmes a permis de constater l’absence totale, au sein de celle-ci, de la femme amérindienne au Québec et au Canada, comme le démontre la bibliographie intitulée Les thèses universitaires québécoises sur les femmes, 1921-1981 (Cohen 1983).

numéro « Femme par qui la parole voyage » (1983)21 tentent de comprendre les

changements sociaux chez les populations autochtones par les témoignages et les perceptions des femmes autochtones. « Leur savoir et leur vision du monde spécifique et différente de celle des hommes leur permettent de parler des mêmes choses que ceux-ci, mais à travers des faits et des évènements plus concrets » (Morissette 1983 : 242). Différentes réalités de femmes inuit, iroquoises, innues, métisses, cris, autochtones du Mexique et de la Colombie sont abordées dans ce numéro par la prise de la parole de ces dernières. « Être née femme autochtone » (1984), toujours de la revue Recherches

amérindienne au Québec, suit le pas et présente un numéro entièrement consacré aux

femmes autochtones. Soulignant la vision étriquée des femmes autochtones dans la littérature, les textes de ce numéro tentent de donner une image plus réaliste des femmes autochtones, principalement innues et atikamekw. D’ailleurs, les textes de Marie-France Labrecque et Marie-Josée Routhier sont très éclairants concernant différentes réalités des femmes atikamekw; nous les aborderons en détail plus loin. Les autres auteurs22 s’attardent,

entre autres, aux menstruations et à la grossesse chez les Iglulingmiut (Rose Dufour), la division sexuelle du travail et à la transmission des connaissances chez les Innus de La Romaine (Christiane Beaudet) et aux femmes autochtones quant à la question du gouvernement autochtone autonome et du droit coutumier (Kathleen Jamieson).

2.2.1 Les femmes atikamekw

Probablement en raison de leur isolement géographique, on en connait encore moins sur la population féminine atikamekw avant le XXe siècle. Des informations éparpillées ici et là, principalement dans des rapports gouvernementaux et des statistiques, ne nous permettaient pas, du moins jusque dans les années 80, d’imaginer ce que pouvait être la vie d’une femme d’Opitciwan, de Wemotaci ou de Manawan. Or, à l’instar de toutes les femmes autochtones

21 Diane Morissette, Sylvie Vincent, Dominique Collin, Virginia Bordeleau, Anne Saint-Onge, Dominique Deslandres, Norman Clermont, José Mailhot, Maria-Elisa Montejo, Norbert Rouland, Gérald McKenzie, Jean-René Proulx, Sylvie Loslier.

du Québec, lorsqu’on abordait des sujets les concernant, ceux-ci contribuaient plutôt à transmettre et à entretenir une vision étriquée de ces femmes (Labrecque 1984a). Le projet de recherche dirigé par Marie-France Labrecque du département d’anthropologie de l’Université Laval, soit « Les femmes amérindiennes au Québec : le cas Attikamek et Montagnais » (1983) nous permet encore aujourd’hui de saisir le monde entourant les femmes atikamekw de différentes générations. Cette recherche avait comme objectif de faire une percée dans la recherche amérindienne et de connaître les réalités de ces femmes (Routhier 1983 : 4). Un peu dans le même sens de ce que je vise dans ce mémoire, cette recherche veut aussi faire connaître, à travers leur quotidien, la place réelle qu’elles occupent dans leur communauté, leurs résistances à des formes de discrimination, ainsi que leurs aspirations : « Il s’agit de montrer […] que les femmes autochtones ne sont ni des princesses, ni des saintes, ni des héroïnes, mais bien des femmes de chair, d’os et de sang, avec des limites et des possibilités dans tous les domaines » (Labrecque 1984a : 2). Plusieurs articles et un rapport de recherche ont vu le jour grâce au projet, en voici un bref bilan.

Marie-Josée Routhier (1983) a séjourné dans la communauté de Manawan à l’été 1982 afin d’en apprendre davantage sur la relation des femmes de Manawan avec les institutions de santé. Son rapport d’étape nommé « Rapport des femmes amérindiennes aux institutions de santé à Manouane » traite de la santé prise dans son sens large; grossesse, accouchement, rôle des sages-femmes, rapport à la ville, médicalisation sont les principaux sujets abordés dans cette recherche. Routhier souligne que l’arrivée du système de santé des Blancs dans les réserves s’inscrit dans un contexte post-colonial. Ce système rendit marginales la pratique des sages-femmes et l’utilisation de la médecine traditionnelle et de plus, elle transforma l’accouchement en un « processus mécanique » où isolement et solitude étaient souvent créateurs d’angoisse pour les femmes atikamekw. Toutefois, l’auteure mentionne qu’il y a toujours une brèche dans la forteresse érigée par les institutions de la société dominante : « Bien sûr on est malade, on accouche, on va au dispensaire, à l’hôpital; mais aussi dans le bois on utilise des remèdes indiens, on connait les sages-femmes du village, le réseau d’entraide et de voisinage est toujours présent : la pensée amérindienne résiste à l’idéologie dominante » (Routhier 1983 : 31). Ayant plus de 30 ans, cette première

ethnographie des femmes de Manawan est tout à fait pertinente pour tenter de saisir les réalités actuelles des jeunes femmes de Manawan. Dans la même lignée, l’article de Routhier « Que sont devenues les sages-femmes d’antan? L’accouchement chez les femmes attikamèques de Manouane » (1984) dans la revue Recherches amérindiennes au Québec rend compte de la vie des femmes à travers leur propre expérience de la grossesse et de l’accouchement et trace le portrait de la pratique des sages-femmes dans la communauté. Ce sont là d’ailleurs quelques-uns des aspects que j’explore et « vérifie » auprès des jeunes femmes que j’ai côtoyées à Manawan en 2013.

Les deux articles de Marie-France Labrecque dans ce même numéro, « Développement du capitalisme dans la région de Weymontachie (Haute-Mauricie). Incidence sur les conditions des femmes Attikameques » et « Des femmes de Weymontachie » nous donnent aussi l’occasion de mieux comprendre ces femmes, et ce, dans leur quotidien dans la communauté. Ce dernier texte trace un portrait biographique de différentes générations de femmes de Wemotaci. Quatre femmes de générations différentes sont mises en scène dans cet article, celui-ci constituant la synthèse de plusieurs entrevues. En effet, durant son séjour dans six réserves atikamekw et innu au cours de l’année 1983, Marie-France Labrecque a recueilli les témoignages de femmes âgées de 20 à 90 ans dans le but de comparer leurs conditions – menant à l’objectif premier de mettre à la disposition de ces femmes des instruments conduisant à l’amélioration de leur condition (Labrecque 1984c : 4). Les femmes des générations plus jeunes rencontrées à l’époque par l’anthropologue, celles âgées entre 20 et 34 ans, sont aujourd’hui les mères (âgées entre 51 et 65 ans) des jeunes femmes que j’ai rencontrées lors de mon terrain de recherche. À la lecture des témoignages de ces quatre générations de femmes, j’ai pu constater des continuités et des transformations des réalités des jeunes femmes que j’ai rencontrées lors de mon terrain. Comme nous le verrons dans les chapitres 4 et 5, j’ai trouvé pertinent de me pencher sur les différences en termes d’expériences, de désirs, d’accomplissements et d’ajustements des femmes rencontrées par Marie-France Labrecque et celles des jeunes femmes de Manawan d’aujourd’hui que j’ai pu côtoyer.

Dans son deuxième article, l’auteure s’attarde sur la situation économique et politique des femmes de Wemotaci et des grands changements suite à l’implantation du capitalisme, plus précisément l’industrie forestière. Alors que cette transformation amena l’homme vers le monde extérieur, la femme devenait « gardienne de la culture » et elle s’occupait de la famille, veillait à transmettre les savoir-faire et savoir-être aux enfants, ce qui mena ces femmes à un confinement à la sphère domestique. Selon Labrecque, le changement progressif vers ce mode de vie mène les communautés atikamekw à un système dit patriarcal. Toutefois, à la suite de cette division du travail, il ne faut pas croire que ces femmes devenaient complètement sans moyens : les femmes trappaient, elles savaient chasser et elles partaient en expédition en canot s’il le fallait pour s’occuper de leur famille. « Bref, elles se débrouillaient ». Or cette qualité semble être aujourd’hui tout comme autrefois ce qu’il y a de plus prisé tant chez les hommes que les femmes (Labrecque 1984b : 80). Non seulement elles se débrouillent, mais elles font face à la société « dominante » aux côtés des hommes, et non contre eux. Nous aborderons cet aspect dans les chapitres 4 et 5, et verrons qu’encore aujourd’hui, cette débrouillardise et cette solidarité entre hommes et femmes atikamekw semblent être des qualités importantes dans la relation entre ceux-ci, autant sur le plan familial, social, économique que politique.