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5.1. Acquisition et transmission des savoirs traditionnels

5.1.1 La langue

Étant une valeur au même niveau que la réciprocité et le partage, la langue atikamekw est un savoir qui demeure important aujourd’hui. Malgré les divers évènements qui l’ont façonnée, dont la sédentarisation, les pensionnats, la vie en réserve et l’arrivée de la technologie, celle-ci demeure plus que vivante aujourd’hui. Plusieurs aînés croient que la

« survie » de la culture atikamekw dépend de la conservation de leur langue. Voici quelques propos recueillis par Sipi Flamand (2009)57 :

Une langue est la survie d’un peuple, une identité et une culture. Ce tout est une fierté (Atikamekw de Manawan, été 2009).

Quelqu’un qui a une identité, c’est quelqu’un qui connaît sa langue, qui connaît sa culture et sa tradition. Si une personne ne connaît pas cela, il n’a pas d’identité (Atikamekw de Manawan, été 2009).

Si nous perdons notre langue, c’est toute la culture et la tradition qui se perd (Gilles Moar, danseur traditionnel, Manawan, été 2009).

La langue, associée à l’univers forestier, était parlée dans toutes les activités que les ancêtres atikamekw pratiquaient, dont la chasse et la cueillette. « C’est comme si nous faisions parler la forêt » (Flamand 2009 : 6). Certaines activités ne sont plus pratiquées aujourd’hui, ce qui fait que certains mots ne sont plus utilisés et en viennent à disparaitre, mis à part quelques aînés qui les utilisent encore.

Les adultes et les aîné(e)s m’ont souvent dit que les jeunes perdaient peu à peu leur langue en raison du mélange qu’ils font entre le français et l’atikamekw. Certains vont encore plus loin et croient que ces jeunes ne parlent plus le même atikamekw qu’eux : ils mélangent les mots, ne les prononcent pas de la bonne manière et les écrivent de façon inappropriée. Tout comme la culture, la langue n’est pas fixe et elle est sujette à des transformations. Ces transformations, j’ai pu les observer lorsque les jeunes Atikamekw créolisaient leur langue et utilisaient des mots français et des mots atikamekw dans la même phrase (diglossie). Par exemple : Ma a ki wi minikwan du jus? Voudrais-tu boire du jus? (Ibid. : 8). À ce que l’on m’a dit, il est plus facile et rapide d’utiliser certains mots en français qu’en atikamekw, dont les chiffres et les noms des mois. J’ai pu remarquer ces « raccourcis » linguistiques aussi sur la plate-forme Facebook. On écrit le début ou la fin de la phrase en atikamekw ou

57 Sipi Flamand a travaillé sur le projet Atikamekw kinokewin à l'été 2009, il s’était intéressé à la transformation de la langue atikamekw.

en français, on insère un mot en français et en atikamekw ici et là : « Bon matin kaskina », « Kice surpeuplés sparino les maisons », « « peta sa nihe du sel, tante ni du beurre ?».

La langue atikamekw est parlée par toutes les jeunes femmes rencontrées et c’est elle qu’elles utilisent quotidiennement. Parmi les savoirs atikamekw, c’est certainement la langue, et sa transmission, qui demeure la plus importante aux yeux de ces jeunes femmes. Elles ont toutefois manifesté leur inquiétude face à la perte progressive de celle-ci et elles ne croient pas maitriser totalement leur langue maternelle : « C’est sûr qu’il y a des mots que je comprenais pas et que je comprends pas encore, c’est plus des mots traditionnels, je dirais » (Entretien N°7). Quand elles discutent avec les grands-parents, il y a souvent des mots qui leur échappent, et la gêne de ne pas connaître parfaitement leur langue les empêche parfois de questionner les aîné(e)s.

Comme mentionné ci-haut, ce sont principalement les femmes qui assuraient et assurent la transmission de la langue auprès des enfants. Hervé Ottawa, discutant avec une aînée, soutient que « la langue est l’écriture de notre identité, si on la maîtrise très bien » (Ottawa 2008 : 8). Cette aînée s’efforce d’ailleurs de l’enseigner à ses enfants et à ses petits-enfants, lorsqu’ils sont dans le bois et surtout durant les semaines culturelles. Elle pense que c’est l’endroit et le moment propices pour transmettre aux enfants ce qu’eux-mêmes ont appris de leurs parents et de leurs grands-parents. « Enseigner la langue à nos enfants, c’est leur enseigner la culture et leur identité » (Ibid.). Les jeunes femmes rencontrées s’efforcent aussi d’apprendre à leurs enfants leur langue maternelle, considérant que leur culture est indissociable de leur langue. D’ailleurs, elles ont semblé préoccupées davantage par l’apprentissage de la langue atikamekw chez leurs enfants que chez elles-mêmes. Conscientes qu’elles ne maitrisent pas complètement leur langue, elles sentent probablement une pression sociale à transmettre adéquatement leur langue maternelle à leurs enfants, question de perpétuer ce savoir qui a toujours été transmis de génération en génération. À ce que j’ai pu constater, les jeunes femmes qui vivent à Manawan toute l’année s’inquiètent moins de cet apprentissage de la langue que celles qui sont à l’extérieur de la communauté durant plusieurs mois. La raison en est simple : les familles qui habitent à l’extérieur de la communauté sont en contact constant avec la langue française; elles sont

donc plus enclines à utiliser le vocabulaire de cette langue. Tandis qu’à Manawan, l’environnement familial et communautaire se vit majoritairement en langue atikamekw. De plus, le programme bilingue à l’école permet aux jeunes non seulement de parfaire leur connaissance de leur langue maternelle, mais ils apprennent aussi à l’écrire. Certaines jeunes femmes dont les enfants fréquentent l’école en ville disaient :

[…] C’est sûr que j’ai peur un peu, j’ai peur que mon fils perde sa langue parce qu’il va aller à l’école au primaire [en ville]. À Manawan, au primaire, on a le choix entre l’atikamekw ou le français. Lui, il a pas le choix de suivre les cours en français en ville (Entretien N°1).

Moi j’ai beaucoup pensé à mon garçon qui va aller à l’école à Joliette cette année. Il va sûrement avoir du français. J’ai peur aussi qu’il perde la langue (Entretien N°5).

À la maison, pour ceux vivant en ville, les parents discutent la plupart du temps en atikamekw, alternant parfois avec le français. C’est l’un des moments où ils ont la possibilité de parler leur langue maternelle, mis à part les quelques mois durant l’été passés à Manawan, souvent chez leurs parents, où tous alors parlent atikamekw. De plus, une jeune femme me disait que dans les endroits publics en ville, elle discutait souvent en français : « C’est plus chez nous qu’on parle atikamekw, quand je suis chez mes parents, on parle plus souvent en atikamekw. Puis, en ville là, quand on va magasiner, on parle en français, même avec nos enfants pour que les autres puissent nous comprendre aussi pour pas… des fois-là, je me dis « je vais parler en français à mes enfants », comme ça ils diront pas « Ah, ils doivent dire ça, ils doivent dire ça… » » (Entretien N°5).

Il faut dire que le français est aussi important pour ces jeunes femmes. C’est la langue qu’elles utilisent quand elles vont à l’extérieur de la communauté, pour communiquer en dehors des frontières de la réserve : « Mais, aussi, le français c’est très important pour nous aujourd’hui. C’est important mettons quand on va en ville, c’est tout le temps en français» (Entretien N°4). Maitriser cette deuxième langue leur permet de poursuivre l’école ou d’occuper un emploi en ville. Elle leur permet une ouverture à laquelle elles n’auraient pas

accès si elle ne parlait pas cette langue. Selon elles, la perte progressive de la langue atikamekw est certainement l’un des enjeux importants pour leur peuple. Toutefois, les choix parfois difficiles qu’elles font dans leur vie, dont le déménagement en ville pour les études ou pour un emploi, les amènent parfois elles et leurs enfants à délaisser quelque peu leur langue maternelle. Dans un contexte où la francisation est en croissance, elles redoublent d’efforts pour parler leur langue maternelle, savoir qu’elles considèrent primordial à transmettre aux générations suivantes.