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4.1 La famille

4.1.4 La grossesse et l’accouchement

J’ai trouvé pertinent de revenir sur le sujet de l’article de Marie-Josée Routhier (1983), soit la grossesse et l’accouchement, pour non seulement tenter de comprendre le rapport à la famille des femmes atikamekw, mais aussi divers aspects de leur vie dont les relations de couple, l’autonomie et la solidarité, les savoirs et leur transmission, la relation à la ville et au système de santé.

Chez les Atikamekw, les sages-femmes occupaient un rôle primordial dans le déroulement de l’accouchement. Malgré l’existence effective de sages-femmes plus compétentes que d’autres, ce « savoir féminin » pouvait être qualifié de généralisé et inscrit dans la vie quotidienne des femmes et des familles (Routhier 1983 : 29). En effet, avant la sédentarisation – et même quelque temps après, la plupart des femmes atikamekw étaient initiées à cette pratique. Les savoirs étaient transmis de mère en fille, mais aussi entre les femmes et sages-femmes elles-mêmes, « les femmes s’accouchaient entre elles ». Comme le souligne Routhier, les notions de « métiers féminins » telles qu’on les retrouve souvent dans la littérature féministe sur les sages-femmes semblent difficilement perceptibles : à vrai dire, dans la conception amérindienne, « la vie ne se découpe pas en catégories bien définies, mais en une série de gestes qui assurent la subsistance au niveau de la production matérielle et de la reproduction de la vie » (Ibid.).

Les savoirs transmis de générations en générations, de femme à femme, pour mettre les enfants au monde sans intervention médicale, affirmaient leur autonomie, assuraient la survie du groupe et consolidaient l’entraide et la solidarité entre les familles (Ibid.). Ces relations entre femmes n’étaient pas basées sur le pouvoir et la hiérarchie, mais plutôt sur un réseau d’entraide où la famille prévaut. Pour certaines sages-femmes, cette entraide n’était pas seulement présente lors de l’accouchement, mais aussi avant et après le déroulement de celui-ci : elle pouvait s’occuper du bébé plus longtemps, faire des tâches domestiques et le lavage, par exemple. Routhier mentionne que lorsque les femmes parlaient de leur vie et de leurs accouchements dans le bois, c’était toujours sous le signe de l’entraide : « Même si après l’accouchement on ne se reposait que quelques jours, dans le bois tout le monde s’entraidait. On s’occupait pas seulement de ses enfants, dans le bois, mais aussi des enfants des autres familles » (Routhier 1983: 29). Cela revient à ce que l’on mentionnait plus haut, encore aujourd’hui, dans le village, en ville ou dans le bois, ce ne sont pas que les parents qui s’occupent des enfants, mais aussi d’autres membres de la famille.

Lors de l’accouchement, quatre ou cinq femmes y assistaient et le mari était toujours présent. Selon Routhier, le rôle du mari n’était jamais clairement explicité, mais les femmes insistaient beaucoup sur la présence de leur conjoint à un événement qui les concerne tous deux au sein de la famille et de la communauté (Ibid.). Cette présence du mari auprès de sa femme qui accouche témoigne d’une différence culturelle bien importante de la relation homme-femme chez les Amérindiens par rapport à la situation vécue par les femmes blanches à cette époque. Tout au long du XIXe siècle et jusqu’aux années 1960 au Québec, les hommes étaient systématiquement exclus au moment de la naissance de leur enfant, que ce soit à la maison ou à l’hôpital (Ibid.).

Après les années 40, les femmes enceintes de Manawan furent progressivement acheminées vers les hôpitaux. Jusque dans les années 1960, les femmes considéraient ce milieu comme étant sécurisant, mais en même temps, elles vivaient aussi des ruptures importantes avec les manières traditionnelles, dont la présence de la famille, du mari et de la sage-femme. Le mari, la famille et la sage-femme n’étaient plus présents et la femme se retrouvait dans un

milieu inconnu où la communication était difficile, surtout si elle ne parlait pas français. Cela sans parler du transport souvent long et complexe. La plupart du temps, elle partait plusieurs semaines avant l’accouchement pour éviter toute complication. Elle logeait alors dans le foyer d’hébergement à Joliette, conçu principalement pour les personnes âgées et les femmes atikamekw. Afin de pouvoir accoucher en compagnie de leurs proches et non en ville, quelques femmes avaient adopté des formes de résistance. Certaines réussissaient à se « sauver » du foyer d’hébergement ou bien elles changeaient les dates de leur accouchement. La volonté de ces femmes était si forte et le discours médical si puissant que les femmes en venaient à développer des moyens secrets pour éviter l’affrontement et la perte quasi inévitable de leur droit de vivre leur accouchement comme elles le désiraient53.

« Ce sont des résistances « camouflées », spécifiques, qui démontrent avec une acuité particulière que les femmes amérindiennes peuvent agir à leur façon sur leur propre vie » (Ibid.: 32).

Au moment de la rédaction de l’article de Marie-Josée Routhier, dans les années quatre- vingt, la majorité des femmes accouchaient à Joliette – et c’est encore le cas aujourd’hui. Elles vont au foyer d’hébergement à Joliette en attendant l’arrivée du bébé : autrefois de 15 jours à 1 mois et aujourd’hui, de quelques jours à quelques semaines. Cette installation temporaire amène les Atikamekw à voyager beaucoup entre Manawan et Joliette54. Encore

aujourd’hui, parents et amies viennent nombreux pour prendre des nouvelles de la patiente. Même si quelques heures séparent la communauté de la ville, les gens de Manawan se déplacent beaucoup pour voir leurs proches à l’hôpital, mais aussi dans un contexte plus large, souvent pour magasiner ou visiter des amis ou des parents résidant en ville. Cependant, comme le souligne Routhier, les déplacements les plus fréquents et les plus significatifs sont ceux qui concernent les gens malades, les femmes qui visitent leur médecin durant leur grossesse et qui accouchent en ville. « Ce va-et-vient de la réserve à la

53 Dans les services de santé, les femmes atikamekw avaient la réputation de mieux tolérer la douleur que les femmes blanches et elles n’avaient souvent pas la césarienne : c’était le médecin qui décidait de la faire ou non (Routhier 1983).

54 Routhier soutient que même si ces déplacements ont lieu depuis plus de vingt ans, « la ville « blanche » demeurait un monde où l’on éprouvait de la difficulté à s’affirmer et à dire ses besoins, […] les façons de communiquer étaient si différentes que la barrière entre les deux mondes apparaissait infranchissable » (Routhier 1984 : 32).

ville draine également une quantité importante d’individus qui accompagnent les malades, les blessés ou les femmes enceintes. L’entourage qui se crée autour des personnes affectées par la maladie ou à la veille de mettre des enfants au monde, m’apparaît un élément important d’une façon particulière de vivre de tels évènements » (Routhier 1983 : 33).

Ces évènements sont chargés d’une signification et rendent le déplacement en ville bien particulier. En quelque sorte, les Atikamekw de Manawan reconstituent un réseau d’entraide et de solidarité à l’intérieur d’une institution qui dépersonnalise l’accouchement (Ibid.).

Comme mentionné plus haut, l’arrivée des services de santé à Manawan amena une coupure dans la transmission des savoirs concernant l’accouchement. Celles qui l’avaient appris de leur mère ou de leur belle-mère n’ont pas pu expérimenter leurs savoirs. Dans les années quatre-vingt, il ne restait que quelques sages-femmes, celles-ci ne pratiquant presque plus. L’imposition de la médecine et la presque disparition de cette pratique se situent dans un contexte post-colonial. La mise sur pied des services de santé de Manawan et du Centre mère-enfant s’est aussi faite en rejetant la médecine traditionnelle (par exemple, l’utilisation de plantes médicinales) et les connaissances des sages-femmes. Routhier (1983) soutient que la question de l’autonomie et de la santé des femmes est une question politique s’inscrivant d’emblée dans la lutte globale des Autochtones pour la prise en charge de leurs territoires, de leurs ressources et de leurs habitudes de vies. Les femmes autochtones doivent lutter en tant que femmes d’abord, et ensuite en tant qu’Autochtones. Dans le cas de mon projet de recherche, je pourrais ajouter, en troisième lieu, en tant que « jeune ». Malgré cette imposition du système de santé, les services de santé de Manawan, dont le Centre mère-enfant, semblent être appréciés par les femmes atikamekw. Il en a été question au chapitre 3, ce centre est non seulement un lieu de prévention en matière de santé, mais aussi un endroit de partage, de rencontre et d’apprentissage pour les femmes enceintes.

La grossesse a toujours signifié un changement de statut pour femme atikamekw: c’est le passage à la vie adulte. Malgré le fait que les rites de passage liés aux premières

menstruations ou à la grossesse semblent aujourd’hui peu ou pas pratiqués chez les jeunes femmes de Manawan55, ce changement de position sociale demeure présent. À ce sujet, les

propos de quatre adolescentes âgés de 13 ans dans une vidéo de la Wapikoni mobile sont intéressants : « Il faut en profiter de notre jeunesse parce que nous sommes encore jeunes. Il y en a qui tombent enceintes à 12-13 ans. Elles profitent pas de leur jeunesse parce que leur jeunesse est finie. Il faut qu’elles se comportent comme des adultes » (Wapikoni Mobile,

Histoires d’amitié). Le fait d’avoir un enfant entraîne des responsabilités parentales et les

jeunes filles ne peuvent plus s’adonner de la même façon aux activités qu’elles pratiquaient à leur adolescence. Marie-Josée Routhier avait aussi remarqué cette transition de statut. Une fille qui devenait mère passait à un autre groupe d’âge : « On la voit souvent avec de jeunes femmes mariées qui ont des enfants, par exemple dans certaines activités comme la ligue de « balle lente » (balle molle) féminine à Manawan, elles se retrouvent dans le groupe des femmes et non plus des filles » (Routhier 1983 : 24). Bien que je n’aie pas côtoyé de jeunes parents (12 à 17 ans) durant mon séjour, j’ai pu constater que la grossesse chez les jeunes filles est considérée comme une bonne nouvelle, mais cette nouveauté change le quotidien de ces filles et de leur entourage. En effet, le décrochage scolaire à 12- 13 ans est fréquent et aussi ce sont parfois les grands-parents qui s’occupent davantage du nouveau-né plutôt que les parents (voir plus loin).

Considérant le taux élevé de naissance à Manawan, on peut soutenir que la grossesse et l’accouchement sont des évènements encore très significatifs dans la vie des jeunes femmes atikamekw et de leur entourage. Depuis les années quatre-vingt, bien des transformations ont modifié le rapport à la grossesse et à l’accouchement, mais des constantes sont visibles, dont l’importance de la famille et du conjoint, le soutien et la solidarité.

55 Ceci dit, depuis quelques années, certains de ces rites de passage destinés aux femmes sont en voie de réappropriation chez certaines familles atikamekw, et ce dans les trois communautés.

4.2 L’école

De la petite enfance à l’adolescence, ou à l’âge adulte pour certains, l’école fait partie de la vie des jeunes autochtones. Certains traversent ce passage obligé sans trop de difficulté, alors que d’autres vivent échec après échec. Certains cessent l’école à un jeune âge, tandis que d’autres terminent leur secondaire et poursuivent leurs études au cégep ou à l’université. À ce que l’on entend souvent, l’éducation est un moyen menant au bien-être, à l’épanouissement et à l’autonomie des jeunes autochtones, mais aussi de la communauté. Pour Paul-Émile Ottawa, « l’autonomie passe par l’éducation, par l’acquisition des compétences et, en même temps que tu as des ressources qualifiées, cela augmente

l’empowerment » (Ottawa 2012 : 213). Ce pouvoir d’agir, selon lui, est nécessaire pour

s’attaquer aux problèmes présents à Manawan. « S’ouvrir sur le monde », souvent grâce à l’éducation, est ce à quoi sont poussés les jeunes dans les communautés autochtones : « poursuivre des études supérieures, apprendre la/les langues des colonisateurs quelquefois au détriment de notre langue maternelle, explorer les possibilités offertes à l’extérieur, loin de chez nous » (Belleau 2009 : 9). Comme le souligne Mona Belleau, cette sollicitation à « s’extérioriser » et à poursuivre les études est-elle due au fait que le milieu de vie de ces jeunes ne peut pas offrir, à lui seul, la possibilité d’être heureux et épanoui? (Ibid.) À Manawan, la scolarisation est-elle l’une des voies priorisées?

J’ai pu constater que les jeunes semblent être fortement invités à poursuivre leurs études. Toutefois, ceux-ci n’ont pas toutes les chances de leur côté. Comme le fait remarquer Paul- Émile Ottawa, le gouvernement a instauré un programme en collaboration avec le Conseil d’éducation des Premières Nations, soit le Plan de réussite et « […] en même temps, il diminue le budget pour les études postsecondaires. […] On incite nos jeunes à finir leur secondaire, mais après cela, on leur dit qu’on n’a pas d’argent pour les envoyer au cégep » (Ottawa 2012 : 213). En 2012, soixante jeunes de Manawan avaient déposé une demande de financement afin de poursuivre des études postsecondaires; le budget n’aura toutefois permis qu’à trente-trois de ces jeunes de se rendre au cégep et à l’université. La plupart des autres jeunes, âgés d’environ 18-19 ans, ont dû faire appel à l’aide sociale. Paul-Émile souligne cette incohérence, soit de ne pas fournir les fonds nécessaires aux communautés

autochtones pour que tous les jeunes qui le désirent puissent avoir accès aux études postsecondaires, mais de donner l’argent à ces jeunes pour les garder dans l’assistance sociale. Pour ces jeunes, il peut être plus facile de se tourner vers l’aide sociale à 18 ans que de poursuivre leurs études. Comme une femme m’expliquait, certaines jeunes se disent « […] je vais arrêter l’école, je vais avoir 18 ans, je vais avoir mon bien-être » (Entretien N° 6).

Il faut le redire, l’insertion de cette institution qu’est l’école chez les Atikamekw, et les Autochtones du Canada en général, est assez récente et ne s’est pas faite avec une complète acceptation. Que signifie l’école pour les jeunes femmes atikamekw de Manawan d’aujourd’hui? Comment s’insère cette institution dans la vie de celles-ci? Est-ce avec discordance ou avec harmonie? Comme nous le verrons dans les paragraphes qui suivent, les choix effectués quant à la poursuite ou non des études, le domaine d’études, l’endroit de l’établissement scolaire semblent influencer le parcours de vie des jeunes femmes que j’ai rencontrées.