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Section I. Diversité terminologique du rebut

I.1.2. Le rebut, un objet spatialisé

Les rebuts sont des objets spatialisés, c’est-à-dire que l’espace dans lequel ils se situent influence leur nature et inversement les rebuts impactent l’espace. Des travaux diversifiés sur les déchets ont montré l’importance de leur spatialisation, notamment en archéologie sur la nature et la valeur attribuée aux reliquats (Rathje et Murphy 1993), en analysant leur impact sur le paysage (Lizet et Tiberghien 2016) et par l’étude des lieux dédiés aux déchets et leurs pratiques localisées en géographie et anthropologie.

I.1.2.1. La spatialisation de la valeur des rebuts

La valeur du rebut dépend du lieu où il se situe. Les déchets sont généralement situés dans des espaces à la marge, mais cette marginalité est relative. La poubelle domestique, bien que située au cœur du foyer, sera rangée sous l’évier, ou dans un coin de cuisine peu valorisé notamment du fait de sa présence. Le déchet peut également se situer dans des espaces urbains marginalisés, dans une décharge, un espace souvent situé à la périphérie des villes, mais pouvant être rattrapé par l’urbanisation croissante. Ainsi, le processus de dégradation d’un objet est spatialisé : plus l’objet est dévalorisé, plus il sera mis à la marge. Dans l’espace domestique, pour reprendre l’exemple de Gouhier (1988), un objet intensivement utilisé puis finalement jugé moins utile peut être placé dans un débarras, où le jugement de son utilité est

en sursis. Vient ensuite le stockage dans une cave ou un grenier, dans un espace moins facile d’accès où les objets sont délaissés. Puis, la décision de l’envoyer dans la décharge scelle son destin de déchet de manière irréversible. Pour l’ordure, le processus de dévalorisation est plus rapide. La matière est rapidement jugée comme abjecte et éliminée directement dans une poubelle ou par les toilettes. Dans nos sociétés contemporaines, évacuer le déchet le plus loin possible de son lieu de production est apparu comme une solution idéale pour éviter de s’encombrer de biens devenus inutiles et facilement remplaçables, aussi bien pour des raisons d’hygiène que pour des raisons pratiques : le déchet est alors caché et oublié par les personnes qui l’ont produit.

« Le déchet, pourtant omniprésent dans notre société, échappe par la rapidité de son évacuation (poubelle, vide-ordure, bennes de collecte) vers des centres de traitements situés dans des lieux marginaux et périphériques, volontairement isolés du paysage qui les entourent comme pour accentuer leur isolement et la distance entre l’homme et le déchet » (Le Dorlot 2004 p. 6).

La spatialité de l’objet révèle donc sa valeur et le jugement subjectif qu’on lui attribue. La dimension spatiale du déchet étant indubitable, le sujet doit être impérativement saisi par la géographie (Bertrand 200317; Le Dorlot 2004).

I.1.2.2. L’impact des déchets sur les paysages urbains

Les déchets sont actuellement un problème environnemental majeur provoquant une forte dégradation des milieux naturels, constituant une importante nuisance pour l’être humain et impactant durablement les paysages (Lizet et Tiberghien 2016). Ils sont pourtant inévitables à toute activité humaine et la question de leur gestion s’est posée à toutes les périodes, comme en témoignent des sites archéologiques romains (Castella 2011). La production artisanale en pleine expansion dans la Rome Antique augmente la masse des rebuts produits, notamment des poteries, dont les traces sont encore visibles aujourd’hui. Par exemple, le Monte Testaccio à Rome est une colline de 200 m sur 150 m qui culmine à environ 30 m au-dessus du terrain environnant. C’est le fruit d’une immense décharge de tessons d’amphores, empilés à partir de 140 ap. J.-C. jusqu’au milieu du IIIe siècle par les Romains : « Durant deux siècles et demi, y

17 En réunissant des travaux pionniers comme ceux de Jean Gouhier et des plus récents réalisés au début des années 2000, cet ouvrage est un des premiers en France à démontrer « une indispensable géographie des déchets » (Bertrand 2003, p. 11).

ont été déposées chaque année près de 100 000 amphores, soit près de 3 000 tonnes d’emballages vides » (Castella, 2011, p. 7).

Au Moyen-Âge, l’accumulation des ordures produit une surélévation du niveau des rues, amenant les plus anciennes maisons à se retrouver en contre bas des voies de circulation (De Silguy 1989). Les immondices sont évacuées en dehors des villes et s’accumulent à leurs périphéries. Les espaces à la frange des villes, situés en dehors des enceintes, sont progressivement annexés à la ville lors de l’expansion urbaine. Ainsi, la ville se construit sur les anciens amoncellements de déchets. Les tas d’ordures sont à l'origine des surélévations des boulevards Bonne-Nouvelle, Saint-Denis et Saint-Martin à Paris (De Silguy 1989)18.

Au cours de XXe siècle, la nature des déchets a fortement évolué, vers davantage de plastiques et de produits difficiles à recycler. Au-delà des déchets de consommation, la revue

Les carnets du paysage n° 29 (2016) montre l’impact des restes d’activités industrielles et

nucléaires sur le paysage. En ville, les déchets qui s’amoncellent à ses marges créent des espaces de relégation, des décharges ou des quartiers fortement dépréciés, comme par exemple la « zone » à Paris au XIXe siècle (Tiberghien 2016). Les déchets impactent aujourd’hui encore les paysages. Les centres d’enfouissement technique concentrent les déchets, qui une fois enfouis et recouverts de terre modèlent les paysages. Les dépôts sauvages en bord de route participent aussi à la dépréciation du cadre de vie et constituent une préoccupation majeure pour les collectivités locales.

Ainsi, le rebut apparait comme un objet géographique dont les caractéristiques varient en fonction de l’espace. Il impacte à son tour cet espace par la transformation des paysages naturels et urbains. Le déchet est donc bien un objet d’étude particulièrement fécond pour la géographie, car il est au cœur d’un rapport triangulaire déchet/humain/espace (Le Dorlot 2004).

18 On peut y ajouter : «À Paris, la pointe Est de la cité est l’ancienne voie/rue dite Motte aux papelards, le labyrinthe du Jardin des Plantes cache la butte aux copeaux et Montparnasse lui-même, en dépit de son nom, n’a d’autre origine » (Bertolini 1998 p. 192).