• Aucun résultat trouvé

Section I. Diversité terminologique du rebut

I.1.3. Diversité terminologique des pratiques locales de récupération

Comme le montre l’Abécédaire de la Deuxième Vie des Objets19, les pratiques associées aux déchets et aux rebuts sont fortement diversifiées. Le fait de bricoler, de jeter, de récupérer ou de recycler a donné naissance à un lexique singulier qui a émergé dans des contextes historiques, culturels et sociaux distincts. Ces termes sont à la fois caractéristiques de leurs contextes d’énonciation et sans équivalents systématiques dans d’autres langues. Ils peuvent désigner des objets, des outils, des métiers ou des personnes par leur position statutaire. Ils sont particulièrement utilisés par les géographes et les anthropologues pour faire part de pratiques localisées. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous présentons ici quelques expressions que nous mobiliserons dans notre analyse.

La récupération peut être simplement définie par l’action de récupérer quelque chose20 et par métonymie le résultat de cette action. Les corporations de récupérateurs-vendeurs apparaissent dès le XIIIe siècle et sont spécialisées dans la récupération de certaines matières.

« Depuis la nuit des temps, les déshérités glanent dans les déchets des plus nantis tout ce qui peut les aider à survivre. Dans les cités, la fouille dans les tas d’ordures s’organise en véritables métiers qui prennent des noms divers selon les époques : les loquetières au XIIIe siècle, puis les pattiers, les drilliers, chiffonniers, vocables dérivés de loques, pattes, drilles, chiffes qui désignent des étoffes usagées, destinées à la fabrication des papiers. Peu à peu, la gamme des matières et objets recueillis s’élargit ; l’ingéniosité des récupérateurs se déploie » (De Silguy 1989 p. 49).

Le chiffonnier est le terme le plus connu aujourd’hui pour les désigner, repris également par la littérature. C’est le premier métier du recyclage sans qu’il le sache lui-même (Bahers 2012). Le biffin est le synonyme du chiffonnier en argot parisien et apparaît au XIXe siècle. Il fait référence à l’instrument de travail du récupérateur, qui utilise un crochet dit biffe en argot pour trier et ramasser les déchets. Ces termes de chiffonniers et biffins sont de moins en moins utilisés avec l’apparition du déchet moderne et de la gestion industrielle des déchets.

19 L’Abécédaire de la Deuxième Vie des Objets, sous la direction de Nathalie Ortar et Elisabeth Anstett, est un document en ligne, régulièrement mis à jour depuis sa création en 2017. Il s’agit d’un précis de vocabulaire qui montre la richesse lexicale entourant la deuxième vie des objets en fonction des contextes historiques, culturels et sociaux particuliers. Source : http://dvo.hypotheses.org/abcdaire-de-la-deuxieme-vie-des-objets-abcdario-de- la-segunda-vida-de-los-objetos (consulté le 17/08/2019).

Ayant participé à l’organisation de la journée d’étude du 7 juin 2018 sur les mots du recyclage et de la récupération, les quelques lignes suivantes sont inspirées de l’appel à communications.

20 Source : Récupération, définition du CNTRL, [En ligne]

Toutefois, ces mots ont été réappropriés par certains groupes, communautés ou militants pour donner à leur activité de récupérateur contemporain une dimension historique (Milliot 2018). L’activité de récupération constitue une activité économique pour des personnes à la marge permettant de les réinsérer dans la société. Cette portée symbolique a été largement diffusée par Emmaüs depuis 1952 qui a repris l’activité de chiffonnage pour revaloriser à la fois les objets comme les personnes. Les compagnons d’Emmaüs sont des récupérateurs qui collectent des objets, les rénovent pour les revendre ou équiper leurs communautés Emmaüs. Toutefois, les compagnons qui ont repris l’activité des chiffonniers se distinguent rapidement de ces derniers en abandonnant la biffe dans les poubelles, pour se spécialiser sur la chine auprès des particuliers (Brodiez-Dolino 2008). Le terme biffin est réapparu dans les années 2000 dans le débat public, dans le cadre des revendications pour le droit à la récupération et la vente informelle d’objets issus des poubelles. En effet, à Paris, les récupérateurs de rue revendent dans des marchés à la sauvette, souvent en bordure des marchés aux puces de Montmartre, Montreuil et Vanves et subissent une répression importante. Afin de valoriser l’activité de récupération de ces personnes largement en situation de grande précarité, le terme biffin a été proposé par une association de défense de leurs intérêts en 2006. L’activité du biffin est revendiquée dans le débat public comme une activité d’utilité sociale permettant de survivre et qui peut également être écologique sans en être l’objectif déclaré. Le terme :

« s’est imposé comme une catégorie stratégique, visant à redéfinir le caractère normatif de cette activité – qui devenait socialement utile – et le caractère moral des vendeurs – en tant que travailleurs dignes et autonomes » (Milliot, 2017 [En ligne]).

Ainsi, la biffe comme la récupération s’est également chargée d’une portée symbolique : un droit de biffe permettant de participer à une forme d’échange économique, même s’il est informel.

À côté du chiffonnage et de la biffe, le terme réemploi apparu plus tardivement à la fin du XXe siècle est issu des politiques publiques. C’est une traduction française des mots anglais reuse et allemands wiederverwendung (Corteel 2018b) qui eux ne concernent que les objets. Il s’agit d’une activité d’échange et de ré-usage d’objets.

“Reuse covers a range of activities from informal product exchanges between acquaintances, to the semiformal structure of car-boot sales and Internet

exchanges such as eBay, to industrial reuse of products and components, often called remanufacturing” (Cooper et Gutowski 2015 p. 1) 21.

Selon l’ADEME (2016), le réemploi est :

« toute opération par laquelle des substances, matières ou produits qui ne sont pas des déchets sont utilisés de nouveau pour un usage identique à celui pour lequel ils avaient été conçus » (ADEME 2016 p. 5).

Il se distingue de la réutilisation qui est « toute opération par laquelle des substances, matières ou produits qui sont devenus des déchets sont utilisés de nouveau » (ibid. p.5). On utilise donc le terme réemploi uniquement pour les rebuts et non pour les déchets. En France, le terme de réemploi désigne également l’action de réemployer quelqu’un, de l’accompagner vers un retour à l’emploi. Par analogie, les individus considérés comme des « rebuts » de la société travaillent à la récupération d’objets rebuts. Ce double sens, bien qu’absent dans les politiques publiques, se retrouve à propos sur le terrain, car l’activité de réemploi des objets est souvent associée à l’activité de réinsertion des personnes (Corteel 2016a).

Les personnes qui travaillent dans les lieux de réemploi, comme les travailleurs d’Emmaüs, ne récupèrent pas directement dans les poubelles. Ils organisent une collecte des rebuts directement apportés par leurs propriétaires ou sont sollicités pour un enlèvement. Ils n’ont pas de nom spécifique et peuvent être désignés comme valoristes (expression employée par les personnes rencontrées lors de l’enquête). Toutefois, ces récupérateurs, qu’ils soient formels opérant dans l’économie sociale et solidaire ou informels travaillant dans l’économie informelle, se distinguent des brocanteurs qui s’inscrivent dans une logique lucrative. Ces derniers chinent des objets, c’est-à-dire cherchent à acheter à bas prix des biens d’occasions pour les revendre au prix fort. Afin de créer un maximum de valeur, les brocanteurs sélectionnent des objets déjà valorisés ou facilement revalorisables à la différence des recycleries qui ne sélectionnent pas ou très peu les objets22.

Enfin, certaines activités de récupération peuvent aussi constituer un loisir. C’est le cas du bricolage généralement pratiqué dans la sphère privée. Dans les sciences sociales, le bricolage s’inscrit dans les débats sur la distinction entre habilité manuelle et intelligence rationnelle, formalisée notamment par Claude Lévi-Strauss (1962). Sans entrer dans ces

21 « La réutilisation couvre une gamme d’activités allant des échanges de produits informels entre connaissances, à la structure semi-formelle des ventes de voitures, aux échanges sur Internet tels que eBay, à la réutilisation industrielle des produits et des composants, également appelé reconditionnement (Cooper et Gutowski 2015, p.1). »

discussions, retenons seulement que le bricolage se pratique aujourd’hui dans des lieux de manière individuelle ou collective. Ainsi, les Repair Café23 sont des lieux associatifs d’échanges et de transmission d’astuces, de savoir-faire en matière de réparation parfois associés à des lieux de réemploi et ouverts au public.