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2. Le cadre conceptuel

2.7. L’opérationnalisation du rapport au savoir

2.7.1. Le rapport au savoir en milieu populaire

Charlot (1999) présente une recherche portant sur le rapport au savoir dans les lycées professionnels de banlieue, « symboles s’il en est des jeunes de milieu populaire en difficulté scolaire » (4e de

couverture). Il questionne des élèves de lycées professionnels afin de saisir leur rapport au savoir et à l’école, le sens qu’ils donnent au fait d’aller à l’école, d’y travailler (ou de ne pas y travailler), d’apprendre et de comprendre. L’analyse qu’il fait de 533 bilans de savoir et de plus de 200 entretiens semi-directifs approfondis l’amène à expliciter comment les jeunes de milieu populaire construisent et organisent leur monde, de même qu’à appréhender leur parcours scolaire comme une histoire singulière. Nous retiendrons son modèle épistémique ainsi que ses conclusions à propos de ce qu’est un cours « intéressant » pour les élèves.

Un modèle épistémique

Ce que nous nommons « sens de l’apprendre », Charlot (1999) le nomme « rapport épistémique au savoir » et le définit comme étant la relation de l’individu à la nature même de l’acte d’apprendre et du fait de savoir. La question du sens de l’apprendre à l’école concerne donc la nature de l’activité d’apprentissage et le statut de ce qui est appris. Charlot pose la question ainsi : « quelle est la nature de cette activité que l’on nomme "apprendre", qu’est-ce qui est appris quand on apprend ? » (p. 97). Autrement dit, apprendre, c’est faire quoi et c’est apprendre quoi ? L’auteur précise que cette question ne porte ni sur la méthode la plus efficace pour apprendre, ni sur les conditions optimales d’apprentissage, ni sur le mobile qui lui est sous-jacent. Charlot propose alors un modèle épistémique permettant de répondre à la question du sens de l’apprendre, modèle qui rend compte des quatre manières de s’approprier le monde (autrement dit, d’apprendre) sur lequel nous nous appuierons pour investiguer le sens que les adultes attribuent au fait d’apprendre à l’école en situation de retour à l’école en FP. Le Tableau 1 donne un aperçu de ce modèle épistémique, que nous expliciterons dans ses grandes lignes.

Premièrement, « apprendre, c’est s’approprier un savoir posé comme objet, sans référence aux situations et aux activités à travers lesquelles cet objet a été constitué. » (Charlot, 1999, p. 105). Le savoir a alors le statut d’objet et n’existe que par et dans le langage. Ce savoir-objet peut se présenter sous diverses formes : le concept (p. ex. une formule mathématique), la relation (p. ex. les lois de la thermodynamique), le fait (p. ex. que la glace fond à zéro degré), la théorie (p. ex. la théorie de l’évolution des espèces) et la discipline (p. ex. les mathématiques).

Tableau 1. La synthèse d’un modèle épistémique selon Charlot (1999)

Processus S’approprier un savoir

posé comme objet « Faire » Entrer dans des formes et des dispositifs relationnels

Observer et réfléchir, mettre en relation des faits et des principes Définition Apprendre c’est

s’approprier un savoir posé comme objet, sans référence aux situations et aux activités à travers lesquelles cet objet a été constitué.

Apprendre c’est « faire » et ainsi se rendre capable de maîtriser une

opération ou un ensemble d’opérations.

Apprendre c’est entrer dans des formes et des dispositifs relationnels et ainsi se rendre capable de maîtriser des comportements et des formes de subjectivité, dans ses rapports aux autres et à soi-même.

Apprendre c’est observer et réfléchir, mettre en relation des faits avec des principes et ainsi se doter d’un ensemble de repères qui permettent d’interpréter « la vie » et « ma vie », de

comprendre « les gens » et de se connaître soi- même.

Statut de ce qui est appris

Le savoir est un objet (intellectuel et langagier).

Ce qui est appris est un

acte ou un ensemble d’actes inscrits dans le

corps ou constituant le sujet cognitif.

Ce qui est appris l’est

dans des relations en situation et ne peut être

mis en œuvre ou même évoqué de façon réflexive sans référence à un comportement ou à une subjectivité en situation.

Ce qui est appris a statut d’énoncé.

L’énoncé est ancré dans une expérience et énonce une relation qui dit ce que les choses valent.

Déclinaison de la nature de ce qui est appris

Concept : j’ai appris le

triangle, la Renaissance, les volcans…

Relation : j’ai appris le

théorème de

Pythagore, les lois de la thermodynamique…

Fait : j’ai appris que la

glace fond à zéro degré, que Brasilia est la capitale du Brésil…

Théorie : j’ai appris la

théorie de l’évolution des espèces, la théorie de la reproduction…

Discipline : j’ai appris

les mathématiques, la psychanalyse…

Opération matérielle :

J’ai appris à monter dans un arbre, à réparer une chambre à air…

Opération symbolique :

J’ai appris à écrire, à compter, à dessiner, à danser, à chanter… Opération méthodologique : J’ai appris à réviser, à m’organiser… Comportement : J’ai

appris à obéir, à être solidaire, à mentir, à me méfier, à me battre, à être autonome…

Forme de subjectivité :

J’ai appris l’amitié, l’amour, la haine, la jalousie, la confiance.

Un principe

mis en relation avec :

Un fait (référent de la vie,

évènement, expérience vécue)

P. ex. : S’y connaître en matière de vins, de femmes (synthèse subtile et mystérieuse qu’un individu a réalisé entre savoirs, compétences opératoires, formes de comportements et principes d’interprétation mis en relation avec des expériences).

Deuxièmement, « apprendre c’est "faire", au sens le plus général du terme, et ainsi se rendre capable de maîtriser une opération ou un ensemble d’opérations » (p. 106), portant sur un objet matériel

ou symbolique. Ce qui est appris alors n’est pas un objet énonçable comme dans la figure précédente, mais un acte ou un ensemble d’actes inscrits dans le corps (c’est-à-dire une opération sur un objet matériel, p. ex. grimper dans un arbre, faire du vélo), constituant le sujet cognitif (soit une opération symbolique, p. ex. lire, faire des additions), ou encore portant sur d’autres opérations (soit une opération méthodologique, p. ex. réviser, s’organiser). Ces opérations n’atteignent leur objectif que si elles produisent des effets, matériels, symboliques ou méthodologiques.

Troisièmement, « apprendre c’est entrer dans des formes et des dispositifs relationnels et ainsi se rendre capable de maîtriser ses comportements et des formes de subjectivité, dans ses rapports aux autres et à soi-même » (Charlot, 1999, p. 109). Cette figure est parente de la précédente en ce qu’elle constitue le passage de la non-maîtrise à la maîtrise et non pas celui de la non-possession à la possession, tel que dans l’acquisition d’un savoir-objet. Ce qui est appris, ce sont des comportements (p. ex. obéir, être autonome) ou des formes de la subjectivité, autrement dit des sentiments (p. ex. l’amitié, la confiance). Ces apprentissages se réalisent dans des relations en situation ; ils ne peuvent être mis en œuvre ni même évoqués de façon réflexive sans référence à un comportement ou à une subjectivité en situation.

Quatrièmement, « apprendre c’est observer et réfléchir, mettre en relation des faits et des principes et ainsi se doter d’un ensemble de repères qui permettent d’interpréter "la vie" et "ma vie", de comprendre "les gens" et de se connaître soi-même » (Charlot, 1999, p. 111). Ce qui est appris l’est par la mise en relation d’un fait et d’un principe et a statut d’énoncé. Les faits sont des référents de « la vie », des évènements, des expériences vécues, des choses qu’un individu a observées, ou que d’autres, dignes de foi, ont observées. Les principes sont inculqués à l’individu ou induits à partir de l’expérience. Les repères ainsi appris sont ancrés dans l’expérience et énoncent une relation. Cette relation n’exprime pas un rapport logique ni ne dit ce que sont les choses, mais bien ce qu’elles valent : ce qui est juste ou injuste, ce qui est permis ou interdit, ce qui est souhaitable ou à craindre, ce qui est bien ou mal. Prenons l’exemple d’un jeune homme qui dit savoir s’y prendre avec les femmes (repère) et dont les repères construits résulteraient d’une synthèse subtile et mystérieuse réalisée entre des faits observés (p. ex. dans les films, les hommes à la fois romantiques et habiles pour exécuter des travaux manuels sont affectionnés par les femmes), des compétences opératoires (p. ex. j’ai appris à changer des pneus), des formes de comportements (p. ex. ma mère m’a appris à être galant avec les dames) et des principes d’interprétation (p. ex. les hommes doivent protéger et prendre soin des femmes) mis en relation avec des expériences vécues ou observées (p. ex. j’ai séduit ma copine le jour où elle a fait une crevaison et que j’ai changé son

pneu ; la femme de mon père était charmée lorsqu’il lui a donné des fleurs). Le repère ainsi construit ne dit pas ce que les choses sont, mais bien ce qu’elles valent, aux yeux de l’individu.

Qu’est-ce qu’un cours « intéressant » ?

Aux élèves du lycée professionnel qu’il rencontre, Charlot (1999) demande ce que représente, pour eux, un cours « intéressant ». L’auteur dresse d’abord la liste de ce que les élèves disent être intéressant (le « quoi ») (cf. Tableau 2). Est intéressant ce qu’on apprend pour soi, parce qu’on en a envie, sans aucune obligation. Est intéressant un cours qui apprend des choses sur la vie et sur les gens et donc, indissociablement, sur « ma vie » et sur « moi-même ». Est intéressant ce qui est nouveau. Sont intéressantes les disciplines « puzzle », c’est-à-dire celles structurées par une logique, qu’on apprend en comprenant le fonctionnement, en assemblant, démontant, remontant les pièces dans sa tête. Sont moins intéressantes les disciplines « scrabble », soit celles qui ne font que dérouler des mots, qu’on apprend par la mémorisation, dont les pièces ne s’assemblent que dans une seule logique, c’est-à-dire celle des lettres et du code linguistique.

Tableau 2. Qu’est-ce qu’un cours « intéressant » ? selon Charlot (1999)

Énoncés

Ce qu’on apprend pour soi, parce qu’on en a envie, sans aucune obligation

Un cours qui apprend des choses sur la vie et sur les gens, donc sur « ma vie » et sur « moi-même » Ce qui est nouveau

Les disciplines « puzzle » (par opposition aux disciplines « scrabble »

Vient ensuite la question du « pourquoi ». Charlot s’interroge sur ce en quoi consiste cette expérience vécue par l’élève et qui lui fait dire que c’est intéressant (cf. Tableau 3). « L’idée de base est celle de désir » (p. 323), conclut-il. En effet, un cours n’est intéressant que s’il est ou devient objet de désir pour l’élève. Un cours est intéressant parce que « j’aime ; je comprends, j’apprends facilement ; je réussis ; je m’y mets, je suis dedans, le cours est prenant ; le professeur explique bien, ça me rentre directement dans la tête ; le professeur m’y fait entrer, il me fait partager sa passion ; ça m’aide pour mon avenir » (p. 325). C’est quand l’élève « aime » qu’il se mobilise, s’investit, comprend plus facilement. La relation est claire et logique : « la mobilisation de l’élève sur ce qu’il aime facilite l’apprentissage » (p. 323).

Tableau 3. Un cours est intéressant parce que… selon Charlot (1999)

Énoncés

J’aime

Je comprends, j’apprends facilement Je réussis

Je m’y mets, je suis dedans, le cours est prenant

Le professeur explique bien, ça me rentre directement dans la tête Le professeur m’y fait entrer, il me fait partager sa passion Ça m’aide pour mon avenir

Qu’une chose soit intéressante, qu’elle soit objet de désir, que l’élève aime ; ce sont trois formules qui renvoient à la même relation. Cette relation est évoquée soit à partir de l’objet désiré (« intéressant »), ou à partir du sujet désirant (qui « aime »). Pour l’auteur, il s’avère impossible de découvrir ou de construire une logique articulant clairement causes et effets : ce qui fait qu’un élève « aime » (la cause) est

aussi ce qui résulte du fait d’aimer (l’effet). Ainsi, « j’aime parce que c’est intéressant » équivaudrait à

dire « c’est intéressant parce que j’aime ». Nous nous trouvons donc en présence d’une équivalence causale, où la présence d’un élément tend à produire ses équivalents et réciproquement. Charlot estime important ce système d’équivalences causales, car il démontre qu’aucune discipline n’est désirable en soi ; toute discipline peut le devenir. Trois raisons l’amènent à tirer cette conclusion. D’abord, « intéressant » ne pointe pas l’objet lui-même, mais la relation entre un sujet et un objet. Ensuite, le désir pour une discipline peut être une conséquence du fait que la discipline est devenue intéressante et non pas nécessairement une cause. Enfin, une discipline peut devenir intéressante parce que l’élève commence à comprendre, à réussir.