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La genèse de la notion de rapport au savoir : deux perspectives

2. Le cadre conceptuel

2.4. La notion de rapport au savoir

2.4.2. La genèse de la notion de rapport au savoir : deux perspectives

Deux équipes de chercheurs, s’inscrivant dans des paradigmes éloignés, ont contribué à étoffer les bases théoriques du concept de rapport au savoir. D’abord, l’équipe Clinique du rapport au savoir, dont Jacky Beillerot est la figure de proue, a établi les bases du concept dans une position de psychanalyse clinique. Ensuite, l’équipe ESCOL (Education, Scolarisation, Collectivités Locales), avec Bernard Charlot à sa tête, a jeté les bases du concept en adoptant une perspective sociologique (Beaucher, 2011). Le rapport au savoir sera appréhendé différemment selon que l’on se situe dans une approche ou dans l’autre. En effet, alors que l’approche psychanalytique s’intéresse à la structuration individuelle du rapport au savoir suivant une démarche clinique, l’approche sociologique, quant à elle, vise l’identification de profils de structuration illustrant des trajectoires sociales distinctes (Beaucher, Beaucher et Moreau, 2013).

Dans ce qui suit, nous présenterons sommairement les théories sous-jacentes à la notion de rapport au savoir, d’abord selon une perspective psychanalytique, ensuite selon une perspective sociologique. Ce survol nous permettra en premier lieu de constater leurs points de divergence et de ralliement. Il nous amènera ensuite à clarifier comment le rapport au savoir est envisagé dans le présent mémoire et à prendre position au sein de ces perspectives.

La perspective psychanalytique

C’est au psychanalyste Lacan, dans les années soixante, que Beillerot attribue l’origine du syntagme « rapport au savoir » (Beillerot et al., 1989). L’auteur présente le rapport au savoir comme une médiation pour situer le sujet et fait donc de cette notion un élément qui constitue le sujet dans son être (Lacan, 1966). Beillerot attribue une place centrale à la psychanalyse dans l’étude de la notion du rapport au savoir. Non seulement Lacan serait à l’origine du syntagme, mais surtout, la psychanalyse « introduit depuis Freud la question centrale : "Qu’est-ce qui nous pousse à savoir ?" Pulsion de savoir et désir de savoir ne suffisent pas à rendre compte du rapport au savoir » (Laterrasse, 2002, p. 17). Les tenants de la position psychanalytique (Beillerot et al., 1989) proposent d’ailleurs que les conditions de la constitution du rapport au savoir se posent dans le début de la vie psychique. Ces conditions réfèrent aux possibilités physiologiques de l’enfant, telles les capacités cognitives et les capacités différentielles des sens, à ce qui est offert à l’enfant, ce qu’il prend et apprend du réel, de lui-même et de son milieu. Autrement dit, c’est dans l’histoire infantile que se construirait l’attrait ou la répulsion pour le savoir. Le savoir s’élaborerait sur un fond d’impuissance, selon Freud, et sur un fond de souffrance et de culpabilité, selon Klein (Laterrasse, 2002). En ce sens, Beillerot (2000) conçoit l’acte d’apprendre comme un acte de soumission. Le refus d’apprendre serait donc, en fait, un refus de se soumettre. Cela, parce que pour apprendre, l’individu doit d’abord admettre qu’il ne sait pas et que certaines contraintes se rattachent à cet apprentissage, et ensuite admettre que le savoir qu’il acquiert est la réponse formulée par ses prédécesseurs face aux problèmes du passé.

Beillerot (2000) distingue le savoir d’un simple amas de connaissances et met l’accent sur l’activité du sujet, sur le travail psychique à l’œuvre dans le rapport au savoir. Le rapport au savoir ne nomme pas le savoir, mais plutôt une liaison entre un sujet et un objet (Beillerot et al., 1989). Les psychanalystes posent donc la question du rapport au savoir ainsi : « comment le désir, qui vise la jouissance, peut-il un jour devenir désir d’apprendre tel ou tel savoir, telle ou telle discipline, c’est-à-dire désir d’autre chose que de la jouissance ? » (Charlot, 2001, p. 6). Le savoir est donc considéré comme un objet parmi d’autres, que le sujet peut, ou non, désirer s’approprier. Mosconi (1996) explique à cet égard qu’un sujet qui apprend

s’approprie un objet de savoir, c’est-à-dire qu’il recrée en lui-même l’objet, ce dernier se transformant

alors en objet interne. L’auteure établit ainsi un pont entre la relation d’objet au sens psychanalytique et le rapport au savoir (Laterrasse, 2002). Dans le même sens, Hatchuel (1999) conçoit le rapport au savoir comme le rapport d’un sujet à ce qui représente pour lui le savoir « réel ». Ainsi, elle considère le savoir comme une figure fantasmatique, une représentation construite par le psychisme, celui-ci faisant l’objet de projection et de fantasmes. Beillerot (1996) avance d’ailleurs que toute étude qui prend le rapport au savoir comme notion centrale ne peut s’affranchir du soubassement psychanalytique (sans cependant exclure d’autres approches), car :

c’est à partir de la théorisation de la relation d’objet, du désir et du désir de savoir, puis de l’inscription sociale de ceux-ci dans des rapports (qui lient le psychologique au social) qu’il sera possible de prendre le risque de faire travailler et évoluer la notion ; une évolution qui n’oubliera pas une chose essentielle, sous peine de lui faire perdre son sens : il n’y a de sens que du désir (p. 73).

Enfin, les tenants de la position psychanalytique considèrent le rapport au savoir comme étant personnel, intime et même inconscient (Beaucher, 2004). Beillerot (2000) avance que deux personnes n’apprennent jamais exactement la même chose, puisque c’est l’apprenant qui crée, fabrique, produit, invente le savoir. Il ajoute que le rapport au savoir n’est ni cognitif ni stratégique, mais constitue une donnée intérieure, vécue, psychique. Le rapport au savoir est si intime qu’il fait partie intégrante de soi ; nous « sommes » notre rapport au savoir. Cela signifie que nos actes et conduites traduisent « ce que je veux et ce que je ne sais pas, […] la manière dont les savoirs ont été acquis, puis m’ont imprégné. Ce que je fais de mes savoirs, quels qu’ils soient, en degrés, en natures, mais aussi en ignorances et en ratures » (p. 49).

Les chercheurs s’inscrivant dans le courant psychanalytique utilisent une méthode clinique attentive à la singularité du sujet et considèrent la part inconsciente du rapport au savoir, sans toutefois ignorer son ancrage socioculturel (Laterrasse, 2002). En effet, Beillerot et al. (1989) organisent leur réflexion autour du principe que la notion de rapport au savoir « permet de penser l’articulation du sujet désirant savoir (ou ne pas savoir) avec des dimensions groupales et sociales » (p. 10). Car si le rapport au savoir prend forme au début de la vie psychique, le rôle de l’Autre dans sa structuration ne s’arrête pas là (Beaucher, 2004). En effet, tout au long de sa vie, l’être humain apprendra de sa confrontation avec les autres. Pour penser et apprendre, l’être humain a besoin de l’existence de l’autre, et c’est là un point de convergence avec la perspective sociologique sur laquelle nous nous pencherons dans la prochaine section.

La perspective sociologique

Charlot (1992, 1997, 1999), un auteur s’inscrivant dans une perspective sociologique, est un pionnier du rapport au savoir. Nous exposerons dans ce qui suit le contexte dans lequel ses travaux ont pris forme, sa conceptualisation de la notion et l’évolution de cette dernière, puis nous soulignerons comment ses travaux ont pavé la voie à d’autres recherches portant sur le rapport au savoir scolaire.

Des aptitudes au contexte

Charlot voit son intérêt pour la notion de rapport au savoir prendre racine dans ses études sur la problématique de l’échec scolaire en milieu populaire. Il dénonce le fait qu’on invoque trop souvent les caractéristiques de l’individu pour expliquer l’échec scolaire : il est paresseux, il n’est pas motivé, etc. À cet effet, la théorie du handicap socioculturel postule que l’échec scolaire découle de privations matérielles et culturelles, de la disponibilité insuffisante de parents fatigués, d’une vie quotidienne insuffisamment structurée et d’une santé fragile, d’où la fréquence de l’absentéisme scolaire (Snyders, 1976). Autrement dit, le handicap est interprété en termes psychologiques de carence individuelle, de déficience, de retard de développement intellectuel et langagier de l’enfant (Charlot et Figeat, 1979).

Or, Charlot (1992) voit mal comment il serait possible d’analyser ce qui n’est pas, « l’absence de », le manque ; bref, le « non-être ». En ce sens, l’auteur initie une approche novatrice de l’échec scolaire, en divergence avec la théorie du handicap socioculturel (Laterrasse, 2002). En effet, il emprunte une voie indirecte par l’étude du rapport au savoir. En faisant une lecture en positif de l’échec scolaire, les lacunes de l’individu ne sont plus mises en cause ; l’échec scolaire est étudié de l’intérieur et conçu comme une expérience que l’élève traverse, qu’il interprète et qui peut être considérée comme un objet de recherche (Charlot, 1997). Charlot s’intéresse alors aux différences dans le processus de production de sens selon la position socio-économique occupée par les apprenants, plutôt qu’aux différences individuelles en termes d’aptitudes innées ou acquises (Laterrasse, 2002). Il propose donc d’observer la relation entre l’individu et ce qu’on essaie de lui apprendre. En ce sens, un élève qui n’est pas motivé est dans une certaine relation avec l’apprentissage proposé, qu’il est nécessaire de saisir pour comprendre cet écueil (Charlot, 2001).

Une relation de sens

Une des premières définitions que fait Charlot (1982) du rapport au savoir est que celui-ci constitue un « ensemble d’images, d’attentes et de jugements qui portent à la fois sur le sens et la fonction sociale du savoir et de l’école, sur la discipline enseignée, sur la situation d’apprentissage et sur soi-même »

(p. 135-136). Plus tard, l’auteur critique lui-même cette définition, en ce qu’elle procède par accumulation de rapports au savoir et de contenus psychiques, mais occulte l’idée essentielle de relation, alors que le rapport au savoir devrait justement évoquer un ensemble de relations (Charlot, 1997).

Charlot et al. (1992) proposent alors une nouvelle définition du rapport au savoir, qui rend mieux compte des relations qu’il implique : « le rapport au savoir est une relation de sens, et donc de valeur, entre un individu (ou un groupe) et les processus ou produits du savoir » (p. 29). Précisons que les processus désignent ici l’acte d’apprendre, alors que les produits renvoient aux compétences acquises, aux objets culturels, institutionnels et sociaux (Laterrasse, 2002). Laterrasse souligne à ce propos la dialectique introduite entre « sens » et « valeur » et propose que l’individu valorise ce qui a du sens pour lui, de même qu’inversement, il confère du sens à ce qui présente pour lui une valeur. Quoi qu’il en soit, tous les élèves construisent et donnent un sens aux objets d’apprentissage et aux situations scolaires, consciemment ou non. Mais ce sens diffère d’une personne à l’autre et il peut être de nature à favoriser ou, inversement, à gêner l’appropriation des savoirs (Bautier et Rochex, 1998).

En 1999, Charlot précise encore une fois sa conception du rapport au savoir et le décrit comme un « ensemble (organisé) de relations qu’un sujet humain (donc singulier et social) entretient avec tout ce qui relève de "l’apprendre" et du savoir : objet, "contenu de pensée", activité, relation interpersonnelle, lieu, personne, situation, occasion, obligation, etc., liés en quelque façon à l’apprendre et au savoir » (p. 3). L’auteur introduit deux qualités essentielles de sa conception de l’être humain, qui est selon lui un être à la fois singulier et social. Demba (2014) explicite les propos de Charlot et désigne l’élève comme un être social de par sa naissance et sa croissance dans une famille, de même que de par son inscription dans un groupe social, dans ses rapports sociaux et la position qu’il occupe dans cet espace social. Demba désigne l’individu comme un être singulier du fait de sa propre histoire, de son interprétation et de son expérience du monde, lié à la position qu’il y occupe et à ses relations aux autres. Cela signifie que bien qu’un élève fasse partie d’un groupe social, son histoire, dont celle de sa scolarité, demeure unique. Les rencontres qu’il fait, les évènements positifs et négatifs qu’il vit, teintent son histoire et lui confèrent sa singularité. Cela signifie en outre que les conditions socioculturelles n’agissent pas comme les uniques déterminants de l’histoire scolaire d’un élève, mais que cette histoire résulte d’une construction de sens que celui-ci confère à son environnement. À propos du rôle des relations interpersonnelles qui entrent en jeu dans la construction du rapport au savoir, Charlot (2003) considère que l’Autre demeure indispensable dans le fait d’apprendre, sans toutefois occulter le sujet du cœur du processus : « [c]’est le sujet qui apprend (nul ne

peut le faire à sa place) mais il ne peut apprendre que par la médiation de l’autre (en face à face ou indirecte) et en s’engageant dans une activité » (p. 48).

Le rapport au savoir scolaire

Jellab (2001), qui a réalisé une recherche doctorale portant sur le rapport aux savoirs de jeunes Français du lycée professionnel sous la direction de Charlot, souligne lui aussi la relation intime et indissociable entre l’apprentissage et la socialisation. Pour lui, l’expérience sociale et l’expérience scolaire entretiennent des rapports dialectiques, au sens où ce que dit l’apprenant sur l’école n’a de signification que ramené à son expérience extrascolaire et, inversement, l’expérience extrascolaire est en partie structurée par les rapports entretenus avec l’école et les savoirs. L’auteur a par ailleurs fait un travail d’opérationnalisation de la dimension relationnelle telle qu’évoquée par Charlot. Selon lui, le rapport aux savoirs des élèves se structure autour de trois axes relationnels, soit l’axe enseignant/élève, l’axe élève/groupe de pairs et l’axe élève/famille. Chacun à leur manière, ces axes rendent significatifs des savoirs enseignés, puisqu’apprendre suppose l’existence de mobiles rattachés à des projets familiaux, aux rapports à des enseignants et à des compagnons de classe.

Jellab exprime toutefois une certaine distance à l’égard de la perspective de Charlot. Alors que Jellab centre son objet d’étude précisément sur le rapport aux savoirs scolaires et professionnels, Charlot s’intéresse en plus aux apprentissages de la vie. Or, c’est en termes d’expérience scolaire que Jellab appréhende le rapport au savoir ; il met en relation les dimensions objectives de la scolarisation et ses exigences avec les dimensions subjectives liées à l’apprenant, porteur d’une histoire singulière. L’auteur présente ainsi le rapport au savoir comme un « rapport subjectif à des contenus objectifs et aux pratiques pédagogiques qui les mettent en forme » (Jellab, 2001, p. 2).

Cette perspective s’avère particulièrement pertinente dans le cadre du présent travail, car elle pose une limite autour d’un aspect bien précis du vaste objet d’étude qu’est le rapport au savoir, soit les dimensions ayant trait au contexte scolaire. Et cela, sans toutefois faire abstraction du contexte extrascolaire, puisqu’il est impossible de dissocier les apprentissages faits à l’école de ceux faits dans d’autres sphères de vie (Jellab, 2001). À l’instar de Jellab et de Beaucher (2004), nous concevons que la relation du sujet avec le savoir ne se limite pas aux frontières de l’école, bien que celle-ci demeure un lieu privilégié d’apprentissage et de confrontation avec le savoir. Ainsi, bien que cette recherche ne vise pas à poser de limites artificielles entre savoirs généraux et savoirs scolaires, notre attention se focalisera sur ces derniers.

C’est la relation entre l’expérience scolaire et le rapport à l’avenir qui a mené Jellab (2001) à s’interroger sur le rapport aux savoirs des élèves de lycée professionnel, sur leur investissement et les raisons qui les amènent à se mobiliser autour de leurs contenus. Il semble que le désir d’apprendre ou de savoir prenne racine dans les référents sociaux et symboliques, mais aussi dans des projets professionnels plus ou moins définis. Bien que le projet professionnel ne saurait suffire pour rendre compte de la mobilisation ou non sur l’école et les savoirs, il constitue néanmoins un aspect récurrent dans le discours des élèves rencontrés par l’auteur.

En ce sens, Beaucher (2001, citée dans Beaucher, 2004) a constaté, dans une étude portant sur les aspirations et les projets professionnels d’élèves inscrits à une formation aux métiers semi-spécialisés, qu’il s’avérait difficile pour les jeunes de s’investir dans l’apprentissage d’un métier qui n’est pas choisi. Cela peut les mener à l’abandon du programme, à la poursuite de la formation générale au secondaire ou à l’entreprise d’une FP, plutôt qu’à l’insertion dans le marché du travail dans le domaine pour lequel ils se sont formés.

Ce constat a mené l’auteure à investiguer la nature du rapport au savoir d’adolescents de cinquième secondaire au regard de leurs aspirations et projets professionnels (Beaucher, 2004). À son tour, elle conçoit le rapport au savoir comme « une relation émotive, intime et subjective qu’un être social entretient avec l’apprentissage, avec le savoir, et qui traduit le sens ou le non-sens que prend l’apprentissage pour une personne » (p. 66).

2.4.3. Une mise au point sémantique sur le rapport à l’école, le sens de l’école