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Chapitre 2 NOTRE CONCEPTION DE L’ÉTHIQUE

2. UNE ÉTHIQUE SANS FONDEMENT, PLUS PROCÉDURALE QUE

2.1 Le rapport à l’idéal

L’aspect délibératif et l’absence de fondement ou d’idéal commandant à la conduite sont très présents chez Legault.

Dans un article intitulé « La parole du philosophe éthicien est-elle crédible? » [Legault 1990], il analyse les voies qui s’ouvrent à la pensée moderne suite à la critique des fondements métaphysiques de la morale. L’auteur évoque trois possibilités : fonder le discours éthique sur une autre base épistémologique, revenir aux discours anciens, comme si les critiques qui leur étaient adressées n’existaient pas, ou « reconnaître la limite du cadre restreint dans lequel s’enlise le débat épistémologique en éthique » [Legault 1990, p. 25]. C’est cette dernière voie qu’il privilégie en quittant la perspective référentielle du langage pour celle de la pragmatique du langage.

Sa critique du fondamentalisme est particulièrement explicite dans la deuxième partie de l’article « L’éthique appliquée : le malaise de la philosophie » [Legault 1997 pp. 19-26]. Legault y montre que la critique épistémologique des énoncés de valeurs et de normes

n’est valable que dans la mesure où on définit le langage dans la perspective de Saussure, en séparant radicalement la langue, comme code référentiel, de l’usage qu’en font les humains dans leurs relations de communication, dans leurs prises de parole animées d’intentions [Legault 1990, p. 25].

Dans l’ordre de la relation interpersonnelle qui se noue par la prise de parole, « La question de la validité des discours se transforme en celle de la crédibilité de la parole » [Legault 1990, p. 26]. Disparaît alors la certitude absolue qui, selon Legault, légitime le discours fondé sur l’obligation. Il n’y a pas d’obligation logique en éthique. « Diriger la recherche éthique hors du lieu des fondements c’est alors abandonner la recherche d’un discours d’autorité pouvant légitimement formuler des interdictions afin d’ouvrir un discours du partage du sens de notre agir » [Legault 1990, p. 28].

De ce fait, le propre du discours éthique est de porter sur les évaluations davantage que sur les prescriptions, sur les motifs justifiant l’agir plus que sur les comportements eux- mêmes. Ce qui ne signifie nullement que tout soit permis ou que toute théorie soit inutile. Éviter l’arbitraire demeure une préoccupation de l’éthique appliquée. L’idée n’est pas d’ériger les préférences des individus, ou celles des cultures, en absolus, mais bien de les soumettre à la délibération :

C’est cette capacité humaine de la délibération qui constitue le noyau de la parole éthique.[…] La parole éthique porte ainsi sur la délibération des finalités de l’agir et propose à l’autre, le sens même de l’action, tel qu’il se dégage de la délibération [Legault 1990, p. 28].

Comme on le constate, l’influence des pragmatiques, plus particulièrement celle de John Dewey, est claire. Elle est d’ailleurs explicitement reconnue par Legault [Legault 1999, pp. 265-266].

Comme dans une éthique des fondements, la délibération porte sur les moyens d’agir. Mais, contrairement à la première, elle porte également sur les finalités de l’action. [Legault 1999, pp. 255-257].

L’approche pragmatique et dialogique permet ainsi d’éviter deux problèmes fondamentaux : la survalorisation ou la sous valorisation de la Raison, conduisant respectivement au dogmatisme et au relativisme moral.

On évite le dogmatisme, en quittant la théorie des fondements. En effet, la conception éthique de Legault sort de la logique des obligations pour redonner un espace à la liberté responsable. Elle quitte l’univers de la démonstration de la « vérité morale » pour celui de la justification de nos décisions. Reprenant les distinctions apportées par Chaïm

Perelman, Legault nous invite à délaisser le champ du rationnel, propre à la

démonstration, pour celui du raisonnable, propre à la justification [Legault 1999, pp. 257- 259].

Il évite également le relativisme, tant personnel que culturel, en exigeant de l’agent qu’il justifie, de façon crédible aux yeux de ses semblables, le caractère raisonnable des motifs de son agir ainsi que les valeurs qu’il privilégie [Legault 1999, pp. 259-265].

Malherbe lui aussi refuse de figer l’analyse dans un idéal absolu. Cependant, sa pensée reste marquée par l’herméneutique d’Heidegger. L’idéal transcendant demeure, même s’il reste toujours inatteignable et même s’il ne dicte pas l’action. Malherbe nous présente ainsi la condition humaine :

Assumer son humaine condition, sa solitude, sa finitude, son incertitude, c’est la reconnaître lucidement, l’inscrire explicitement dans sa propre histoire subjective, y recueillir les traces de l’autre et recueillir ainsi les conditions les plus favorables à l’exercice du jugement moral. En effet, entre l’arbitraire et l’hypernormativité, il n’y a, comme espace pour devenir soi, que

L’acceptation de la solitude, de la finitude et de l’incertitude traverse toute l’œuvre de Malherbe. Pratiquement chacun de ses textes y fait référence. La dernière phrase de cette citation nous indique la démarche que propose Malherbe pour assumer notre humanité, telle qu’il la conçoit : apprendre à devenir soi en ayant recours à l’intersubjectivité critique comme moyen de nous tenir à la fois éloignés de l’arbitraire du relativisme et de l’hypernormativité découlant d’un rapport dogmatique à la loi et à l’idéal.

L’intersubjectivité critique tient ici le même rôle que la délibération chez Legault et Dewey : une enquête permettant de dégager, en situation, l’action la plus souhaitable.

Cependant, la philosophie de Malherbe se situe dans l’horizon d’une philosophie du sujet et de la conscience, tout en se démarquant d’un rapport dogmatique à l’idéal et d’une éthique du sujet qui réduirait cet idéal aux seules préférences d’un sujet sans

préoccupation pour l’universalisation de ses choix.

Comprendre le concept d’idéal chez Malherbe, c’est inévitablement comprendre comment se traduit le lien entre théorie et pratique, entre général et particulier, entre l’éternel et le temporel.

Comme nous l’avons vu précédemment, Malherbe nous invite à penser le concept d’application d’une façon qui ne soit pas « réductrice » . On ne peut concevoir a priori une loi qui, à long terme, reste inchangée par sa mise en application. « L’application est une opération à double sens : impression d’une forme dans une matière, certes, mais tout autant reconfiguration de la forme en fonction de la résistance de la matière. » [Malherbe 1999 b, p. 3] . Nous retrouvons ici le postulat de la pensée de Malherbe, qui le porte à s’inscrire en faux contre toute prétention à décrire le monde absolument quel que soit le champ d’application de notre discours : épistémologique, psychologique, politique, éthique, spirituel. Pour Malherbe, l’important n’est pas la détention de l’absolu, mais sa recherche.

Cette recherche est essentiellement le fruit d’un travail négatif. Dans le domaine épistémologique, il consiste à nous éloigner du faux.

Comme l’indique le mot grec qui l’exprime alèthéia la vérité est bien un dévoilement. Mais ce qu’effectue l’opération dont elle résulte, c’est la mise à jour d’une erreur passée restée inaperçue jusque-là! Et particulièrement l’erreur d’avoir espéré trouver enfin l’ultime vérité sous le voile! La plus authentique recherche de vérité est en réalité celle de la moindre erreur. Il s’agit donc bien d’un travail du négatif [Malherbe 2006, p. 48].

Ces idées de vérité comme dévoilement du mensonge et d’impossibilité à détenir absolument la vérité sont largement développées dans la troisième partie de la « Leçon inaugurale » consacrée à la position épistémologique qui sous-tend sa conception de l’éthique appliquée [Malherbe 1999 b, pp. 10-15].

De façon traditionnelle, la philosophie de la conscience repose sur la lucidité. En matière épistémologique, être lucide signifie, de façon classique, voir les choses comme elles sont. La lucidité à laquelle nous invite Malherbe est tout autre. Il s’agit d’être lucide au sujet des limites de la Raison à nous fournir une connaissance adéquate du monde. En souscrivant au pragmatisme de Wittgenstein, la vérité chez Malherbe devient « une sorte de fragile harmonie entre la forme de vie d’une personne ou d’un groupe de personnes et leur façon d’habiter le langage » [Malherbe 1999 b, p. 15]. La lucidité devient

essentiellement synonyme de réflexion critique intersubjective. Le consensus collectif temporaire sur la validité de nos représentations du monde étant cette « fragile

harmonie » qu’un travail négatif de la raison ébranlera sous peu.

L’idée d’une marche à reculons vers l’idéal impossible à atteindre caractérise non seulement la recherche du vrai, mais également celle du bien, comme le souligne

Malherbe « Il s’agit donc, dans la recherche du bien, d’une nouvelle forme du travail du négatif; recherche du moindre mal plutôt que du mieux [Malherbe 2006, pp. 49-50]. » Cette idée est également présente dans la « Leçon inaugurale » lorsque Malherbe nous

présente l’éthique comme une pratique politique [Malherbe 1999, pp. 7-10] visant le bien commun, en évitant à la fois les écueils de l’hypo et de l’hypernomie. La première nous faisant sombrer dans l’arbitraire individuel en perdant toute référence à un idéal

universalisable et conduit la société à l’anarchie. La seconde érige de façon dogmatique cet idéal en absolu, en tentant de modeler les humains à cette image par la contrainte totalitaire. Dans les deux cas, le rapport à l’idéal est perverti. Sous prétexte qu’il est à jamais hors d’atteinte, les premiers en abandonnent la recherche. Pensant en avoir

découvert la forme absolue, les autres terrorisent ceux qui tentent de débusquer les failles du système politique en place.

La dernière sphère où se manifeste le travail négatif est celle du beau :

En éthique, la recherche du beau par l’individu prend la forme de la création de sa propre vie comme « œuvre d’art » […] Le travail du « devenir soi » n’est donc pas un effort de conformité avec un « idéal du moi » préconçu. Ce travail commence à produire son « œuvre d’art » dès lors que le sujet quitte sa sujétion et, de « jouet » qu’il était dans le scénario écrit par d’autres, devient lui-même, petit à petit, le créateur de son propre scénario [Malherbe 2006, p. 50].

Devenir le sujet de nos propres vies en nous émancipant de l’autorité qui nous a façonnés dès notre plus tendre enfance constitue l’idée maîtresse du projet éducatif tel qu’il est présenté dans la première partie de la « Leçon inaugurale » [Malherbe 1999 b, pp. 4-7] . Cette philosophie très particulière du sujet, qui rompt avec le perfectionnisme classique, est tellement centrale dans la pensée de Malherbe qu’elle mérite qu’on s’y attarde.

Une lecture rapide de Malherbe peut nous porter à le classer dans le camp des éthiques perfectionnistes des vertus au sens où l’entend Hurka [ci-dessus en page 23]. En effet, lorsque Malherbe affirme qu’assumer notre condition humaine consiste à « devenir soi » [ci-dessus en page 52], ou lorsque, reprenant maître Eckhart, il nous invite à « ne pas devenir ce que nous ne sommes pas » [Malherbe 2006, p. 50], nous pourrions penser qu’il nous convie à nous conformer à un moi idéal préconçu. Qu’il nous invite à poursuivre le

vrai, le bien et le beau comme autant de finalités absolues. Mais tel n’est pas exactement le cas car ces finalités constituent, pour lui, un horizon de sens à jamais hors de notre portée :

C’est ainsi que l’éthique appliquée construit patiemment de modestes

réponses aux trois célèbres questions de Kant : « Que puis-je savoir? », « Que dois-je faire? », « Que puis-je espérer? » Ces finalités en pointillé, ces

utopies, ne sont donc que des noms « faussement vrais » pour des « réalités irréelles » . Le Vrai, le Bien, le Beau et l’Un n’existent pas. […] Tout semble même indiquer que vouloir les poursuivre, c’est courir après un mirage et tomber dans l’embuscade de la « substance contingente » . Le pointillé avec lequel il convient de dessiner l’utopique téléologique de l’éthique appliquée nous invite donc à la modestie [Malherbe 2006, pp. 51-52.].

Que peuvent donc signifier, dans un tel contexte, les expressions « devenir soi » ou « ne pas devenir ce que nous ne sommes pas »? Quel est le sujet à réaliser? Le propre du sujet dira Malherbe c’est d’être transcendant, « D’être pour lui-même une éternelle boîte à surprises » [Malherbe 2006, p. 58]. Devenir ce que nous ne sommes pas consiste à tenter de nier cette transcendance, à vouloir figer absolument ce que nous sommes dans une conception finie de nous-mêmes. Devenir soi, c’est accepter d’être en perpétuelle transformation, accorder plus d’importance au processus, au mouvement qu’au résultat. Bien que plus explicitement développée en 2006, cette conception du sujet est déjà présente dans la « Leçon inaugurale » lorsque Malherbe nous parle du travail de l’éducateur en ces termes :

Il s’agit en effet de soutenir le sujet à se ré-interpréter lui-même comme sujet capable de jugement moral de plus en plus raffiné, bref comme sujet et plus comme jouet des forces à l’œuvre dans son existence [Malherbe 1999 b, p. 6].

En insistant non sur l’interprétation, mais sur la réinterprétation, en évoquant le raisonnement de plus en plus raffiné et non le simple raffinement du raisonnement, Malherbe met l’emphase sur le processus continu qu’exige le devenir soi-même et non

l’être soi-même. Il a d’ailleurs largement développé cette distinction entre « être soi » et « devenir soi » dans un texte intitulé « De Socrate à Arendt, une tradition du ‘devenir soi’ » [Malherbe 2003].

Comme on le constate, bien que Legault et Malherbe soient tous les deux en rupture avec la logique des fondements, cette rupture est plus marquée chez Legault. Cependant chez Malherbe on trouve toujours « en creux », selon ses propres termes [Malherbe 2006, p. 47], une excellence en humanité virtuelle, jamais nommée, impossible à atteindre, mais qui guide tout le « devenir soi ». L’idée de progression est présente chez Malherbe car sa rupture avec le finalisme est moins radicale que celle de Legault. Pour Malherbe,

l’humain tend vers quelque chose, ce qui n’est pas le cas chez Legault. Nous irions même jusqu’à dire que cet idéal prend une certaine substance à travers les trois interdits de base, qui traversent l’ensemble de l’œuvre de Malherbe. Il les présente comme les conditions nécessaires du dialogue et de l’autonomie réciproque :

Les trois premières conditions expriment les conditions nécessaires d’une discussion rationnelle, à savoir que l’on respecte l’intégrité de ses

allocutaires, qu’on ne les manipule pas et qu’on ne leur mente jamais. (C’est ce qu’en d’autres occasions j’ai appelé les trois interdits fondamentaux d’une éthique de l’autonomie) [Malherbe 1996 a, p. 51].

Il faut cependant souligner que ces trois interdits ne deviennent jamais explicitement un nouvel idéal absolu et Malherbe nous invite toujours à les respecter « autant que faire se peut ». Bien au contraire, la prétention à détenir le vrai, le bien et le beau est considérée explicitement comme outrepassant ces trois principes :

Prétendre posséder le vrai, le bien et le beau, c’est ériger sa propre

subjectivité en norme universelle. C’est tenter d’assujettir l’autre sous mon arbitraire volonté. C’est assassiner sa subjectivité en faisant de lui un objet, un jouet même que l’on manipule à sa guise. C’est lui raconter de belles histoires fausses qui le captivent et le tiennent en esclavage [Malherbe 2006, pp. 53-54].

Il n’en demeure pas moins qu’on ne retrouve pas de tels principes chez Legault, pas plus qu’il n’y est question de progrès. Chez ce dernier, il est tout au plus question de

Ces nuances entre la pensée de Legault et Malherbe sont importantes et nous ne les saisissions pas aussi clairement au début des années 2000. Notre propre conception de l’idéal oscillait entre Malherbe et Legault. Nous avons toujours considéré qu’il n’existait pas d’idéal transcendant du bien et du beau. Sur ces points, nos positions s’inspiraient davantage de Legault. Cependant, lorsque nous abordions la question de la vérité en matière de constats, notre position n’avait pas rompu avec une vision classique de la vérité. Comme Malherbe, nous avions l’impression que les découvertes scientifiques nous permettaient, peu à peu, de nous éloigner du faux. Nous n’avions pas mesuré pleinement la portée épistémologique du pragmatisme qui nous force à considérer toute théorie scientifique comme un modèle d’interprétation cohérent et efficace du réel faisant un large consensus au sein de la communauté scientifique. Au fil des ans, nous avons mieux saisi cette distinction et opté définitivement pour une approche pragmatique et dialogique ayant plus d’affinités avec les positions de Legault. Bien que, comme nous le verrons en conclusion, la découverte du cadre théorique proposé par Lenoble nous ait fait accorder de plus en plus d’attention aux processus de gouvernance, tant au sein des organisations que dans la vie sociale et politique.