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ORGANISATIONS POLICIÈRES ET RÉSEAU DES POUVOIRS SOCIAUX

Chapitre 7 COMPRENDRE LE CONTEXTE DES CHANGEMENTS SURVENUS

1. ORGANISATIONS POLICIÈRES ET RÉSEAU DES POUVOIRS SOCIAUX

Les théoriciens sont loin de s’entendre sur le rôle fondamental de la police. Des auteurs comme Bittner [Bittner 1970, 1974] définissent ce rôle essentiellement par le fait qu’elle peut recourir à l’utilisation de la force.

It is not that policemen are entitled to use force because they must deal with nasty criminals. Instead the duty of handling nasty criminals devolves on them because they have the more general authority to use force as needed to bring about desires objectives [Bittner 1974, p. 257].

D’autres, comme Manning [1979], sont portés à mettre l’accent sur le maintien de l’ordre. Selon cet auteur, la police d’inspiration anglo-saxonne se serait développée en opposition au modèle français de la police d’État. Cette théorie de la police aurait été d’abord le fruit des travaux de Fielding et de Patrick Colquhoun dont les idées auraient été ensuite reprises, à des fins politiques, par Sir Robert Peel. Manning cite la préface du Treatise on the

Police in the Metropolis (1796-1806), de Colquhoun, rédigée en 1800 :

Police in this country may be considered as a new science; the properties of which consist not in the judicial powers which leads to punishment, and which belongs to magistrates alone; but in the prevention and detection of crimes; and in those other functions which relate to the internal regulations for the well ordering and comfort of civil society [Manning 1979, p. 73].

Dans cette logique, le travail de renseignement est au cœur du travail policier. Manning insiste d’ailleurs sur l’importance de ce travail d’information depuis l’avènement de l’informatique [Manning 1992]. Jean-Paul Brodeur nous donne un relevé relativement exhaustif des supporteurs de chacune de ces conceptions [Brodeur 2003, p. 20]. La première met l’accent sur la répression de la criminalité par l’État, ce que ne fait pas la deuxième.

Selon ces distinctions, la police de type anglo-saxon serait moins susceptible d’être candidate au titre d’appareil administratif d’État que ne le serait la police d’État à la française. Il est généralement admis que le modèle policier en vigueur au Québec relève davantage de l’inspiration anglo-saxonne. La Sûreté du Québec, par le rôle de protection de l’État dont elle a l’exclusivité, serait la seule exception à cette règle sans pour autant y échapper complètement. En effet, elle assure aussi le rôle de maintien de l’ordre dans de nombreuses villes et villages, comme tous les services de police municipaux. Ce mandat exclusif la rapprocherait des services à caractère politique, tel le Service de renseignement canadien. Brodeur réserve d’ailleurs le mot de haute police [Brodeur 2003, pp. 225 à 253] au travail des corps policiers voués à cette mission politique.

Ceci dit, bien que ces distinctions nous permettent de comprendre des différences de fonctionnement réelles entre les modèles anglais et français de police et entre le travail des policiers municipaux et celui de la Sûreté du Québec, nous pouvons, aux fins de notre recherche, considérer que l’ensemble des organisations policières font partie de l’appareil administratif d’État. Nous ne nions absolument pas le fait que le travail de maintien de l’ordre occupe une plus grande place que celui de mise en force des lois et règlements, en ayant recours à la force si nécessaire. Notre observation du travail, pendant de nombreux mois dans divers postes de police, montre que le maintien de la paix et de l’ordre relève d’une compétence en relations humaines pour aider les gens à gérer leurs différends de façons plus pacifique et pour venir en aide à des personnes en difficulté ou ayant un

sentiment d’insécurité. L’essentiel du travail policier n’est pas lié aux enquêtes criminelles, mais au maintien de la paix. Nos observations coïncident parfaitement avec celles établies par Egon Bittner lors de son observation du travail policier aux États-Unis [Bittner 1970; 1974] et avec celles de Manning qui affirme que seulement 10 % à 15 % du travail policier est voué à la mise en force des lois et règlements [Manning 1999, p. 104]. Jean- Paul Brodeur, s’appuyant, sur une étude de Shearing [1984], abonde dans le même sens, comme l’indique ce passage : « même en tenant compte des demandes d’intervention des préposés aux systèmes d’alarme installés par les agences privées de sécurité, les appels d’urgence ne dépassent pas 15 % » [Brodeur 2003, p. 69]. Le même auteur, dans une note de fin de chapitre [Brodeur 2003, p. 45, note 7], donne une liste importante des études démontrant le peu de place qu’occupe la mise en force des lois et règlements dans l’emploi du temps des policiers.

Néanmoins, comme nous le verrons plus loin, le mandat de la police couvre à la fois le maintien de l’ordre et la mise en force des lois et règlements. Or, la question qui nous préoccupe dans cette thèse est précisément celle de la mise en application des normes. Lorsque les policiers, en utilisant leur jugement éthique, considèrent qu’il est légitime de déroger à une norme en vigueur, ils sont très souvent automatiquement sanctionnés sans prise en considération du contexte et des motifs qui pourraient justifier leur dérogation. Les lois et règlements auxquels ils dérogent sont établis par l’État, fédéral ou provincial, ou par les municipalités qui exercent, au nom de l’État provincial, un pouvoir réglementaire

sur une portion de territoire. Ils sont alors poursuivis devant les instances judiciaires (sanctions légales), quasi judiciaire (sanctions déontologiques) ou administratives (sanctions disciplinaires). De plus, contrairement aux autres professionnels régis par un code de déontologie, les policiers ne sont pas les auteurs des normes professionnelles qui les régissent, c’est l’État québécois qui promulgue leur code de déontologie.

Toute l’organisation des pouvoirs policiers confirme cette place qu’occupe la police dans l’appareil administratif d’État. Les organisations policières sont directement encadrées par les ministères et par les municipalités qui exercent, par extension un pouvoir réglementaire et administratif de l’État sur une portion de territoire. Nous ne pouvons pas souscrire à l’idée que les policiers ne seraient que de simples citoyens ayant une fonction

d’autorégulation de la société civile, comme peut le laisser entendre la position de Colquhoun telle que présentée, plus haut, par Manning.

Au Québec, les organisations policières dépendent du ministère de la Sécurité publique, tout comme les prisons. Par leur travail, elles entretiennent d’étroites relations avec les cours de justice, qui relèvent pour leur part du ministère de la Justice. Cependant, les tribunaux, chacun des ministères et les différentes organisations policières conservent une autonomie décisionnelle.

Par leur travail, les organisations policières sont en constantes relations avec la société civile (individus, organismes, corporations, etc.). Les policiers, et à l’occasion les organisations, sont sous le contrôle d’institutions externes, comme le Commissaire à la déontologie, le Comité de déontologie et, pendant cinq ans, une Commission

spécifiquement chargée de la surveillance de la Sûreté du Québec. Toutes ces institutions ont été mises sur pied par l’État expressément dans le but d’assurer un meilleur contrôle civil sur les activités policières.

Toutes les organisations ont la même mission générale, clairement fixée par l’article 48 de la Loi sur la police :

Les corps de police, ainsi que chacun de leurs membres, ont pour mission de maintenir la paix, l'ordre et la sécurité publique, de prévenir et de réprimer le crime et, selon leur compétence respective énoncée aux articles 50 et 69, les infractions aux lois ou aux règlements pris par les autorités municipales, et d'en rechercher les auteurs. [L.R.Q., chapitre P-13.1].

Les articles 50 et 69 définissent le niveau de service (1 à 6) que doit assurer l’organisation policière sur le territoire dont elle a la responsabilité. Ce niveau varie selon le nombre d’habitants dont elle assure la sécurité. Mais, indépendamment de ces différences, la mission étant la même et s’exerçant toujours sur une base territoriale, les corps policiers sont organisés selon la même logique générale. D’une part, la mission les oblige à « maintenir la paix, l’ordre et la sécurité publique ». D’autre part, elle leur demande « de prévenir et réprimer le crime […] et les infractions aux lois et aux règlements pris par les autorités municipales et d’en rechercher les auteurs. »

Un service de patrouille et gendarmerie assume essentiellement la première mission, et un service d’enquête, la deuxième. Nous disons essentiellement, car il va de soi que la

prévention du crime, et la recherche de ses auteurs, font également partie du travail de patrouille. Tout comme le travail d’enquête, par la répression de la criminalité, contribue au travail du maintien de la paix, de l’ordre et de la sécurité. La gestion du travail

d’enquête et de patrouille s’effectue toujours sur une base territoriale. Nous avons élaboré un diagramme pour illustrer comment se combinent ces différents réseaux de relations dans l’exécution de la mission.

Figure 2 L'organisation policière dans le réseau des pouvoirs sociaux

Le diagramme illustre les principales zones où peuvent surgir des tensions lors de la mise en œuvre d’une norme sociale. Des résistances peuvent surgir dans chacune de ces zones, si la norme ne tient pas suffisamment compte du contexte matériel ou des valeurs des acteurs censés modifier leurs pratiques sous l’influence de la norme. Dans notre analyse, nous avons regroupé certaines tensions pour former des zones plus larges et regarder comment les transformations de la culture policière viennent les affecter. La première zone, que nous nommerons zone ZSC (zone société civile), regroupera les tensions entre, d’une part, l’organisation policière et, de l’autre, la société civile et les municipalités. La deuxième zone, dénommée zone ZI (zone interne) cible les tensions internes entre subalternes et supérieurs. Nous donnerons finalement l’appellation zone ZCE (zone contrôles externes) à celle regroupant les tensions entre l’organisation policière et les

organismes en autorité ou en surveillance sur elle : la déontologie, les ministères et autres instances de contrôle que le politique met en place.

2. ÉVÉNEMENTS MARQUANTS POUR LA TRANSFORMATION DE