• Aucun résultat trouvé

Chapitre 5 CRISES DE LA DÉMOCRATIE ET LIMITES DE LA RAISON

1. UNE CRISE PRATIQUE

1.1 Le juridique : la crise du juge

Une analyse des symptômes premiers de la crise juridique montre que la crise du juge, sans être le seul élément problématique au plan juridique, occupe une place majeure à la une des journaux :

• Délais dans l’administration de la justice en vertu du nombre grandissant de causes;

• Décisions controversées des juges. Les citoyens se demandent si certaines décisions sont moralement acceptables;

• Seuls les plus riches ont les moyens d’accéder aux plus hauts tribunaux;

• Les juges ne sont pas élus, mais nommés par l’autorité politique. Ils invalident des lois démocratiquement votées par le législateur, qui lui est élu.

Face à ces symptômes, Luc Bégin nous invite à la prudence : « Fréquemment, l’activité de nos cours en ces domaines donne lieu à des réactions, tantôt d’indignation et de révolte, tantôt de satisfaction et d’appui inconditionnel, où se côtoient une série de ‘lieux communs’ variablement contestables, ayant trait à ce nouveau pouvoir des juges. » [Bégin 2001, pp. 7-8]. Voilà précisément le sens de la démarche entreprise par le CPD : voir ces symptômes conjoncturels comme la trace de problèmes structurels propres à une crise de l’instance judiciaire et non comme un abus personnel des juges. Lenoble effectue une analyse de cette crise en 1990 [Lenoble 1990 a; 1990 b] et nous en présentons ici les principaux éléments.

Nous allons maintenant formuler un certain nombre de questions qui polarisent les débats théoriques qui seront évoqués plus loin. La première question que pose l’indignation de certains face aux positions « subjectives » des juges pourrait être formulée de la façon suivante : peut-on rendre un jugement purement objectif? Pour Lenoble, cela constitue le

premier enjeu de la crise du juge. L’État moderne aurait entretenu l’illusion d’un juge complètement assujettie au dogme de la norme édictée par le législateur et aux faits objectifs du cas qu’il doit juger. Selon l’équipe du CPD, cette absolue neutralité du juge est une fiction. Comme les citoyens constatent qu’un jugement est rendu en pondérant des valeurs, ce jugement est perçu comme arbitraire et le juge comme l’usurpateur d’un pouvoir qui devait relever exclusivement du législateur.

Il est vrai qu’aujourd’hui, aucune théorie du droit ne prétend encore que le jugement soit simplement une opération logique. Il est vite apparu impossible de juger sans

interprétation et Lenoble note que, depuis les années 60, le positivisme s’est transformé pour faire place à une certaine herméneutique. Les travaux de Chaïm Perelman et ceux de Herbert Hart ont ici joué un rôle prépondérant pour créer un consensus sur le fait que :

La démarche du juge est prise dans un entre-deux où la règle contient une suffisante zone d’incertitude pour permettre l’adaptation du droit aux réalités sociales toujours nouvelles sous la contrainte argumentative d’une décision qui soit acceptée comme raisonnable. En ce premier sens aussi bien l’image mécaniciste de l’opération de juger à laquelle condamnait le culte

révolutionnaire de la loi que sa négation totale ouvrant le juge à une indétermination complète de la règle sont l’une et l’autre définitivement abandonnées : elles constituent une déformation trompeuse d’une fonction de juger dorénavant perçue comme encadrée par une loi dont l’application ne condamne pas pour autant celui qui en a la charge à rester sourd aux appels d’une contingence sociale toujours mouvante [Lenoble 1990 b, pp. 141-142].

Le problème débattu sera celui du caractère exceptionnel ou permanent de ce jeu d’interprétation. Le positivisme défendant le caractère plus qu’exceptionnel et

l’herméneutique soutenant l’idée du caractère constant de cette interprétation, qu’en est-il de la validité des normes? [Lenoble 1990 b, p. 152].

La deuxième question majeure est celle de la redéfinition des pouvoirs du judiciaire en lien avec ceux conférés au législateur. Toutes les décisions invalidant une loi dûment votée ou un règlement administratif, au nom de la défense des droits individuels, sont en fait le signe d’un pouvoir judiciaire qui n’est plus asservi au pouvoir législatif. La

deuxième question en litige sera donc de savoir s’il est légitime en démocratie que le juge détienne ce pouvoir sur le travail du législateur ou de l’administration? C’est ici la

séparation des pouvoirs qui est questionnée [Lenoble 1990 b, p. 150; 1996, p. 286].

La dernière question est reliée à la réponse donnée par l’État pour compenser son

incapacité à réguler efficacement une réalité de plus en plus complexe. À défaut de saisir les enjeux trop techniques qui ne concernent que certains acteurs sociaux, l’État a créé différentes régies administratives où les partenaires sociaux, sous la supervision d’un juge administratif, décident eux-mêmes des normes à mettre en place pour réguler leurs

pratiques. Le rôle du juge dans ces instances n’est plus de trancher pour les parties. L’intérêt de ces autorités administratives « indépendantes » est moins leur indépendance affirmée à l’égard de l’exécutif que le fait que les procédures de prise de décision se réaménagent de manière à assurer le respect des conditions « cognitives » de décision collective en contexte de rationalité limitée [Lenoble 1996, p. 287].

La question qui se profile ici serait la suivante : est-il légitime de maintenir la coupure traditionnellement admise entre élaboration et mise en application d’une norme?

Ce sont les trois questions majeures qui seront en débat sur le plan théorique. De fait, les deux dernières questions, bien que posées par le travail des juges, sont intimement liées aux conceptions de la démocratie qui relèvent au moins autant des débats théoriques sur le politique que de ceux portant sur la question juridique.