• Aucun résultat trouvé

Chapitre 5 CRISES DE LA DÉMOCRATIE ET LIMITES DE LA RAISON

2. UNE CRISE THÉORIQUE

2.4 Résumé des enjeux théoriques

Pour bien saisir la nature de la solution qui sera proposée par Lenoble et son équipe, il est fondamental de bien comprendre les enjeux de cette multitude de discussions théoriques se déroulant simultanément dans différents pays et dans divers champs de la

connaissance. Selon eux, les multiples oppositions constituent autant de réponses

partielles et inadéquates à un problème complètement oblitéré par toutes les parties. Nous terminerons ce chapitre en présentant les points de polarisation. Le prochain chapitre mettra en évidence le problème caché et les solutions que tentent d’y apporter Lenoble et son équipe.

La mise en place de la démocratie moderne vise à assurer la rationalité de l’action sociale collective. Elle pense cette rationalisation sur le mode de l’obligation et elle désire le faire en rompant avec la conception métaphysique de cette rationalisation qui caractérise l’action sociale prémoderne. Le tableau suivant aide à nous représenter les implications de cette démarche.

Chez Kant, la validité des obligations repose sur un fondement en vérité. Cependant, contrairement à la conception métaphysique d’un tel fondement, le modèle kantien ne prétend nullement que la vérité permette une saisie directe de la réalité. Le concept kantien d’objectivité ne repose pas sur une saisie de la totalité de la chose en-soi, mais bien sur le caractère universel des a priori de la Raison et sur la procédure formelle utilisée pour lier les phénomènes entre eux sur la base de ces a priori. C’est ce nouveau concept d’objectivité, contenant une part de subjectivité (les a priori du sujet) sans nous faire sombrer dans l’arbitraire individuel (universalité des a priori), qui donne la validité aux normes sociales adoptées par le législateur. Cependant, pour que les décisions du législateur correspondent à cette exigence, elles doivent être le résultat de la volonté générale de la société. C’est ce qui explique l’importance accordée à la procédure démocratique assurant l’élection des représentants ainsi que le pluralisme dans les discussions politiques. Le caractère formel et universel de la norme justifie qu’elle devienne une obligation pour tous. Ce qui importe, ce n’est pas le contenu sémantique de l’obligation, mais bien le respect du formalisme prévu pour la considérer comme

l’expression de la volonté générale.

LA CONCEPTION MODERNE DE LA DÉMOCRATIE

L’action collective pensée sous le mode de l’obligation

Étapes de la démarche

Générer l’obligation Appliquer l’obligation Vivre sous l’obligation Instances de la démarche Législatif Administratif et judiciaire

La société dans son ensemble Problèmes de la démarche Validité des obligations Interprétation des obligations Motivation à agir conformément à l’obligation

Formalisme et universalité sont à l’origine des discordes que nous avons présentées. Le premier problème qu’ils génèrent est que pour appliquer une norme il faut en comprendre le sens. Ce sens n’est pas donné par le processus d’adoption de la norme. Selon la logique kantienne, il serait totalement contenu dans son énoncé. Or c’est exactement ce que contestent Wittgenstein, les herméneutes et Habermas, d’où les discussions sur l’interprétation de la norme auxquelles nous avons assisté lorsqu’il a été question du jugement juridique. Le positivisme, sous toutes ses formes, tente de limiter la part d’interprétation. Les herméneutes ne cessent de l’élargir. Les premiers défendent absolument les fondements. Les seconds les contestent absolument. Les herméneutes qualifient de dogmatisme la position des positivistes pendant que ces derniers accusent les herméneutes de miner la validité du droit. Habermas tente de sauver la logique des fondements tout en admettant les critiques des herméneutes. Pour y arriver, il doit quitter l’univers de la philosophie de la conscience et du sujet. Le sens ne réside pas dans l’énoncé, mais dans les énonciations. En passant de l’énoncé à l’énonciation, Habermas fait résider le sens non dans le seul énoncé, mais dans la relation de communication qui s’établit entre émetteur et récepteur d’obligation. Si deux locuteurs se disent en accord sur une norme conséquemment à un échange communicationnel, l’efficacité de la

communication suppose qu’ils sont implicitement en accord sur le sens. Ce sens n’est pas fixé une fois pour toutes, mais supposé temporairement convenu dès qu’on admet qu’il y a eu communication. D’où son insistance pour activer les débats politiques dans la sphère publique. Il vise à obtenir le consensus le plus large possible entre les acteurs sociaux sur le sens des obligations. L’obligation chez Habermas n’a pas un fondement absolu,

comme chez les positivistes mais elle a un fondement suffisant. Luhmann pour sa part, en vient à nier toute possibilité d’universalité, d’où l’idée d’une série de sous-systèmes autorégulés. Le sens doit toujours être convenu localement entre acteurs qui participent activement à l’élaboration de la norme. On réduit alors les problèmes d’interprétation, car le formalisme peut tabler sur le jeu de langage commun en vigueur dans un sous-système.

Le deuxième problème posé par le formalisme et l’universalisme est celui de la motivation des acteurs. En misant exclusivement sur le formalisme de la procédure d’adoption pour garantir la validité des obligations, on limite la source de motivation au seul sentiment de respect. C’est la critique essentielle que font les communautariens, d’où leur insistance à asseoir les obligations sur une conception du bien commun issue des traditions ambiantes. Les positions de Arendt sur le républicanisme civique vont dans le même sens. L’idée est ici de moraliser le processus de décision étatique de telle sorte que les obligations ne reposent pas exclusivement sur le formalisme de la loi mais puissent également s’enraciner dans les convictions morales des citoyens. Habermas et Luhmann tentent aussi d’assurer cette motivation. Habermas le fait par la dynamisation des débats politiques dans le monde vécu. Par les processus intersubjectifs de communication dans le monde vécu, on créerait un langage commun sur le sens des obligations, ceci sans

compromettre la neutralité de l’État et sans ériger une spécificité culturelle en fondement des obligations ce que ferait, selon lui, les communautariens et Arendt. Luhmann y arrive lui aussi en s’appuyant sur un langage commun. Il le fait en renonçant à ce qu’il

considère utopique : tenir un discours commun sur la totalité de la vie collective.

Finalement, le dernier problème posé par le formalisme et l’universalisme serait la négation des dimensions identitaires collectives qu’elles soient religieuses, culturelles ou esthétiques. Ce repliement sur l’individu, mine la capacité à vivre ensemble. C’est ce qui oppose les communautariens à tous les libéraux.

Somme toute, ce qui est défendu ou attaqué derrière les discussions sur l’interprétation des normes et la motivation à leur obéir c’est la capacité de la Raison à assurer une connaissance vraie du réel et du juste sur la base d’un processus formel ayant des prétentions à l’universalité. Dans le processus actuel, cette connaissance vraie sert de fondement aux normes valides et permet de leur conférer le statut d’obligations tout en prétendant ne pas retomber dans l’ontologie métaphysique. Les symptômes de la crise sociale, tant sur le plan juridique que politique, sont autant de manifestations des

la Raison en matière d’action sociale collective. Les discussions théoriques sur le plan juridique et politique visent à mieux cerner les limites de la Raison. Certaines positions en viennent à contester les structures existantes d’autres tentent de les conserver. Mais tous s’efforcent de mieux cerner les limites de la Raison sans retomber dans l’illusion de sa toute-puissance, comme le faisait l’ontologie métaphysique, et sans en nier le rôle comme le font les positions complètement déterministes ou subjectivistes.