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Chapitre 1 LES CONCEPTIONS DE LA RAISON PRATIQUE EN ÉTHIQUE

1. LES ÉTHIQUES DE LA VERTU

Les éthiques de la vertu ont largement dominé les conceptions éthiques de l’Antiquité à l’ère moderne. Les Grecs, les Romains et une grande partie des penseurs chrétiens se sont fait les promoteurs d’une version perfectionniste de la vertu, peu compatible avec le pluralisme. Cependant, comme nous l’indique Hurka, les éthiques contemporaines de la vertu peuvent être compatibles avec le pluralisme [Hurka 2004, p. 1443].

Au sujet des théories perfectionnistes, Thomas Hurka dit :

Elles affirment que le bien consiste au fond à développer la « nature » de l’individu ou à réaliser le « moi véritable ». Certaines propriétés constituent le fondement de l’identité personnelle, et le bien de la personne consiste à développer ces propriétés au plus haut degré. Dans certaines versions de cette conception fondamentale, l’identité en question est une identité individuelle, et chaque être humain devra donc développer les propriétés qui le

distingueront des autres hommes. Mais, dans la plupart des versions de cette conception, la nature humaine est commune à tous les individus. Certaines propriétés sont jugées fondamentales à la nature humaine, ou elles en sont l’essence, ou encore les deux. Le bien humain est alors considéré comme reposant sur ces propriétés. [Hurka 2004, pp. 1437-1438].

Les éthiques classiques et chrétiennes de la vertu se conforment à la règle générale décrite par Hurka et érigent certaines propriétés, jugées essentielles à la « nature humaine », en traits de caractère ou vertus à acquérir, et considèrent l’absence de ces propriétés comme des vices ou manques de vertu. Il est important de souligner que les vertus ne sont pas uniquement affaire de Raison et de volonté :

Posséder une vertu, c’est reconnaître de façon raisonnée l’importance d’un bien qui peut être obtenu ou préservé par l’action humaine et accorder à ce bien, dans l’économie de nos pensées, sentiments, souhaits, désirs et activités, la place qui correspond précisément à cette estimation de son importance, en tant que bien à rechercher ou à préserver. Grâce à cette attitude, notre

engagement vis-à-vis de ce bien occupe une place stable et durable dans notre vie, une place qui informe et façonne nos réactions aux individus et aux situations, qui guide nos choix et nos décisions, et qui tempère nos espoirs et

nos regrets. La possession d’une vertu intègre en harmonie de nombreux aspects d’une personne. Posséder une vertu, ce n’est pas simplement s’en tenir au jugement rationnel et à la volonté, en étouffant ou en ignorant les sentiments sous prétexte qu’ils seraient non pertinents ou importuns. Mais il ne s’agit pas non plus simplement d’une réaction chaleureuse, qui serait indifférente aux informations apportées par un jugement intelligent et des considérations appropriées [Dent 2004, pp. 2011-2012].

Cet arrimage entre Raison et désir est très manifeste chez Aristote, lorsqu’il décrit comment sont reliées les vertus morales et les vertus intellectuelles dans la poursuite du souverain bien.

Pour Aristote, le bonheur est le bien ultime [Aristote 1992, 1099 a p. 45] et il réside dans une activité de l’âme conforme à la vertu [Aristote 1992, 1098 a, p. 43]. Or l’âme

humaine est complexe. Elle comprend une partie rationnelle et une partie irrationnelle. Cette dernière est elle-même composée de deux facultés : la « végétative »

(complètement irrationnelle) chargée de la nutrition et de la croissance et « l’appéritive » ou « désidérative » (partiellement rationnelle) qui est susceptible de se laisser influencer par la Raison. La partie rationnelle de l’âme fait écho à cette dualité de l’irrationnelle et comporte aussi une partie rationnelle « absolument et en soi et l’autre, comme quelque chose à l’écoute de son père. » [Aristote 1992, 1102 b- 1103 a, pp. 53-54]. Comme on le constate, l’âme humaine est simultanément désir et Raison.

Les vertus sont en lien avec cette dualité de l’âme humaine. Elles se subdivisent en vertus morales, telles le courage, la tempérance et la libéralité, et en vertus intellectuelles comme la sagesse, la prudence et l’intellect. Les premières sont forgées par l’habitude, tandis que les secondes sont le fruit de l’éducation et s’acquièrent avec l’expérience et le temps. [Aristote 1992, 1103 a p.55]. Les vertus morales ne sont pas des passions mais des dispositions acquises permettant de maîtriser adéquatement une passion spécifique. Les passions nous mettent en mouvement, tandis que les vertus nous placent dans un certain état [Aristote 1992, 1105 b-1106a, pp. 60-61]. En effet, être vertueux ne suppose pas seulement d’accomplir un acte qui soit conforme à la vertu mais de le faire

consciemment, par choix délibéré d’actualiser cette vertu. Le sens à donner à l’expression « choix délibéré » est fondamental chez Aristote. Car si le choix délibéré est une

manifestation de la volonté, toute expression de la volonté n’est pas un choix délibéré. Selon lui « nous délibérons sur tout ce qui est de notre fait sans être de la même manière.» [Aristote 1992, 1112 b, p. 78]. Autrement dit, on ne délibère ni sur des certitudes, ni sur de simples souhaits. On délibère sur les actions à poser qui relèvent de notre responsabilité et dont l’issue varie. La bonne délibération est celle qui respecte la droite Raison, qui actualise une vertu morale spécifique en faisant preuve de prudence qui constitue la vertu intellectuelle propre à la délibération [Aristote 1992, 1141 b, p. 154]. C’est ce qui lui fait dire « Il ressort donc de ce qui a été dit qu’on ne peut être bon au sens propre, sans la prudence, ni prudent sans la vertu morale. » [Aristote 1992, 1144 b, p. 163]. D’où l’idée que « le choix délibéré est soit intellect désirant, soit désir intellectuel, et un tel principe, c’est l’homme » [Aristote 1992, 1139 b, p. 149]. C’est la prudence qui permet de doser adéquatement une passion spécifique selon le juste milieu propre à la personne, aux circonstances et au moment de la décision singulière. C’est la vertu intellectuelle de prudence qui permet d’éviter lâcheté et témérité et d’actualiser adéquatement la vertu de courage. C’est en ce sens que l’on peut dire que la vertu première de la Raison pratique aristotélicienne est la prudence [Pellegrin 2004, pp. 1560- 1562]. La délibération ne porte alors pas sur la finalité mais bien sur les moyens à prendre pour la matérialiser dans les circonstances [Aristote 1992, 1112 b, p. 79]. C’est ce qui permet à la position Aristotélicienne d’être à la fois cognitiviste (le courage est une vertu indispensable de l’homme) et de reconnaître une souplesse dans le jugement

pratique qui n’exige pas un devoir absolu pour tous les individus faisant face à la même situation. Il ne suffit pas de connaître la vertu pour conclure que tout humain doit se comporter de façon X dans la situation Y. En ce sens, à chacun de juger selon les circonstances, et selon sa propre compétence de la natation, si se lancer à l’eau pour secourir un enfant de la noyade relève du courage ou de la témérité, si rester sur la rive à le regarder se noyer est signe de sagesse ou de couardise.

Dans une telle conception de l’éthique, les normes sociales ne peuvent constituer un absolu à ne jamais transgresser. Le juste légal doit continuellement être mesuré à l’aune du bien fondamental.

Le prochain passage d’Aristote indique bien la nature du rapport à la norme dans les éthiques de la vertu. Il s’agit de respecter l’esprit de la loi, plutôt que d’en respecter la lettre.

En vérité, le juste et l’équitable sont identiques, et, si tous deux sont bons, l’équitable vaut mieux. Voici le problème : si l’équitable est juste, il n’est pas le juste selon la loi, mais un correctif du juste légal. En voici la raison : toute loi est générale, mais il est impossible de parler correctement de certaines choses en général. Donc, dans les cas où on est contraint de parler en général, mais où le faire correctement est impossible, la loi prend ce qui est le plus fréquent sans ignorer la part d’erreur. Ce n’en est pas moins correct, car la faute n’est ni dans la loi ni chez le législateur, mais dans la nature de la chose : telle est précisément la substance des actes. Donc, quand la loi parle en général et que survient là-dessus un cas qui s’écarte du général, il est alors correct, là où il y a négligence et faute du législateur parce qu’il parlait absolument, de corriger son omission, dans les termes où le législateur lui- même l’aurait fait s’il avait été là, et comme il aurait légiféré s’il avait eu connaissance de ce cas. Voilà pourquoi l’équitable est juste et meilleur qu’une forme du juste : il n’est pas meilleur que le juste absolu, mais que celui qui est fautif par son caractère absolu. Telle est la nature de l’équitable, qui est un correctif de la loi, là où elle est défectueuse, à cause de son

caractère général [Aristote 1992, 1137b-1138 a, pp. 142-143].

L’antiquité gréco-romaine, entre autres à travers les stoïciens et les penseurs qu’ils ont influencés, autorise même la transgression de l’esprit de la loi au nom d’un universel transcendant à caractère naturel ou divin. Selon cette conception, il existe une nature humaine qui respecte les règles fixées pour l’ensemble du fonctionnement naturel. Cette nature, une fois connue, peut servir de base à l'établissement des règles sociales. Les normes sociales sont alors jugées bonnes ou mauvaises en fonction de leur conformité avec ces règles naturelles :

Il existe une loi vraie, c’est la droite raison, conforme à la nature, répandue dans tous les êtres, toujours d’accord avec elle-même, non sujette à périr, qui nous appelle impérieusement à remplir notre fonction, nous interdit la fraude et nous en détourne. L’honnête homme n’est jamais sourd à ses

commandements et à ses défenses; ils sont sans action sur le pervers. À cette loi nul amendement n’est permis, il n’est licite de l’abroger ni en totalité ni en partie. Ni le Sénat ni le peuple ne peuvent nous dispenser d’y obéir et point n’est besoin de chercher un Sextus Aelius pour l’expliquer ou l’interpréter. Cette loi n’est pas autre à Athènes, autre à Rome, autre aujourd’hui, autre demain, c’est une seule et même loi éternelle et immuable, qui régit toutes les nations et en tout temps, et il y a pour l’enseigner et la prescrire à tous un dieu unique : conception, délibération, mise en vigueur de la loi lui appartiennent également. Qui n’obéit pas à cette loi s’ignore lui-même et, parce qu’il aura méconnu la nature humaine, il subira par cela même le plus grand châtiment, même s’il échappe aux autres supplices [Cicéron 1965, p. 86].

La validité des normes repose ici sur une vérité transcendante, extérieure à l’humain et à la vie sociale, ayant un fondement absolu dans la nature des choses. Par sa référence à un dieu unique, Cicéron infléchit déjà le stoïcisme antique, racine du droit naturel, vers la position chrétienne donnant un fondement divin aux lois de la nature.

Dans les deux cas, le juste légal devient une obligation morale pour les individus si, et seulement si, la loi est une manifestation singulière d’une vérité absolue sur le bien inscrite dans les volontés divines ou la nature des choses.

Comme on le constate, la Raison pratique, dans une éthique de la vertu de type perfectionniste classique, est peu compatible avec le pluralisme : tous doivent être courageux. Elle ne suppose pas cependant un commandement direct de l’action par la connaissance de la vertu ou de la norme sociale. Elle suppose une délibération pratique propre à chacun, sur la façon d’actualiser l’incontournable vertu, quitte à le faire au détriment de la loi humaine.