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La perte des fondements moraux transcendants

Chapitre 4 DE LA MONARCHIE À LA DÉMOCRATIE

2. DÉMOCRATIE, DÉONTOLOGISME ET CONSÉQUENTIALISME

2.1 La perte des fondements moraux transcendants

La modernité philosophique établit une coupure entre les connaissances et les croyances. Les premières sont objets de sciences, les autres, objets de foi. Un long processus de réflexion reléguera progressivement les conceptions du bien au domaine des croyances, sapant ainsi les fondements absolus servant de base aux décrets monarchiques. Si les conceptions du bien sont subjectives, il est injuste qu’une seule conception du bien

préside aux décisions politiques. Les conditions théoriques pour une remise en question de l’organisation politique sont en place. Il est en effet difficile de légitimer un décret royal si les conceptions du bien qu’il matérialise sont relatives aux croyances de chacun.

Descartes, en 1637, avec son « je pense donc je suis » [Descartes 1966, p. 60], sème le doute radical sur ce qu’il nous est possible de connaître, et initie la démarche. Il présente l’existence à titre de sujet comme la seule vérité immédiatement accessible à la

connaissance. Spinoza (1632-1677), Leibniz (1646-1716) et de nombreux penseurs poursuivront cette démarche.

Hume (1711-1776) mérite cependant une attention particulière dans la mesure où il a profondément marqué la pensée de Kant, considéré par Lenoble et Berten comme celui qui confère son statut à la Raison pratique moderne.

Pour Hume, les idées ne sont que le fruit de nos perceptions et les liens de causalité que de simples inventions induites par la Raison sur la base de notre expérience [Hume 1982]. En somme, peu de choses sur lesquelles fonder une obligation absolue d’agir dans un sens donné, ce qui est, comme nous le savons, au cœur de l’œuvre morale de Kant. Plus encore, la remise en cause, sur une base rigoureuse, de la causalité, alors que Corpernic et Newton nous ont déjà laissé des travaux scientifiques majeurs, laisse Kant avec la question « Comment la science est-elle en général possible? » [Hersh 1993, p. 203].

Entre 1781 et 1790, Kant publie trois œuvres majeures qui marquent théoriquement la rupture moderne avec la métaphysique et fournissent le cadre où nous pensons les sciences et une bonne partie de notre éthique, tout en tenant compte des critiques de Hume. Bernard Rousset, dans une présentation de la Critique de la Raison pure, résume ainsi le défi que Kant tentait d’y relever :

[…] il lui faut donc dire ce que peuvent être une réalité et une vérité

objectives pour celui qui a découvert que les choses ne sont données que dans des formes subjectives et qui découvre qu’elles ne sont connues que par le moyen de synthèses subjectives, qui refuse, par conséquent, de dire que la connaissance est le produit de l’objet, mais qui refuse également de faire de l’objet le produit de la connaissance et qui avoue ne rien comprendre aux systèmes faisant état d’une harmonie divinement établie entre l’être de l’objet et l’acte du sujet [Rousset 1976, p. 13].

Le projet kantien est donc de définir les limites de ce que la Raison humaine peut connaître, en admettant que Dieu ou les choses elles-mêmes ne nous donnent pas cette connaissance, mais qu’elle se construit à travers la perception, toujours subjective, que nous en avons. La chose-en-soi n’est pas immédiatement disponible à la Raison. Dieu, ni la nature ne nous donnent un accès direct au réel. Nous pensons ce dernier à travers nos idées, mais nous ne le créons pas, pas plus qu’il ne crée nos idées. Les objets sont perçus par les sens, ils nous sont donnés par la sensibilité, comme phénomènes intuitifs que seul l’entendement nous permettra de penser comme objets de connaissance. C’est en ce sens que ces deux facultés, sensibilité et entendement, sont indispensables à la connaissance.

De ces deux propriétés, aucune n’est préférable à l’autre. Sans la sensibilité, nul objet ne nous serait donné; sans l’entendement, nul ne serait pensé. Des pensées sans matière sont vides; des intuitions sans concepts sont aveugles. Ainsi est-il tout aussi nécessaire de rendre sensibles les concepts (c’est-à-dire d’y joindre l’objet [donné] dans l’intuition), que de rendre intelligibles les intuitions (c’est-à-dire de les soumettre à des concepts). Ces deux facultés ou capacités ne sauraient non plus échanger leurs fonctions. L’entendement ne peut avoir l’intuition de rien, ni les sens rien penser. La connaissance ne peut résulter que de leur union. Il ne faut pas cependant confondre leurs rôles, et 1’on a au contraire grandement raison de les séparer et de les distinguer avec soin. Aussi distinguons-nous la science des règles de la sensibilité en général, ou l’Esthétique, de la science des règles de l’entendement en général, ou de la Logique [Kant 1976, p. 110].

Mais l’entendement n’est pas encore Raison. « Si l’entendement peut être défini : la faculté de ramener les phénomènes à l’unité au moyen de règles, la Raison est faculté de ramener à l’unité les règles de l’entendement sous des principes [Kant 1976, p. 308]. » Cette faculté de l’entendement à ramener le multiple sous le un est justement la capacité à conceptualiser les phénomènes [Kant 1976, p. 129]. C’est par l’imagination, une des facultés de l’entendement, que les phénomènes sont assemblés pour donner naissance aux

concepts selon les catégories de l’entendement [Kant 1976, p. 173]. Mais le concept n’est pas l’étape finale de la connaissance :

La raison n’a donc proprement pour objet que l’entendement et son emploi conforme à sa fin; et, de même que celui-ci relie par des concepts ce qu’il y a de divers dans l’objet, celle-là de son côté relie par des idées la diversité des concepts, en proposant une certaine unité collective pour but aux actions de l’entendement, qui sans cela se borneraient à l’unité distributive. [Kant 1976, p. 504].

Ainsi conçue, la Raison est toujours une forme de jugement déterminant une

connaissance nouvelle en combinant des concepts dont un est conçu comme une règle générale, un principe, qui nous permet de déterminer une nouvelle connaissance par inférence avec une autre règle de l’entendement [Kant 1976, p. 309]. On pourrait représenter la démarche de connaître dans un tableau :

LA PRODUCTION DE LA CONNAISSANCE CHEZ KANT Concept

kantien

Faculté dont il relève Place dans le processus de la connaissance

Chose en soi Portion de la réalité qui n’est pas directement accessible à l’humain, mais que nous savons servir de support à nos perceptions.

Non disponible à la connaissance.

Phénomène Ce que la sensibilité permet, par intuition, de percevoir de la chose en soi. Elle repose sur les a priori de la sensibilité : espace et temps

N’est pas encore objet de connaissance, mais simple représentation d’un objet : une intuition singulière et subjective. Concept Produit de l’imagination par

assemblage de phénomènes sous les règles de l’entendement. Le concept est donc la représentation du phénomène, lui-même étant représentation d’un objet.

La connaissance imaginaire relève de l’entendement, elle forme les objets de l’expérience qui constituent la base de la connaissance. Plus général et abstrait que le phénomène. Idée Produit sous un principe par

jugement déterminant de la Raison. Elle est un concept de concept.

Forme supérieure de la

connaissance purement formelle, elle relève de la Raison. Prétend à l’universalité et est très abstraite.

Tableau 1 La production de la connaissance chez Kant

Comme le souligne Kant, « C’est dans l’accord avec les lois de l’entendement que consiste la partie formelle de la vérité. Dans les sens il n’y a point de jugement, ni vrai ni faux. » [Kant 1976, p. 303]. Cette conclusion sur la vérité, en apparence surprenante, découle du fait que l’objet de connaissance est déjà un produit de la sensibilité qui a situé dans le temps et l’espace une perception, et l’entendement qui arrime les éléments entre

eux pas ses propres a priori comme la causalité, génère la connaissance. La vérité est donc conformité avec l’objet de connaissance, mais jamais avec la chose en soi, d’où l’idée que la vérité est formelle selon les lois de la Raison.

À la fin de cette démarche, quelles sont les limites de notre connaissance? Les sciences sont possibles, mais elles ne nous donnent pas le réel tel qu’il est. Nous le saisissons à travers les catégories a priori de la sensibilité (temps et espace) et nous le transformons en objet de connaissance à travers les catégories a priori de l’entendement, comme la causalité, qui ne sont que des formes de notre Raison. Mais le réel existe bien et le phénomène qui le représente est le fruit de notre sensibilité et de notre entendement. Nos connaissances peuvent être qualifiées de certaines et nécessaires car elles sont déduites logiquement sur la base des catégories a priori de l’entendement, identiques pour tous les humains. La Raison nous donne également les Idées de Dieu, du monde et de l’âme. Par contre, dès que la Raison tente de penser la vérité de ces Idées, elle débouche sur des « illusions transcendantales » sur des thèses dont il est impossible de déterminer, de façon assurée, la validité ou la fausseté. D’où la conclusion tirée par Kant que ce qui n’est pas perceptible par nos sens échappe à notre expérience, et ne peut devenir objet de

connaissance mais uniquement objet de foi [Hersh 1993, pp. 216-226].

L’épistémologie kantienne, en admettant que les conceptions de la vie bonne ne sont pas objet de connaissance, mais de foi, vient instaurer une coupure entre le bien et le juste, entre le privé et le public, entre l’Église et l’État. On ne peut pas imposer la foi, car elle ne se démontre pas. Ce que nous pouvons imposer cependant, ce sont les seules normes qui se conforment à la droite Raison. Cette dernière seule peut servir de fondement aux justes lois humaines qui gouverneront la sphère publique. Le bien et le bonheur étant relégués à la sphère privée.