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Une nette séparation entre le bien et le juste

Chapitre 4 DE LA MONARCHIE À LA DÉMOCRATIE

2. DÉMOCRATIE, DÉONTOLOGISME ET CONSÉQUENTIALISME

2.3 Une nette séparation entre le bien et le juste

Si les conceptions du bien et du bonheur ne peuvent faire l’objet d’une connaissance mais relèvent seulement de la croyance, il est illégitime d’imposer une conception unique du bien à tous les citoyens. Comme le dit Lenoble, cette question étant « … non

déterminable par la raison » sera à ce titre « laissée à la libre discrétion des opinions subjectives » [Lenoble 1994, p. 11]. Les conceptions du bien sont reléguées à la sphère privée qui sera donc régulée par la morale et les mœurs.

Le pluralisme s’impose et l’État ne devrait pas faire la promotion d’une conception du bien mais uniquement s’occuper du domaine du juste. Soit, selon Lenoble, de « la détermination des conditions nécessaires et suffisantes à la coexistence et à la maximisation des possibilités données aux membres de la société de poursuivre leur conception personnelle du ‘bonheur’ » [Lenoble 1994 p. 11]. C’est à ce titre qu’on parle de neutralité de l’État et de régulation par le droit de l’ensemble des activités pouvant avoir un impact sur autrui dans la sphère publique.

Historiquement, l’ampleur de l’intervention étatique pour assurer le respect du juste a considérablement varié. Le libéralisme initial compte essentiellement sur la rationalité des décisions individuelles et laisse une sphère réduite d’action à l’État. L’État social qui lui succède mise davantage sur la rationalité des décisions collectives [Lenoble 1994, p. 19].

Dans le cadre du libéralisme initial et idéal, l’État ne doit ni prendre parti sur les enjeux moraux, ni s’impliquer dans les activités économiques. Ces questions sont jugées de compétence strictement privée. L’idée de base de l’économie libérale étant que l’amélioration de la richesse provoque, en soi, une augmentation du bonheur, du bien individuel et collectif. Ce qui suppose, comme le souligne Amartya Sen, une certaine conception de l’être humain :

Ce qui m’intéresse ici, c’est la vision de l’homme qui constitue une partie de l’analyse de Edgewoth et qui survit, plus ou moins intacte, dans une grande partie de la théorie économique moderne. Cette vision est bien entendu schématisée et destinée spécifiquement à alimenter un débat relativement abstrait qui préoccupait beaucoup Spencer, Sidgwick et plusieurs autres grands penseurs de cette époque : dans quel sens et jusqu’à quel point un comportement égoïste permettrait-il de réaliser le bien général? [Sen 1996, p. 91].

Or de nombreux auteurs constatent que la recherche du bien individuel est loin d’assurer le bien commun : « Our capitalist societies are replete with unacceptable inequalities » [Van Parijs 1995, p. 1] . Ce constat, partagé par d’autres auteurs contemporains [Elster 1986; Picavest 1996; Van Parijs 1996, Kowalski 1998], a conduit à la mise en place de ce que nous connaissons sous le nom d’État-providence ou, dans les termes de Lenoble, d’État social. D’abord soucieuse de l’égalité des droits, la justice étend progressivement son intervention à l’amélioration de l’égalité des chances et de l’égalité matérielle entre les citoyens. Cette transformation ne change cependant pas fondamentalement

l’entreprise. Le but demeure d’assurer plus de justice en soignant les inégalités sociales ou individuelles. Le domaine d’intervention de l’État demeure celui du juste [Lenoble 1994, p. 8]. Le bien demeure une question de liberté individuelle.

Le champ d’intervention de l’État étant mieux spécifié, reste à savoir sur quel critère repose la détermination du juste si elle ne s’appuie pas sur une conception spécifique du bien. Selon Lenoble, « Le critère de validation de ce domaine du ‘juste’ est, par ailleurs formel : le commandement étatique (c'est-à-dire la loi) n’est valable qu’en tant qu’il s’exprime dans la forme de la volonté générale, c'est-à-dire dans la forme sémantique d’une volonté générale et abstraite » [Lenoble 1994, p. 11].

La validité des lois repose sur le respect du formalisme prévu pour leur édiction plus que sur leur contenu. En fait, on considère que si le contenu est une manifestation de la volonté générale (condition de validité), la loi est également légitime. Les conditions à respecter pour qu’une norme soit jugée être l’expression de la volonté générale varient selon les pays et les conceptions de la démocratie qui y prévalent.

Comme le souligne Lenoble, l’organisation formelle de l’État démocratique moderne peut prendre différentes formes : « une première plus républicaine, qui accentuera le moment d’universalité qu’incarnerait l’État et une seconde, non dépourvue de

connotation romantique, qui accentuera la nécessaire valorisation culturelle de l’espace public comme contrepoids à l’abstraction d’État » [Lenoble 1994, p. 12]. Ce passage de Lenoble, évoque le fait que les sociétés n’accordent pas toutes la même importance aux délibérations des élus. La question sous-jacente étant de savoir jusqu’où la volonté des élus peut être associée à la volonté générale des citoyens?

Le débat n’est pas récent. Pour Jean-Jacques Rousseau, d’où l’allusion au romantisme, « Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale; et nous recevons encore chaque membre comme partie indivisible du tout. » [Rousseau 1963, p. 62]. Selon cette vision, seule l’assemblée des citoyens, non de leurs représentants, peut exprimer la volonté générale. Hobbes, pour sa part, affirmait que les hommes, d’un commun accord, remettent le pouvoir à l’État pour pacifier la vie sociale qui, autrement, n’est que lutte pour la défense de l’intérêt personnel [Hobbes 1971, chap. XIX]. Bien que ce dernier ne considérait la démocratie que comme une étape vers la monarchie absolue, on peut dire que sa vision sur la délégation du pouvoir aura prévalu au moment de la constitution des démocraties. Rares sont ceux qui, de nos jours, défendent la démocratie directe à la Rousseau. Cependant, la question de l’adéquation entre volonté générale et volonté du législateur demeure tout à fait contemporaine.

Habermas, comme de nombreux critiques du libéralisme, est conscient du fait qu’il y a une nette distinction entre volonté de l’Assemblée nationale et volonté du peuple. Cependant, il ne croit pas que le peuple puisse être continuellement mobilisé sur les questions d’intérêt collectif et préfère miser sur la structure étatique, tout en assurant certains contrôles sur le processus législatif, pour garantir la validité des normes qu’il génère.

Cette position est également partagée par Ackerman, opposant des penseurs qualifiés de “monistes”, qui s’imaginent “que le vainqueur d’une élection ouverte et équitable a le droit de gouverner avec l’entière autorité qui appartient au peuple” [Ackerman 1998, p. 36]. Cependant, il croit le peuple périodiquement mobilisable autour de grands enjeux constitutionnels. D’où son idée de démocratie dualiste. Une voie constitutionnelle, lorsque le peuple, à l’occasion, prend directement et activement part aux débats politiques. Une voie parlementaire, où le peuple prend indirectement part aux débats politiques quotidiens grâce aux représentants qu’il a élus [Ackerman 1998, pp. 366-398].

Habermas partage l’opinion d’Ackerman sur le manque de réalisme d’une mobilisation constante du peuple. C’est ce qui le pousse à se démarquer des défenseurs de la

démocratie directe. Selon Habermas, c’est par réalisme que nous avons établi des constitutions et donné aux juges un pouvoir d’arbitrage des litiges en cette matière :

[...] celle-ci [la Constitution] doit à la fois discipliner le pouvoir d’État en prenant des précautions normatives (du type des droits fondamentaux, de la séparation des pouvoirs et de l’obligation de l’administration envers la loi) et amener ce pouvoir à prendre adéquatement en compte les intérêts sociaux et les orientations axiologiques, et ce, par le biais de la compétition, d’un côté entre les partis politiques et, de l’autre entre gouvernement et opposition. Une telle conception de la politique centrée sur l’État peut renoncer à l’hypothèse peu réaliste de citoyens capables d’action collective [...] Le pivot du modèle libéral n’est pas l’autodétermination des citoyens qui délibèrent, mais la soumission aux normes de l’État de droit d’une société économique qui, en satisfaisant les attentes de bonheur privé des citoyens engagés dans la production, doit garantir le salut public entendu dans un sens apolitique [Habermas 1997, pp. 268-269].

Indépendamment de la forme prise par l’organisation de l’État et des conditions jugées nécessaires à l’expression de la volonté générale, les sociétés occidentales, dites

démocratiques, reposent sur une nette séparation entre la société civile et l’État. Seul ce dernier, selon un formalisme convenu, y est reconnu avoir le pouvoir de lever

l’indétermination entre ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. Cette fonction est toujours dévolue exclusivement au législateur qui en fixe la forme générale. L’administration et la

justice s’occupent de lever l’indétermination reliée aux problèmes de mise en application dans des contextes particuliers.

En résumé, l’instauration de la démocratie a restreint le champ d’intervention de l’État au domaine du juste. Cette intervention s’est d’abord concentrée sur les mesures visant l’égalité des droits puis, pour contrer les inégalités sociales persistantes, s’est élargie à des mesures visant l’égalité des chances et l’égalité matérielle. Ces mesures sont

qualifiées de justes si la procédure formelle de leur adoption respecte les critères prévus pour leur reconnaissance comme expression de la volonté générale. Cependant, ces critères fluctuent selon les sociétés et sont intimement liés à l’importance relative accordée au poids de la parole des élus dans la constitution d’une volonté générale. Lorsqu’une norme sociale est réputée satisfaire aux conditions de justice, il ne reste qu’à comprendre comment cette norme permet une transformation des pratiques existantes. Ce qui nous conduit à présenter la deuxième distinction invoquée plus haut par Lenoble pour justifier la rationalité de l’intervention de l’État : la séparation entre justification et mise en application des normes.

2.4 La séparation entre justification et mise en application des