QUELQUES ÉLÉMENTS PROSPECTIFS
II. LA CONSTITUTION D’UNE SYMBOLIQUE GRAPHIQUE
3. Le rapport conscience/forme et ses correspondances graphiques
Nous venons de voir les caractéris>ques visuelles que produisent ces deux grands contrastes que sont la clarté/obscurité et la chaleur/froideur. Quels rôles peuvent-‐ils jouer du point de vue d’une représenta>on organique du territoire ? Ceee ques>on nous renvoie à la probléma>que qui a été exposée dans le deuxième chapitre. Elle concerne le rapport que l’on peut établir entre la forme et la conscience ainsi que leur ac>vité de manifesta>on et d’intégra>on rythmique. Examinons de plus près le pont que nous pouvons jeter entre les quatre couleurs que nous venons d’étudier et ceee probléma>que.
Premièrement, nous venons de voir que la paire d’opposés clarté/obscurité produit les mouvements centrifuges/centripètes, c’est-‐à-‐dire d’extériorisa>on/intériorisa>on. Or, n’est-‐
ce pas là une des meilleures figura>ons de la dis>nc>on que l’on peut faire entre la forme (ou phénomène apparent) et la conscience ? En effet, tandis qu’une forme est une énergie qui s’est matérialisée sur le plan extérieur, la conscience est le versant intérieur de la réalité, elle est le lieu ou les qualités énergé>ques sont élaborées. En l’occurrence, nous pourrons dire qu’une couleur plutôt sombre caractérise l’aspect conscience alors qu’une couleur claire figure l’aspect forme.
En deuxième lieu, nous avons vu que la paire d’opposés chaleur/froideur avait pour effet de produire le double mouvement d’émission et de récep>on. Ceee opposi>on correspond au cycle successif d’ac>vité et d’inac>vité d’une forme ou d’une conscience.
Par conséquent, nous dirons d’une conscience qu’elle est en phase d’aerac>on ou d’émission des énergies. Pour le cycle d’une forme, il me semble préférable de parler de phénomène animé par une force ou en phase de cristallisa>on. Notons au passage que je dis>ngue l’énergie de la force : la première est une qualité reçue ou émise au niveau de la conscience, tandis que la deuxième est la traduc>on dans le monde physique de ceee qualité.
En fonc>on de ce qui vient d’être dit, reformulons maintenant la significa>on de chacune des quatre couleurs du point de vue d’une représenta>on du territoire.
— Le rouge plutôt sombre et chaud caractérise un lieu d’émission des énergies.
— Le bleu sombre et froid marque un lieu de récep>on des énergies.
— Le jaune très clair et très chaud figure un lieu de mise en forme des énergies.
— Le vert assez clair et plutôt froid représente un lieu où les énergies se sont re>rées.
Afin de renforcer leur significa>on, nous pouvons délimiter les couleurs par des formes géométriques spécifiques.
— La figure géométrique correspondant le mieux à la couleur rouge est le point qui a pour caractéris>que principale d’être autonome et concentré.
— La forme qui correspond le mieux au bleu est le cercle dont la ligne courbe fermée incline à la latence, à la récep>vité.
— Grâce à la dynamique que ses trois côtés engendrent, le triangle est une figure géométrique qui correspond bien à l’ac>vité expansive de la couleur jaune.
— Pour le vert, le carré renforce bien l’idée de cristallisa>on de la forme, de stabilité et d’achèvement.
— Quant à la croix, elle peut être u>lisée pour symboliser la cohérence des rela>ons qui existent entre les aspects que nous venons de décrire. La croix reliant un point rouge à un cercle bleu qui l’entoure pourra signaler la présence de rela>ons harmonieuses entre le lieu d’émission des énergies et le lieu de leur récep>on. Dans un triangle avec un point rouge au centre, la croix signifiera que les énergies mises en formes répondent bien à l’impulsion primi>ve.
Gardons à l’esprit que la mise en place des symboles dans un plan ne peut pas être mécanisée, puisqu’il n’y a pas de quan>fica>on à proprement parler. Le choix des symboles doit se faire en fonc>on d’un examen approfondi des aspects par>culiers qui qualifient les par>es d’un territoire. Par ailleurs, la complémentarité des symboles les uns par rapport aux autres donne une clé de lecture pour meere en évidence l’absence ou la présence d’équilibres dynamiques entre ces par>es.
Suivant ceee perspec>ve, la carte pourrait devenir un ensemble cohérent de symboles qui, en fonc>on d’une théma>que donnée, serait une synthèse du jeu dynamique des différentes énergies et forces qui modèlent un territoire.
CONCLUSION
« L’homme lui-‐même, être de la nature, enseigne à l’homme, être spirituel, que toutes choses ont un centre qui est en son cœur, et son corps ver>cal lui apprend la hiérarchie des degrés de réalité, qui vont de la pierre à l’esprit, et la correspondance analogique de l’un à l’autre qui les unifie. »
Jean Borella (1989 : 7).
Les systèmes de représenta>on permeeent à l’homme de structurer sa vie. Leur cohérence et leur justesse lui permeeent de conserver son équilibre. Cependant, si la créa>on de tels systèmes est nécessaire pour assurer les bases pour interpréter le monde et y conduire son ac>on, il faut qu’il veille à ce que ces systèmes ne l’enferment pas dans une prison où sa vision se limite aux barreaux de sa cellule. Certaines représenta>ons sont tellement intériorisées qu’elles peuvent lui faire exclure certaines percep>ons. De plus, de la même façon que l’homme cristallise sa concep>on du monde, il finit par cristalliser le monde lui-‐même. Ainsi, subit-‐il en retour les construc>ons qu’il se fait : les "formes-‐
pensées" qu’il génère sont des structures énergé>ques qui peuvent empêcher que se perpétue dans les formes matérielles le mouvement de la vie.
Au demeurant, il faut savoir qu’une représenta>on n’est finalement qu’une désigna>on conceptuelle momentanément u>le et qu’il convient d’accommoder constamment en fonc>on des nouvelles expériences. C’est à la raison intui>ve qu’incombe le rôle de se connecter à une vision plus profonde de la réalité, de déstructurer l’ancien paradigme ou modèle afin qu’une compréhension plus vaste puisse s’opérer.
L’histoire des sciences est là pour nous rappeler la difficulté que certains chercheurs ont eue pour convaincre leurs confrères du bien-‐fondé de leurs nouvelles découvertes. Il faut dire que ces dernières ne pouvaient manquer de déranger des représenta>ons tenues pour acquises et qui, en assurant un certain confort, entraînaient une paresse intellectuelle. Or, la carte est un dépositaire puissant de représenta>ons du monde. C’est pourquoi il m’a semblé important de connaître un peu mieux les limites dans lesquelles elle pouvait nous enfermer, l’idée fondamentale étant que la carte par>cipe de la nature des rela>ons que nous >ssons avec la réalité et de la manière dont nous la comprenons.
J’ai donc étudié les inconvénients du modèle cartographique qui est construit sur une logique strictement géométrique et/ou informa>que. Le risque est qu’il peut nous enfermer dans une représenta>on du monde ne correspondant pas à l’idée que toutes les
par>es de la Terre sont liées entre elles selon des résonances sub>les et ne cessent de se transformer.
Il faut se rappeler le rôle ambigu que la cartographie joue dans l’appropria>on, le contrôle, la parcellisa>on et la manipula>on de la réalité territoriale. Aussi, nous n’insisterons jamais assez sur les traces psychologiques que le modèle cartographique ne peut manquer de laisser en nous. L’image objec>ve et parcellisée du territoire — image que nous intériorisons chaque jour lorsque nous consultons une carte — renforce à sa manière l’idéologie matérialiste dont l’idée principale est de considérer que la conscience n’est qu’un épiphénomène issu, par hasard, de développements de faits strictement matériels.
C’est pour mieux comprendre la nature des influences de la carte sur les valeurs et les pra>ques humaines, qu’il m’a semblé intéressant de consacrer toute une réflexion concernant les limites épistémologiques rela>ves au fonc>onnement de la démarche cartographique. Mais, je ne pouvais pas me sa>sfaire d’une simple réflexion cri>que, parce que toute cri>que est desséchante si elle ne conduit pas à une ouverture. Pour ceee raison, cet essai épistémologique se voulait prospec>f, en ce sens qu’il avait aussi pour finalité d’élaborer quelques éléments de représenta>ons graphiques permeeant de transformer l’approche géographique formelle du territoire en une approche incluant l’aspect conscience qui anime toute forme phénoménale.
On pourrait toutefois penser que les proposi>ons développées dans le dernier chapitre sont non seulement difficiles à concevoir du point de vue théorique, mais que la lecture des résultats graphiques risque de poser certains problèmes. Ces remarques sont légi>mes et méritent une réponse en plusieurs points.
Premièrement, on aeend de la cartographie qu’elle aide le chercheur à élaborer de nouvelles connaissances du territoire. Pour répondre à cet objec>f, il est nécessaire que le fonc>onnement du langage cartographique soit de même nature que le fonc>onnement que l’on présume de la réalité étudiée. Il faut donc qu’il y ait adéqua>on entre le projet de connaissance et les techniques de sa produc>on. Dans notre cas, j’ai présenté quelques éléments graphiques pour se représenter le territoire du point de vue de son organicité. Le langage symbolique fondé sur l’analogie interne devait répondre à ceee ambi>on. Bien entendu, cela suppose que le chercheur apprenne à penser différemment qu’à son habitude : il doit subs>tuer une manière analogique et synthé>que de raisonner à une manière strictement mécanique et analy>que.
Deuxièmement, on demande à la carte d’être facilement lisible, afin que la réalité modélisée puisse être communiquée. Pour certains géographes, la carte doit même être un instrument massif de diffusion des idées : tout un chacun devrait être en mesure de décrypter le contenu d’une carte. Or, une carte u>lisant un langage symbolique ne peut être accessible à n’importe qui. Il est nécessaire que le lecteur soit, d’une part, un peu familiarisé avec le fonc>onnement organique supposé de la réalité. D’autre part, il doit apprendre à lire les symboles et aiguiser sa sensibilité à leurs sub>les résonances, sans quoi la carte pourra lui paraître hermé>que.
Cependant, on oublie trop souvent que la lecture de simples cartes conven>onnelles nécessite déjà tout un appren>ssage qui était réservé à une pe>te élite dans les siècles précédents. Ce n’est qu’au XXe siècle que la logique morpho-‐fonc>onnelle s’est largement imposée aux esprits. Maintenant, la plupart des gens sont en mesure de lire, au moins dans les grandes lignes, des cartes rou>ères ou topographiques, et même des cartes théma-‐
>ques univariées. Ce qui était réservé à une élite, il y a un siècle ou deux, est devenu aujourd’hui populaire. Il a fallu un certain temps pour que la logique morpho-‐fonc>onnelle devienne un mode de pensée courant. En revanche, la logique informa>co-‐fonc>onnelle ne s’est pas encore totalement imposée comme cadre de lecture de la réalité territoriale.
Raisonner en termes de réseaux et d’informa>ons n’est pas encore très familier. Toutefois, l’appren>ssage de ceee logique, couplée avec l’idée de système, se répand vite.
L’enseignement à l’école des techniques de construc>on des modèles graphiques, tels que par exemple les chorèmes, accélère ce processus.
On l’aura compris, il faut un certain temps pour qu’une logique s’impose comme un cadre de pensée à l’ensemble des membres d’une société. Comme le but d’une recherche est justement de défricher de nouvelles perspec>ves qui ne doivent pas forcément être immédiatement applicables, il m’a semblé tout à fait légi>me d’explorer une logique qui, pour l’heure, n’est pas encore répandue. Manipuler des instruments de connaissance fonc>onnant sur l’analogie interne nécessite évidemment une forma>on spécifique de la pensée. Le chemin sera sans doute long avant que ceee logique s’impose comme une manière parmi d’autres de connaître et de communiquer. C’est dans ceee op>que qu’il faut apprécier les proposi>ons données dans le dernier chapitre.
Au demeurant, nous devons rester aeen>fs au fait que ces proposi>ons n’ont pas une valeur défini>ve, mais doivent être prises comme de simples supports temporaires d’interroga>on. D’ailleurs, c’est bien dans ceee perspec>ve que j’ai proposé de concevoir tout instrument de connaissance. En ce sens, une carte ne devrait pas être considérée comme l’abou>ssement d’une démarche de recherche, c’est-‐à-‐dire comme un produit en soi, mais comme un moyen opéra>f permeeant à la raison d’exercer ses facultés intui>ves.
Si une telle cartographie devait naître un jour, je serais tenté de l’appeler
"cartosophie". Ce néologisme met en relief la sagesse qui devrait sous-‐tendre un acte de connaissance, sagesse qui aurait pour conséquence de transformer ce dernier en acte de par>cipa>on à la réalité étudiée. La recherche du pouvoir sur l’altérité serait ainsi abandonnée au profit d’une recherche des liens internes qui nous unissent au monde. Vue sous cet angle, la "cartosophie" aurait pour tâche de servir une "géosophie" que je définirais comme une science de la compréhension de notre inser>on dans le cosmos, ceci afin de mieux connaître la place qu’on y >ent, la fonc>on que l’on remplit et les responsabilités qui en découlent. Alors, la géographie n’aurait pas pour but de décrire formellement le territoire, ni même de lui "donner" un sens, comme la cita>on en exergue de l’avant-‐propos le suggérait, car cela signifierait qu’il en est fondamentalement dépourvu. Sa fonc>on serait plutôt d’en "reconnaître" le sens. Or, pour qu’une telle reconnaissance puisse s’accomplir, il faut d’abord apprendre à regarder en son cœur pour que se révèle par analogie le centre de toutes choses.