ET DÉMARCHE HEURISTIQUE
I. L’ANALOGIE EXTERNE
Dans sa concep>on moderne, il est fréquent de considérer l’analogie comme une vague correspondance entre deux en>tés dis>nctes. Par conséquent, ceee no>on n’est pas toujours considérée comme scien>fique. À n’en pas douter, ceee opinion est à meere sur le compte des larges u>lisa>ons que les tradi>ons philosophiques et religieuses en ont faites, et il est facile de comprendre les résistances des esprits scien>fiques modernes à vouloir compter ceee no>on parmi leurs instruments heuris>ques. Par exemple, Buekenhout (1989 : 1058) pense, en parlant de correspondances entre structures, que
« l’idée d’analogie [...] traduit une forme faible d’isomorphisme entre deux situa>ons », c’est-‐à-‐dire une correspondance biunivoque incomplète. Aussi, il est courant de se méfier des analogies qui portent exclusivement sur des morphologies apparentes d’objets et non pas sur leurs structures.
La no>on d’analogie est tout de même souvent reconnue scien>fique pour autant qu’elle traduise « une ressemblance effec>ve, fondée et raisonnée, entre des termes dissemblables. » (Secretan, 1984 : 9). « Établir une analogie, c’est donc, en premier lieu, me=re en correspondance des en>tés qui demeurent dis>nctes, mais que l’on considère comme équivalentes d’un certain point de vue. » (Delaere, 1985 : 6). Ces équivalences doivent être fonc>onnelles ou structurelles.
Ainsi, il apparaît que certains auteurs ne voient pas d’inconvénients à u>liser le terme
"d’analogie" en science à condi>on de dis>nguer entre les analogies fortes considérées comme scien>fiques et les analogies faibles. Pour Delaere (1989 : 980), « le premier type corresp[ond] aux situa>ons où les caractéris>ques mises en parallèle sont nombreuses ou quan>ta>vement précises, ou "morphologiquement" très voisines, le second type corresp[ond] aux cas où les "voisinages" sont plus flous, quan>ta>vement peu précis, ou portent sur des en>tés moins nombreuses. » D’où l’idée émise que « le langage mathéma>que cons>tue le support d’analogies fortes. » (Ibid. : 980).
En d’autres termes, on pourrait parler d’analogies fortes si « les caractéris>ques mises en rela>on d’iden>té sont définies avec précision, ce qui revient à dire qu’elles représentent des propriétés fonc>onnelles univoques, repérables dans les contextes divers ou peuvent être placés ces objets [...]. [Par exemple,] la loi fondamentale de la Dynamique (F = m x a) [...] s’applique à tous les objets matériels, et ne considère chez ceux-‐ci que leur masse, à l’exclusion de toute autre caractéris>que (forme, ma>ère cons>tu>ve, couleur, etc.). Mais ce=e caractéris>que univoque de la masse est très précisément définie et correspond à une propriété fonc>onnelle univoque ; les rela>ons fondées sur elle entre des objets par ailleurs très divers, sont donc en fait des analogies fortes. » (Ibid. : 980). Vue sous ceee forme, faire
une analogie consiste à unifier et à surmonter la diversité d’objets ou de domaines dif-‐
férents par la recherche de correspondances toujours plus univoques.
L’analogie apparaît également au niveau du langage de descrip>on. Ce dernier est un système de signes permeeant de rendre compte du phénomène étudié. Le principe est d’établir des correspondances, si possible univoques, entre les propriétés du système dont on veut rendre compte et les propriétés du système du langage théorique u>lisé (voir Delaere, 1985 : 6). Dans ce cas, les analogies recherchées sont des analogies structurales complètes (c’est-‐à-‐dire syntaxiques). Ce sont des isomorphismes, ou, selon la racine grecque, des formes égales. « Le terme "isomorphisme" s’u>lise lorsque l’on peut établir des associa>ons entre deux structures complexes de telle sorte qu’à chaque par>e d’une structure corresponde une par>e de l’autre structure. (Ce=e correspondance devant se situer au niveau des rôles joués par ces par>es dans leurs structures respec-‐
>ves.) » (Hofstadter, 1985 : 57). En somme, nous dit Hofstadter (ibid.), un isomorphisme est une transforma>on préservant l’informa>on. Plus précisément, ces isomorphismes traduisent des correspondances biunivoques où tous les éléments d’un ensemble de départ ont une et une seule image dans un ensemble d’arrivée et réciproquement (pour la défini>on mathéma>que, voir Buekenhout, 1989 : 1058).
S’il est possible de résumer, je dirais que l’analogie est une opéra>on de l’esprit qui, dans la démarche scien>fique, a donc deux fonc>ons principales. Comme nous venons de le voir, l’analogie a pour fonc>on de décrire une réalité au moyen d’un système de signes, c’est-‐à-‐dire d’un langage ou d’un modèle. Par ailleurs, elle est compara>ve ; elle a pour objet d’expliquer l’inconnu par le connu en comparant une réalité donnée avec une autre qui relève d’un ordre différent, ce qui revient à dire qu’elle est un instrument d’unifica>on des>né à surmonter la diversité des objets étudiés par la découverte d’un dénominateur commun qui puisse les lier entre eux. Dans ce cas, elle est construite « à par>r du transfert d’unités (termes, traits, dimensions...) d’un contexte dans un autre : par exemple, expliquer la société à par>r du modèle du corps humain ou du mécanisme d’une machine. » (Coster, 1978 : 20).
Il est à noter que la comparaison peut être de diverses natures. Elle peut être rela>ve à une structure. En l’occurrence, il est courant de l’appeler "homologie structurale" (voir l’explica>on de ibid. : 48-‐50). Par exemple, les biologistes parlent d’organes homologues pour désigner des organes qui se correspondent d’une espèce à une autre par leur origine et leur situa>on. En géométrie, on parle d’homologie lorsque chacune des par>es appartenant à des figures géométriques dis>nctes joue des rôles équivalents ou a les mêmes propriétés structurelles. Par exemple, deux rectangles dont le rapport longueur/
largeur est le même sont homologues, alors que ce n’est pas le cas lorsque l’on compare un rectangle et un triangle dont certaines de leurs dimensions prises deux à deux sont iden>ques.
La comparaison peut être aussi rela>ve à la fonc>on. En biologie, l’accent est alors mis sur la correspondance fonc>onnelle entre organes d’espèces différentes ; les biologistes parlent ici d’organes analogues (voir Coster, 1978 : 49 ; Bernier, 1981 : 172).
Une science met donc en œuvre deux niveaux d’analogie qu’il faut bien dis>nguer. En premier lieu, l’analogie porte sur la recherche de rela>ons entre les concepts étudiés. Le but est d’unifier ces concepts sous une même loi, d’établir entre eux des correspondances ra>onnelles. En deuxième lieu, l’analogie porte sur le langage de descrip>on, c’est-‐à-‐dire la mise en rela>on d’un système signifié (les concepts) avec un système signifiant (les
signaux). Il faut qu’il y ait concordance de structure entre les deux systèmes. La carte est un instrument de recherche qui met en jeu les deux niveaux d’analogie. Elle est tout d’abord un langage de traduc>on dans l’espace de l’informa>on géographique. En deuxième lieu, elle permet à l’observateur d’établir des correspondances visuelles logiques entre les faits géographiques et d’en inférer des explica>ons.
Une remarque s’impose : la démarche scien>fique demande que ces deux niveaux d’analogies soient si possible iden>ques, de sorte que le langage de descrip>on doit idéalement avoir la même structure que la réalité étudiée, ce qui revient à supposer que
« la réalité n’est rien d’autre qu’un système formel d’une extraordinaire complexi-‐
té » (Hofstadter 1985 : 61-‐62). En adoptant ceee concep>on, la pensée moderne, n’aurait-‐
elle pas iden>fié la connaissance de la réalité aux compétences de l’entendement, ceee faculté qui a pour tâche de réduire l’expérience à des catégories logiques, à des corpuscules qui interagissent mécaniquement entre eux ? Il en résulte que l’essai de formalisa>on univoque de la réalité conduit à limiter la connaissance à ce qui peut se couler dans le moule de la logique structurelle ou axioma>que.
1. Les implica7ons heuris7ques de l’analogie en termes équivalents
Pour étudier les diverses faceees de la no>on d’analogie, il m’a semblé commode de recourir à sa défini>on mathéma>que qui d’ailleurs en fonde l’origine. Dans son accep>on mathéma>que, l’analogie indique, non pas une similitude de rapports entre deux ou plusieurs objets, mais une iden>té de propor>ons : si A/B = C/D, on pourra dire que "A" est à "B" ce que "C" est à "D".
La concep>on "horizontale" de l’analogie exige que tous les termes de la rela>on soient équivalents ou de même nature. Quel est le type de connaissance qui découle de ceee concep>on et comment les résultats se concré>sent-‐ils ? Je m’en vais illustrer par un exemple très simple l’u>lisa>on formelle de l’analogie afin de mieux cerner la nature de la connaissance qui en découle.
Supposons donc que l’on veuille étudier le volume des immeubles de diverses villes par rapport à leur popula>on respec>ve. Si le chercheur trouve des propor>ons communes entre des villes différentes, il peut former la rela>on d’équivalence suivante : A/B = C/D.
Autrement dit, le volume moyen des immeubles d’une ville rapporté à sa popula>on équivaut au rapport calculé pour une autre ville. Ici, les deux rapports sont perçus dans leur équivalence numérique. On peut dire qu’ils sont isomorphes. A/B et C/D sont en effet des rapports qui a priori ne sont pas hiérarchisés. Que l’on écrive A/B = C/D ou B/A = D/C ou encore A/C = B/D, ces formula>ons ne changent rien à la rela>on d’équivalence. Les termes sont tous égaux entre eux du point de vue algébrique ; ils peuvent être déplacés à n’importe quel endroit dans l’équa>on, pourvu que les règles de l’algèbre soient respectées.
Si, de manière répétée, à tel rapport correspond tel autre pour plusieurs villes différentes, il est alors possible de formuler une loi qui permeera, par exemple, de trouver le bon volume des édifices en fonc>on de la popula>on. La loi donne la possibilité d’agir en méconnaissant un des termes. C’est d’ailleurs ce que l’esprit posi>f exige d’une science : qu’elle fabrique des lois confirmées expérimentalement qui puissent donner lieu à des applica>ons (prédic>ons ou simula>ons basées sur un nombre incomplet de données).
Une fois la loi établie, si je connais "A", "B", "C", je peux déduire "D" : D = C x B/A. Je ne m’occupe pas de la posi>on des éléments A, B, C, D. La seule chose qui m’importe est de connaître la dimension de "D" d’une manière ou d’une autre. Je ne cherche pas à définir des niveaux qualita>fs différents entre les termes qui détermineraient leur statut ou leur nature les uns par rapport aux autres. D’ailleurs, je ne peux pas le faire, car le rapport A/B est dissocié de C/D. Les deux rapports sont autonomes, car ils ne sont liés l’un à l’autre que par une abstrac>on mathéma>que qui est le signe "=". La première ville est en effet dissociée de la seconde. C’est le champ mathéma>que extérieur qui en constate l’égalité du point de vue numérique. Peu importe que le résultat des rapports obtenus soit tel ou tel nombre. Ce qui compte, c’est qu’il y ait égalité d’une manière ou d’une autre.
Mobilisé de la sorte, le rapport analogique impose une compréhension horizontale du lien qui unit deux rapports. Chacun d’eux se comprend indépendamment de l’autre. Ce qui se passe à un endroit sous un certain rapport se produit ailleurs sous le même rapport. Il n’y a qu’une coïncidence ou, si l’on veut, une rela>on formelle entre les deux phénomènes.
La raison a pour fonc>on de formaliser ceee coïncidence en permeeant ainsi de déduire dans une autre situa>on une quan>té non encore connue.
Le problème de ce type de regard sur la réalité est, d’une part, qu’il évacue de manière implicite la par>cipa>on du sujet connaissant : l’égalisa>on entre les deux rapports n’est qu’un cadre descrip>f formel construit par une raison qui se place au-‐dessus de ce qu’elle appréhende. D’autre part, les termes de la rela>on sont autonomes et dissociés les uns des autres : ils sont liés entre eux selon une logique mécanique. Penchons-‐nous un instant sur la nature de ceee dernière.
2. Nature de la logique mécanique
La logique mécanique se caractérise par sa réversibilité, ce qui revient à dire qu’elle est tautologique, c’est-‐à-‐dire close sur elle-‐même. Le raisonnement déduc>f que présente la méthode syllogis>que est un parfait exemple du fonc>onnement de ce type de logique.
« La mécanique syllogis>que [...] ne rend jamais autre chose que ce qu’on lui a donné d’avance. » (Ghyka, 1952 : 171). La conclusion d’un syllogisme est déjà contenue dans ses prémisses. Quand je dis que "tous les hommes sont mortels" (prémisse majeure) et que d’autre part "je suis un homme" (prémisse mineure), la conclusion "donc je suis un mortel"
s’impose d’elle-‐même. Elle n’ajoute rien aux prémisses. La conclusion entre>ent un lien d’iden>té avec ces dernières. Elle n’est pas créa>ve d’une connaissance ou d’un sens nouveau ; il n’est pas possible d’obtenir plus que ce qui a déjà été injecté au départ. Les éléments du système sont donc liés mécaniquement entre eux selon des règles définies préalablement.
Écoutons Lupasco (1971 : 58) nous décrire plus précisément les caractéris>ques de ceee logique qui est fondée sur les principes de non-‐contradic>on, d’iden>té et de >ers exclu.« Deux proposi>ons, comme deux éléments quelconques contradictoires [A et non-‐A]
ne peuvent subsister simultanément dans un même lieu et, dans ce cas, s’annulent tous les deux. » Si l’une des proposi>ons est vraie, l’autre est obligatoirement fausse et il n’y a pas place pour une >erce proposi>on. « Ce principe de non-‐contradic>on implique le principe d’iden>té : une chose, un élément, un terme quelconque, comme la proposi>on ou le signe qui les exprime, ne peuvent être respec>vement ce qu’ils sont et, en même temps, autre
chose, ce qu’ils ne sont pas [A est A, non-‐A est non-‐A]. » Aussi, « il ne saurait exister de terme intermédiaire entre eux. » C’est ici le principe du >ers exclu.
En d’autres termes, la logique mécaniste est fondée sur le principe de sépara>on absolue entre les différents facteurs qui entrent dans la cons>tu>on d’un phénomène. Ce principe de sépara>on induit des rela>ons exclusivement externes entre les facteurs, c’est-‐
à-‐dire des rapports formels. De plus, les facteurs sont appréhendés sur le principe d’une iden>té stable qui persiste, quel que soit le contexte de leur inser>on. En conséquence, la nature des rela>ons qui lient les facteurs entre eux est binaire : une chose "est" ou "n’est pas" ; il n’y a pas place pour la nuance.
Ceee logique mécaniste a pourtant ses limites à l’intérieur même des sciences qui l’ont prise pour base de leurs démarches et de leurs méthodes. En physique quan>que, par exemple, elle conduit le chercheur à ne connaître le comportement d’une par>cule que sous une seule de ses caractéris>ques. Le "Théorème d’Incer>tude" d’Heisenberg soulève effec>vement le problème de l’incidence de l’observateur sur la chose observée et montre que la logique mécaniste oblige, pour éviter tout paradoxe, à ce que l’on connaisse du comportement d’une par>cule, soit sa vitesse, soit sa posi>on. « En conséquence, nous dit Heisenberg (1962 : 18), les lois naturelles que, dans la théorie des quanta, nous formulons mathéma>quement, ne concernent plus les par>cules élémentaires proprement dites, mais la connaissance que nous en avons. » Ces lois deviennent ainsi « l’image de nos rapports avec la nature » (ibid. : 34). « Dès lors, les formules mathéma>ques ne représente[nt] plus la nature, mais la connaissance que nous en possédons » (ibid. : 30). Le principe de non-‐
contradic>on fait que ces formules « ne sont possibles et valables que sta>s>quement et probabilitairement » (Lupasco, 1971 : 77).
En adoptant dans les démarches scien>fiques la logique mécaniste comme instrument de compréhension de la diversité des phénomènes, l’esprit moderne s’est enfermé dans des interpréta>ons de la nature, de l’homme et de l’univers complètement fragmentaires.
Comme la logique mécaniste implique de découper la réalité en éléments stables et complètement dis>ncts les uns des autres, le sujet connaissant ne peut en aeeindre qu’une connaissance opératoire extérieure à lui-‐même, une connaissance formelle détachée de sa conscience. La réalité est donc exclusivement connue sous le mode de "l’avoir".
Connaître la réalité sous le mode de "l’être", c’est-‐à-‐dire en désirant la connaître du point de vue de ce qu’elle nous renvoie comme image vivante de nous-‐mêmes, nécessite d’introduire une logique basée sur les principes de coexistence, de reliance et de correspondance de toute chose, une logique qui permet de dis>nguer les par>es d’un tout sans les séparer. Ceee logique, qui est cons>tu>ve de l’analogie ver>cale, implique de se concevoir en interdépendance complète avec l’environnement, interdépendance où, à quelque niveau que ce soit, les consciences sont co-‐créatrices des formes phénoménales et de leur évolu>on.