II PTOLÉMÉE : UNE NOUVELLE MANIÈRE DE DESSINER LA TERRE
III. HOMOGÉNÉISATION DE L’ESPACE ET PRATIQUES HUMAINES
La géométrie euclidienne a permis à Ptolémée de se donner les moyens théoriques pour construire un modèle sphérique de la Terre (le géoïde de référence) et de le projeter sur une surface plane. Même si Ptolémée inscrivait son projet dans le cadre d’une cosmogonie plus générale — son "Tetrabiblos" (sorte de traité systéma>que d’astrologie ; voir Ptolémée, 1956) aeeste manifestement cet intérêt —, c’est néanmoins sa méthode seule, et non la philosophie dans laquelle elle s’inscrivait, qui sera finalement retenue et neeement améliorée, pas moins de 14 siècles après, par les flamands Gerard Mercator et Abraham Ortelius. Le "théâtre du monde" d’Ortelius, édité à Anvers en 1570, peut être considéré comme le premier atlas moderne où pour la première fois les formats sont unifiés, les échelles et les projec>ons harmonisées (voir Kish, 1980 : 186 et Broc, 1980 : 180). Autrement dit, ces deux géographes vont reprendre à leur compte la méthode de Ptolémée indépendamment des résultats effec>fs auxquels il était arrivé.
La par>e technique de l’œuvre de Ptolémée que représentent ses projec>ons n’avait effec>vement donné lieu à pra>quement aucun développement durant le Moyen Âge. À cet égard, Thuillier (1988 : 79-‐80) rappelle que ce n’est qu’au XIIe siècle que les traités d’Euclide et de Ptolémée furent traduits en la>n à par>r de versions arabes antérieures. On sait le rôle important que les Arabes ont joué dans la transmission et le perfec>onnement des connaissances de l’âge classique (voir Kish, 1980 : 19). Or, si "l’Almageste" était effec>vement connu au XIIe siècle grâce à la version la>ne de Gérard de Crémone, la
"Géographie" demeurera ignorée jusqu’au début du XVe siècle, époque où elle sera enfin traduite par Jacobus Angelus (voir à ce propos Broc, 1980 : 9). Ceee redécouverte de la
"Géographie" aura pour conséquence d’accélérer la mise en place des principes de la cartographie moderne.
La représenta>on raisonnée de l’espace terrestre que propose Ptolémée va corres-‐
pondre à la fin du Moyen Âge à un nouvel esprit naissant. À la perfec>on théologique des
cartes "œcuméniques" (du type "T/O" par exemple) — carte où l’on recherchait à représenter le monde de manière achevée et unitaire selon des données spirituelles — va correspondre une recherche de perfec>on technique. Effec>vement, en même temps que se préparent les grandes expédi>ons mari>mes qui abou>ront à la découverte du Nouveau Monde, une nouvelle préoccupa>on paraît surgir chez les cartographes, celle de décrire les côtes le plus précisément possible.
Selon Thuillier (1988 : 82), il apparaît vers le XI et XIIe siècle certains schémas de pensée qui seraient étroitement liés à de nouvelles pra>ques industrielles, commerciales et poli>ques. Il semblerait même que les embryons de l’économie de marché sont pleinement aeestés dès le XIIe siècle (voir Latouche, 1989 : 104). « Progressivement, dit Thuillier (1988 : 82), les entrepreneurs s’affirmèrent comme les créateurs d’un monde nouveau, animé par la recherche du rendement et du profit. » L’émergence de l’esprit d’entreprise se traduit dans la cartographie par l’appari>on de nouvelles modalités de fabrica>on. Par exemple,
« les cartes nau>ques sont les premières dont on connaisse l’auteur. » (Kish 1980 : 34).
Aussi, le mé>er de cartographe devient-‐il au XIVe siècle une profession (ibid. : 34). Enfin, l’introduc>on de l’imprimerie à la fin du XVe siècle va consacrer le mé>er de cartographe et lui permeere de reproduire des cartes sans risque d’erreur et à moindre coût. Parmi les premières impressions figure, de manière très significa>ve, la "Géographie" de Ptolémée qui était accompagnée de cartes (édi>on de Bologne de 1477 ; se reporter à ibid. : 40).
Le canevas des parallèles et des méridiens mis au point de manière imparfaite par Ptolémée va prendre toute sa significa>on par rapport à l’émergence de l’esprit d’entreprise, car il est porteur d’une concep>on homogène et isotrope de l’espace, concep>on nécessaire à la mise en place de l’économie de marché. Il est intéressant de constater que dans un premier temps, le portulan (ou carte marine) apparaît au XIIIe siècle sans les coordonnées géographiques : « les orienta>ons majeures sont fournies par un système de roses des vents, prolongées par un réseau de rhumbs » (Broc, 1980 : 45). Ce détail indique que l’espace n’est pas encore fixé dans un canevas homogène et isotrope. Ce sera sous l’influence de la méthode ptolémaïque que le portulan s’adaptera à la modernité naissante par l’adjonc>on au XVIe siècle des parallèles et des méridiens (voir à ce sujet ibid. : 45).
Avec sa mappemonde de 1569 (voir plus haut sa silhoueee à la figure n°17 ; pour les commentaires, se reporter à Kish, 1980 : 246), Mercator va parachever la mise en place d’une concep>on abstraite de l’espace par l’introduc>on d’un nouveau système de projec>on qui va faire complètement disparaître la rotondité de la Terre derrière un canevas de parallèles et de méridiens qui se coupent à angle droit. La figure n°18 (>rée de Imhof, 1951 : 78) présente la construc>on de ceee projec>on.
Plus précisément, en quoi consiste le principe de sa projec>on ? « Les méridiens sont des droites équidistantes et perpendiculaires à l’équateur ; les parallèles, des droites dont l’espacement augmente progressivement de l’équateur vers les pôles afin d’a=énuer la déforma>on des terres situées aux hautes la>tudes. Il s’agit donc d’une projec>on cylindrique conforme, c’est-‐à-‐dire que les formes et les contours sont respectés, alors que les surfaces ne le sont pas, l’échelle variant selon la la>tude. » (Broch, 1980 : 176-‐177).
Des>née aux navigateurs, ceee projec>on leur permeeait de maintenir une direc>on. En revanche, il ne leur était pas possible de calculer des distances.
Alors que la deuxième projec>on de Ptolémée vue plus haut (figure n°16) était cons>tuée de parallèles et de méridiens incurvés qui donnaient ainsi l’illusion de la
rotondité terrestre, la projec>on de Mercator apla>t complètement le monde : le volume ayant disparu, il n’en reste plus que la surface sans le corps. Il est intéressant de noter que ce n’est qu’au XVIIIe siècle, lors de la reprise des grandes circumnaviga>ons, que ceee projec>on fut reconnue comme supérieure aux autres (se reporter à Broc : 177).
Une autre innova>on va défini>vement rompre avec la vision cosmogonique unifiée de Ptolémée. Tout d’abord, il faut savoir que de mul>ples projec>ons vont être proposées tout au cours du XVIe siècle. Mais, bien des cartographes de ceee époque, encore sous l’influence directe des projec>ons de Ptolémée, s’ingéniaient à représenter la Terre sur une seule carte sans rompre la con>nuité du monde connu (voir à ce propos Broc (1980 : 174-‐175). Cependant, au fur et à mesure que la théorie des projec>ons avance, les géographes trouvèrent des solu>ons originales.
La projec>on "cordiforme" (en forme de cœur), qui apparaît au tout début du XVIe siècle et qui fut u>lisée entre autres par Mercator en 1536 (voir la figure n°20 >rée de Chaliand, 1984 : 115), nous montre que les géographes cherchent tous les moyens techniques pour représenter les étendues terrestres avec un minimum de déforma>ons.
D’après Broc (ibid. : 175), il semblerait que François de Malines, en 1528, soit le premier à avoir employé une projec>on de la Terre (ancien et nouveau monde) en deux hémisphères chacun inscrit dans un cercle. Ceee solu>on n’allait devenir vraiment populaire qu’avec une autre mappemonde de Mercator : celle de 1587 (ibid. : 175). La figure n°21 présentée à la page suivante est une reproduc>on de ceee mappemonde ("Cartes et figures de la terre", 1980 : 143). L’avantage était d’éviter que les surfaces au bord de la carte ne soient trop déformées. Or, du point de vue de la représenta>on du monde, si ceee solu>on a un avantage technique indéniable, elle a néanmoins pour conséquence de rompre manifes-‐
tement la con>nuité et l’unité organique des espaces terrestres.
Nous avions vu que la carte d’Anaximandre offrait l’image d’un monde clos (les bords ont pour fonc>on de limiter une totalité), la figure d’un tout cohérent organisé en fonc>on
Fig. 20 : Gérard Mercator : carte cordiforme du Monde de 1538.
(Chaliand, 1984 : 115).
d’un principe supérieur. Le XVIe siècle voit s’affirmer le renversement complet de ceee concep>on. Dès lors, il incombe à la raison d’organiser l’image du monde indépendamment de sa nature propre, ce qui conduira à concevoir la surface terrestre du point de vue de sa fonc>onnalité pure.
Nous devons bien sûr garder à l’esprit que la mise au point des nouveaux canevas pour représenter la Terre ne s’est pas faite du jour au lendemain. Mais, il est frappant de constater la rapidité des transforma>ons qui vont s’opérer à par>r du XVIe siècle. En moins de deux siècles et demi, les cartes vont prendre le visage qu’on leur connaît à l’heure actuelle. En effet, c’est déjà en 1789 que Jean Dominique Cassini a pu présenter la première carte topographique de la France en 182 feuilles, à l’échelle de 1/86400 (Kish, 1980 : 57). Ceee carte na>onale va être le prototype de tous les grands projets cartographiques des XIXe et XXe siècles. La standardisa>on des échelles, des projec>ons et des symboles est ici pleinement réalisée.
La concep>on de l’espace qui finalement se met en place à par>r de la Renaissance n’est plus celle d’un espace qualita>f et hétérogène, mais d’un espace uniforme et sans limites, antérieur aux objets qui y trouvent place. Dans l’an>quité grecque, rappelons avec Thuillier (1988 : 88) que « chaque objet est considéré isolément comme si sa forme individuelle était connue par le seul toucher ; ce qui interdit pra>quement de concevoir un espace unitaire. » Pour Aristote, par exemple, « il y avait un centre absolu du monde et des
"lieux" différenciés, vers lesquels tendaient respec>vement l’élément terre, l’élément feu, etc. » (Ibid. : 1988 : 70). En revanche, dans la concep>on de l’espace à la Renaissance, « les objets se situent et s’ordonnent les uns par rapport aux autres dans un espace homogène qui se prolonge indéfiniment dans toutes les direc>ons. » (Ibid. : 88). Le lieu existe a priori, c’est-‐à-‐dire avant l’objet qu’on va y placer, ce qui revient à dire que la trame spa>ale précède le posi>onnement des objets. Autrement dit, l’espace est conçu comme « une sorte de réceptacle transparent qu’on peut caractériser comme tridimensionnel, homogène, isotrope et infini. » (Ibid. : 68).
Fig. 21 : Mappemonde de Mercator de 1587.
("Cartes et figures de la terre", 1980 : 143).
Ceee concep>on de l’espace, qui consiste à le doter d’une existence indépendante de son contenu, sera, comme nous l’avons vu, par>culièrement bien explicitée à la fin du XVIIIe siècle par Kant dans son "Esthé>que transcendantale".
Du point de vue des pra>ques humaines, comme l’espace de la carte moderne admet l’équivalence poten>elle de toutes les posi>ons spa>ales, n’importe quel lieu peut se voir aeribuer n’importe quelle fonc>on en rela>on avec une logique qui lui est extérieure, comme celle de la ra>onalité économique déterritorialisante. Le processus de produc>on se voit frac>onné et localisé selon ceee logique. Par conséquent, les lieux doivent s’adapter aux fonc>ons (ce qui conduit à les parcelliser en zones spécialisées) ; ils deviennent ainsi les substrats a priori neutres de l’ac>vité humaine.