MESURES ET DÉMESURE
II. NATURE QUANTITATIVE ET NATURE QUALITATIVE DES NOMBRES
La no>on de nombre n’est pas forcément assimilable au concept de quan>té comme nous pourrions a priori le croire. Suivant le point de vue adopté, un nombre peut être appréhendé quan>ta>vement ou qualita>vement.
Pour envisager ceee dis>nc>on, je propose de par>r d’une idée développée vers 1920 par Spengler dans son ouvrage "Le déclin de l’Occident" (édi>on 1948). En substance, l’auteur affirme qu’il y a autant d’univers de nombres que de cultures (ibid. : tome I, 68-‐69).
Par conséquent, on ne saurait trouver dans la science moderne des nombres une quelconque supériorité sur les autres, si ce n’est qu’elle a construit une forme par>culière de logique qui reflète la nature in>me de la culture moderne. Si nous suivons la pensée de Spengler (ibid., chapitre sur le sens des nombres : 63-‐100), il n’y a pas véritablement d’histoire générale ou idée de progrès des mathéma>ques ; ces dernières ne sont compréhensibles qu’en référence à la culture qui les a produites, de sorte que, d’une culture à l’autre, des no>ons communes telles que celle de nombre ne sont pas chargées des mêmes significa>ons. Ici se pose la probléma>que des rela>ons interculturelles où subsistent des discon>nuités, chaque culture incarnant dans des figura>ons par>culières une certaine conscience de son existence. Selon ceee op>que, comprenons que les nombres sont des symboles qui correspondent pour un contexte donné à un sen>ment intérieur et à une image cosmique spécifiques (voir à ce propos ibid. : tome II, 54-‐59).
Pour l’homme an>que, le nombre signifiait une grandeur tangible ; il était lié à la présence corporelle de l’objet. Et ce n’est pas par hasard si le nombre an>que a trouvé sa forme idéale d’expression dans la géométrie, alors qu’il n’est que pure rela>on ou fonc>on analy>que pour l’homme de la modernité (ibid. : tome I, 84). Alors, n’imaginons pas que la
science grecque con>nue à vivre dans la nôtre, mais comprenons que la culture occi-‐
dentale lui a emprunté certains éléments et leur a insufflé un sens renouvelé.
Lorsque l’homme occidental s’empare d’une forme d’expression par>culière de l’idée d’espace — par exemple la géométrie euclidienne —, c’est un sen>ment cosmique qu’il y projeee, à savoir l’idée d’un espace abstrait infini qui existe indépendamment des objets tangibles. Avec la géométrie de Descartes (1637), les plans "corporels" limités de la géométrie euclidienne se conçoivent désormais comme des dimensions déterminées chacune par trois points, chacun d’eux étant à son tour défini par un groupe de trois nombres indépendants. La géométrie moderne se passe donc de manipula>ons op>ques ; elle devient une géométrie analy>que (voir à ce propos ibid. : tome I, 83), il s’ensuit que l’étendue peut être sen>e de manière purement spa>ale et mentale, mais non plus corporellement.
1. Chiffres et nombres
Plus précisément, comment peut-‐on caractériser la nature des nombres tels qu’ils sont envisagés habituellement dans les sciences ?
Les nombres sont tout d’abord des objets idéaux que Ladrière (1989) nomme "forme".
« Le propre de la forme, nous dit-‐il, c’est de valoir par elle-‐même, de se donner pour ce qu’elle est, de façon absolument indépendante de toutes les réalisa>ons concrètes en lesquelles elle peut se reconnaître, ou, autrement dit, de toutes les situa>ons effec>ves qu’elle peut informer, auxquelles elle peut conférer sa propre empreinte. » (Ibid. : 478).
Lors de leur u>lisa>on pour réunir certains objets afin de pouvoir les comprendre les uns par rapport aux autres, les nombres sont u>lisés en sciences comme "nombres nombrants". De la sorte, ils « se cons>tuent comme objets mathéma>ques par abstrac>on à par>r des collec>ons concrètes qu’ils servent à nombrer. » (Ibid. : 478). Le mécanisme d’abstrac>on s’exprime dans « la représenta>on du nombre comme classe d’équivalence engendrée par la rela>on de correspondance biunivoque ». (Ibid. : 478). Par conséquent,
« un nombre est une classe de classes. Ainsi le nombre 2 est la classe de toutes les classes (concrètes) comportant 2 objets, et en ce sens représente abstraitement ce qu’il y a de commun à toutes ces classes en tant qu’elles comportent précisément 2 objets. On peut ainsi considérer le nombre comme la forme caractéris>que d’une mul>tude, considérée selon le point de vue de sa cardinalité. » (Ibid. : 478).
Lors de la quan>fica>on de concepts en sciences humaines, l’acte d’abstrac>on ne s’arrête en général pas là. Le géographe procède souvent à la créa>on d’indices par>culiers qui sont cons>tués à par>r de plusieurs dénombrements. Par exemple, une densité est obtenue par la division de deux dénombrements d’objets différents. Il a été procédé ici à une généralisa>on, à une nouvelle abstrac>on. Le propre de la généralisa>on, « c’est de cons>tuer un nouvel objet qui se détache des objets antérieurement connus par un mouvement analogue à celui par lequel, à l’origine, les premiers objets s’étaient détachés de leurs supports concrets. Le nouvel objet a ainsi lui-‐même le caractère de forme qui avait pu être reconnu aux objets ini>aux. » (Ibid. : 478). Il est donc une forme de formes. L’acte d’abstrac>on peut ensuite se poursuivre indéfiniment.
En revanche, « le nombre était pour [Pythagore] précisément un symbole op>que, non une forme en général ou un rapport abstrait, mais le signe-‐limite du devenu dans la mesure
où celui-‐ci apparaît dans des unités concrètes percep>bles aux sens. » (Spengler, 1948 : tome I, 74). Autrement dit, le nombre an>que n’était pas assimilable à des rapports spa>aux, mais à une réalité concrète composée de grandeurs appréhendées par l’œil charnel. Or, de la théorie pythagoricienne des nombres élaborée durant l’an>quité grecque, la pensée occidentale n’a finalement retenu que l’aspect quan>ta>f. En quelque sorte, la no>on de nombre s’est dégradée en "chiffres", c’est-‐à-‐dire en unités interchan-‐
geables dont seule la logique addi>ve est retenue.
Lorsque le nombre est chiffre, il est exprimable par l’addi>on de deux ou plusieurs autres chiffres. Comme chaque nombre peut s’exprimer indifféremment par l’addi>on d’autres nombres, aucun d’eux ne possède en propre une qualité. « En vertu de [ceee]
indifférence, la place de chaque "un" à l’intérieur d’un nombre par rapport à tous les autres est indifférente, quelconque, interchangeable. Versez cent pièces d’un franc pour payer cent francs, n’importe laquelle de ces pièces vaut n’importe quelle autre, et qu’elle soit versée la première, la cinquan>ème ou la cen>ème n’en acqui=era pas moins ni plus le débiteur. » (Renéville, 1989 : 89). De ceee façon, « un nombre quelconque "n" n’est rien d’autre que l’aggloméra>on ou, si l’on préfère, la somme de "n" unités » (Gardies, 1989 : 549).
Dans la pra>que quo>dienne, on retrouve certains réflexes culturels qui dénotent bien la nature des rapports qu’une personne entre>ent avec son environnement. Il est par>culièrement significa>f de signaler l’usage de la numérota>on ordinale ou chrono-‐
logique telle que peut la concevoir un éleveur moderne par contraste avec ce que peut en faire un éleveur nomade (l’exemple est emprunté à Besson et Journet (1986)). Si un berger nomade u>lise la numérota>on ordinale pour compter ses bêtes, en fait, il ne les compte pas, car « il les connaît personnellement, par leur aspect, leur caractère, leur filia>on. À la différence du ranchman du middle-‐west qui marque pour compter, il les nomme, mais ne les nombre pas. » (Ibid. : 16). Pour le nomade, « c’est précisément l’ordre de leur succession qui leur confère une spécificité. » (Ibid. : 15). C’est l’histoire de la rela>on du berger avec ses bêtes qui détermine l’emploi d’un numéro par>culier, de sorte que le berger entre>ent un rapport qualita>f avec ses bêtes alors que le ranchman ne perçoit dans la numérota>on qu’un moyen pour dénombrer son cheptel, une manière de mesurer son avoir.
Lorsque nous disons "j’ai trois enfants", nous perdons de vue la spécificité de chacun d’eux. Le nombre "trois" est dans ce cas une collec>on d’unités que l’on suppose, pour les compter, iden>ques entre elles (voir Bergson, 1988 : 57). Par conséquent, « l’idée de nombre implique l’intui>on simple d’une mul>plicité de par>es ou d’unités, absolument semblables les unes aux autres. » (ibid. : 57). Pour dis>nguer ces unités entre elles afin qu’elles ne se confondent pas en une seule, il faut supposer que les trois enfants, bien qu’iden>ques entre eux pour sa>sfaire l’opéra>on de dénombrement, diffèrent au moins par la place qu’ils occupent dans l’espace (voir ibid. : 58). Autrement dit, pour former le nombre d’enfants qu’il y a dans une famille, il est nécessaire de les juxtaposer dans un espace homogène idéal.
Par contre, dire d’un enfant que c’est son "troisième", c’est iden>fier un ordre dans la succession. Ce "troisième" enfant ne pourra jamais en être un autre. L’ordre successif des éléments d’un ensemble (ici les enfants d’une famille) fait référence à une biographie, à une histoire ; tandis qu’un simple dénombrement est une mise à plat des éléments de l’ensemble dans un espace homogène.
En résumé, l’opéra>on par laquelle on compte des objets matériels (ou des concepts) implique la représenta>on simultanée de ces objets dans un espace homogène. Par extension, quan>fier un phénomène, c’est couler les éléments, que l’on a reconnus comme appartenant à la classe de ce phénomène, dans le moule d’une représenta>on spa>ale abstraite. La juxtaposi>on des lieux dans l’espace homogène de la carte moderne est une bonne figura>on de ceee opéra>on de dénombrement.
Nous avons tant iden>fié la connaissance du monde à des problèmes quan>ta>fs abstraits de notre vie, que « la concep>on qui domine de nos jours est que le nombre, de même que le calcul, cons>tuent une sorte de domaine neutre. Le calcul serait une disposi>on purement intellectuelle de l’homme, au-‐delà du bien et du mal. » (Bindel, 1985 : 22). Iden>fiés à des chiffres, les nombres deviennent de simples concepts opératoires, extérieurs à l’expérience humaine globale.
Or, la no>on de nombre ne peut être réduite à une quan>té. Chaboche (1989 : 54) rappelle que le nombre peut d’une part être une "idée" au sens platonicien d’essence archétypale ; dans ce cas, il est "source du réel", c’est-‐à-‐dire source d’une réalité sub>le, qui s’exprime vibratoirement et s’incarne finalement dans la forme, ceee dernière étant la transcrip>on d’une vibra>on significa>ve. Du temps des pythagoriciens, par exemple, il était habituel de considérer toutes choses comme des nombres et chacun de ces nombres était une expression, une qualité par>culière de l’unité primordiale (voir Renéville, 1989 : 88). Les unités n’étaient pas simplement pensées en tant qu’unités, mais en tant que par>es que l’on réunit (voir Steiner, 1985 (c) : 377). D’autre part, le nombre peut être une idée au sens d’une abstrac>on intellectuelle qui prend forme dans l’univers mental ; le nombre n’est alors qu’un "reflet du réel" non pas sa source (voir Chaboche, 1989 : 54).
Bindel (1985) fait remonter l’origine de la concep>on moderne des nombres à Aristote.
Pour Bindel, ce dernier porte consciemment la concep>on du nombre vers l’extérieur de nous-‐mêmes, en affirmant dans sa "Métaphysique" que « les Mathéma>ques ne >ennent aucun compte des biens et des maux... » (Ibid. : 23). Dans le XI Livre de cet ouvrage, Aristote (édi>on de 1879 : 87-‐88) affirme que le mathéma>cien « ne considère, dans ses théories, que des abstrac>ons, puisque c’est en retranchant toutes les condi>ons sensibles qu’il étudie les choses. Ainsi, il ne >ent compte, ni de la légèreté, ni de la dureté des corps, ni des qualités contraires à celles-‐là ; il néglige également la chaleur, le froid, et les autres opposi>ons que nos sens perçoivent. Il ne conserve que la quan>té [...] il ne regarde absolument rien d’autre. »
Si Aristote semble avoir posé le germe d’une manière nouvelle d’envisager les nombres comme soustraits de la sphère morale, c’est toutefois avec la civilisa>on romaine que ceee concep>on sera mise en pra>que. À par>r de ceee époque, le nombre « se lia étroitement à la nature de la monnaie » (Bindel, 1985 : 24) ; il par>cipera à l’émergence d’un mode de vie qui privilégiera "l’avoir". Avec l’impulsion donnée par des hommes comme Descartes, la culture occidentale, qui, selon le terme de Spengler, allait devenir pe>t à pe>t une
"civilisa>on", ne re>endra finalement que l’aspect quan>ta>f des nombres, aspect qu’Aristote n’avait relevé qu’entre autres choses.
2. U7lisa7ons quan7ta7ves ou qualita7ves des nombres
L’u>lisa>on moderne des nombres fait appel à leur aspect cumula>f. L’addi>on est considérée comme l’opéra>on la plus importante. Ainsi, « la soustrac>on apparaît comme une simple inversion de l’addi>on, la mul>plica>on comme une addi>on prolongée des mêmes éléments, et la division comme une inversion de la mul>plica>on, c’est-‐à-‐dire une soustrac>on prolongée d’un même élément. » (Bindel, 1985 : 27-‐28). Par exemple, le chiffre 5 est composé d’unités : il est la somme de 1+1+1+1+1. Il est donc décomposable, analysable. Seule la grandeur des nombres est prise en compte : 1<2<3<4<5 et le 5 se forme par ajout d’éléments séparés (se reporter à la par>e droite de la figure n°13, ibid. : 29).
« Depuis l’enfance, [on] connaît les nombres en tant que simple décompte d’objets de la même sorte ou de différentes sortes, [on] les énumère, et le nombre en ques>on apparaît ; le 6 [...] est 1 de plus que le 5, le 5 à son tour 1 de plus que le 4, etc. » (Ibid. : 35). Ceee concep>on par accumula>on, ou par ajout d’éléments, a été hissée au premier rang avec l’appari>on de la façon mécanique d’envisager et de manipuler les choses (voir ibid. : 29).
La caractéris>que quan>ta>ve des nombres n’est en fait qu’une qualité parmi d’autres.
Seulement, ceee qualité a progressivement exclu toutes les autres. Ainsi, elle nous a conduit vraisemblablement à un appauvrissement de notre rela>on à l’environnement vivant qui, par nature, refuse une analyse séparatrice et exclusivement quan>ta>ve de ses cons>tuants.
Or, considérer les nombres du point de vue de l’ensemble de leurs qualités exige une tout autre approche. La démarche consiste à se référer con>nuellement à l’unité qui con>ent poten>ellement tous les nombres. Ensuite, on procède par subdivision en membres de ceee unité (se reporter à la par>e gauche de la figure n°13). Ainsi, le nombre
"1" qui est l’Unité peut se partager en "2", en "3", en "4", etc. « Dans ce cas, il y a toujours que l’unité une, la même unité, mais dans une division organique diversifiée. » (Ibid. : 30).
Autrement dit, chaque nombre exprime l’unité d’une manière par>culière, sous un certain aspect qualita>f ; en cela, il est indénombrable. Il est à noter que la grandeur des nombres
Considéra7on des nombres selon la subdivision en membre
Fig. 13 : Deux modes d'u>lisa>ons du nombre d'après Steiner (Bindel, 1985 : 29).
Considéra7on des nombres par accumula7on
est toujours la même : elle est égale à l’unité. Par exemple, « les nombres 5 et 3 sont tous deux des "tout", chacun est l’unité. [...] Ils se dis>nguent maintenant l’un de l’autre par leur mode. 3 est un certain mode de l’unité, 5 est un autre mode de la même unité. Les différents nombres deviennent ainsi différents modes de l’unité seule et unique ; à la place d’une concep>on quan>ta>ve des nombres, il en apparaît une qui est plus quali-‐
ta>ve. » (Ibid. : 31-‐32).
Dans la figure n°13 (par>e gauche), l’image de l’unité est une ligne droite. Bindel propose de figurer l’unité par un cercle (figure n°14, ibid. : 44), parce que ce dernier est mieux adapté à l’idée d’unité et permet d’échapper à la vision quan>ta>ve que les segments de droite engendrent facilement. D’une part, le décompte des divisions est beaucoup plus difficile, car le cercle n’a ni commencement ni fin. D’autre part, quel que soit le type de partage auquel on procède, on se réfère toujours à l’unité que les cercles représentent, même s’ils sont de grandeur différente. Remarquons que « tout cercle mesure le même nombre de degrés d’angle, à savoir 360 degrés » (ibid. : 43), ce qui permet de raisonner facilement en termes de propor>on et non pas de quan>té.
Par ailleurs, il est opportun de représenter l’unité par un cercle, car un nombre ne symbolise pas un état fixe, mais l’« instantané d’un mouvement » (Chaboche, 1989 : 23). Il est alors possible de se figurer le mouvement de dispersion du Un vers le Mul>ple (sorte d’involu>on du point de vue spirituel et d’évolu>on du point de vue matériel) ; et dans le sens inverse, le mouvement de concentra>on du Mul>ple vers le Un correspondant à une dynamique de réintégra>on (sorte d’évolu>on du point de vue spirituel et d’involu>on du point de vue matériel).