Depuis que l’approche externaliste est, en ligne de principe, tombée en désuétude, et ceci même en géographie, la pra>que scien>fique actuelle se fait dans une perspec>ve internaliste, perspec>ve qui conçoit la raison comme un cadre a priori dans lequel les données de l’expérience sont unifiées. Ce cadre a priori est le moule des méthodes qui se veulent scien>fiques. Autrement dit, la raison est considérée comme l’étalon de mesure externe de la connaissance scien>fique. Elle est la condi>on de son unité ; elle permet d’unifier abstraitement les données fragmentées de l’expérience. À ce point de l’exposé, il me semble nécessaire de nous pencher sur la no>on de raison que Kant a développé dans sa "Cri>que de la Raison Pure". Ceee no>on est en effet cons>tu>ve des bases épisté-‐
mologiques de la concep>on internaliste.
1. La raison comme instrument d’unifica7on des données de l’expérience
Dans la perspec>ve kan>enne, l’esprit humain a à sa disposi>on la raison, sorte de faculté mentale qui est un moule à par>r duquel des jugements sont élaborés à propos d’une réalité qui se présente aux sens de manière fragmentée. Le travail de l’esprit consiste à organiser les diverses informa>ons provenant de ceee réalité, ce qui conduit à émeere des jugements qui sont considérés comme des construc>ons subjec>ves >rant leur légalité (leur vérité) de leur adéqua>on à l’expérience.
Les propos que Kant sou>ent dans sa "Cri>que de la Raison Pure" (en 1781) éclairent quelque peu ceee posi>on épistémologique. Pour ce philosophe, il y a deux souches de la connaissance humaine, à savoir, la sensibilité et l’entendement. « Par la première les objets nous sont donnés, mais par la seconde ils sont pensés. » (Kant, édi>on 1950 : intro, 49).
Plus précisément, Kant désigne sous le nom de sensibilité « la récep>vité de notre esprit, le pouvoir qu’il a de recevoir des représenta>ons en tant qu’il est affecté d’une manière quelconque ». En revanche, il nomme entendement « le pouvoir de produire nous-‐même des représenta>ons ou la spontanéité de la connaissance. » (Ibid. : log. trans., 76-‐77). En somme, pour Kant l’entendement est la faculté de penser l’objet de l’intui>on sensible ; de sorte que si l’entendement est une fonc>on de l’esprit qui consiste à relier les sensa>ons en systèmes cohérents au moyen de catégories, la raison a pour fonc>on d’en faire la synthèse.
Dans ceee op>que, la connaissance commence par les sens, passe de là à l’enten-‐
dement qui conceptualise les sensa>ons et les main>ent dans leur sépara>on ; il incombe ensuite à la raison de réunir ces concepts sous la forme d’une idée. Comprenons bien que la synthèse que la raison opère se fait à par>r des sensa>ons que l’entendement a isolées.
En l’occurrence, la raison est une faculté de jugement à laquelle n’est mêlé rien d’étranger.
Ceee faculté forme le cadre préalable qui permet de se représenter de manière cohérente la disparité du réel. Par conséquent, les idées élaborées par la raison sont des principes norma>fs et abstraits, desquels dépend l’unifica>on des expériences. Ainsi, la raison « est le pouvoir qui nous fournit les principes de la connaissance a priori. » (Ibid. : intro., 46).
Pour Kant, les jugements "synthé>ques" que sont les vraies proposi>ons mathé-‐
ma>ques démontrent la nécessité d’être issues d’une connaissance pure à laquelle n’est mêlé absolument rien d’empirique (ibid. : 32). Précisons que dans la terminologie kan>enne les jugements synthé>ques sont non empiriques, c’est-‐à-‐dire des jugements à l’intérieur desquels le prédicat ajoute au sujet quelque chose de totalement extérieur à ce dernier. Les jugements analy>ques sont, par contre, obtenus par la déduc>on du prédicat à par>r du sujet (voir ibid. : 37-‐39). Pour le philosophe, « les proposi>ons vraiment mathéma>ques sont toujours des jugements a priori et non empiriques, puisqu’elles comportent la nécessité qu’on ne peut >rer de l’expérience. » (Ibid. : 40). Ces jugements proviennent de l’intui>on de la raison qui en impose la nécessité et l’universalité. Par conséquent, ils déterminent a priori, c’est-‐à-‐dire avant toute expérience, le champ du connaissable.
Regardons la manière dont Kant envisage ce problème. Il prend l’exemple (1950 : 41) de la somme de 5 + 7 = 12 où il affirme que le résultat 12 n’est pas contenu dans le 5 et dans le 7, ce qui signifie que l’expérience successive du 5 et du 7 ne peut pas conduire à la somme 12. Ceee dernière doit être déduite par abstrac>on et conformément aux jugements synthé>ques a priori qui en cons>tuent la légalité. L’idée de "12" n’est qu’une
norme selon laquelle l’esprit ordonne le savoir, et c’est en cela que la raison a pour objec>f de réunir en dehors de l’expérience les divers concepts élaborés par l’entendement. Ainsi, la raison crée-‐t-‐elle les liens abstraits qui permeeent de se représenter la réalité de manière unifiée. Le monde est donc conçu comme un ensemble de fragments que la raison assemble selon une logique formelle.
2. La raison comme instrument de reconnaissance de l’unité essen7elle des données de l’expérience
Il ne m’appar>ent évidemment pas de discuter les admirables argumenta>ons épisté-‐
mologiques que Kant développe dans sa "Cri>que de la Raison Pure". Toutefois, il me semble nécessaire de souligner le caractère séparateur de sa concep>on de la connais-‐
sance. Kant prête à la raison la faculté de se détacher complètement de l’expérience, alors qu’il me semble important de la concevoir et de l’u>liser comme une sorte d’organe supérieur de vision et de reconnaissance de l’unité de l’expérience. Autrement dit et selon Steiner, dont j’adopte volon>ers la posi>on, « l’unité qui est l’objet de la raison existe avant toute pensée, avant tout emploi de la raison ; mais elle est latente, elle n’existe que virtuellement et non comme un fait apparent. » (Édi>on 1967 : 60). Dès lors, ce qui incombe à la raison, c’est de décoder l’unité de l’expérience, non pas de la créer ex nihilo.
Ceee fonc>on aeribuée à la raison nécessite de concevoir que « toutes nos connaissances sont empiriques » (Steiner 1982 : 77) et que « tout objet de notre savoir, quel qu’il soit, doit tout d’abord être vécu par nous, immédiatement et individuellement, c’est-‐à-‐dire se présenter sous la forme de l’expérience. » (Ibid. : 32).
C’est dans ceee op>que que Steiner (1967), en reprenant l’exemple donné par Kant, nous propose d’appréhender les proposi>ons mathéma>ques d’une manière quelque peu différente. Pour lui, l’affirma>on que cons>tue le prédicat "12" à propos de la somme 5 + 7 est contenue dans les concepts "5" et "7" formés à par>r de l’expérience séparée de 5 unités puis de 7 unités. Lorsque l’on addi>onne les 5 unités + les 7 unités, elles sont des créa>ons de notre entendement à par>r de leur synthèse originelle qui est le 12. L’auteur s’exprime comme suit : « l’unité est une créa>on de notre entendement qui la sépare d’une totalité, de même qu’il sépare l’effet de la cause, la substance de ses qualités, etc. En pensant 5 + 7 j’ai en réalité devant mon esprit 12 unités mathéma>ques [...] en deux par>es. » (Ibid. : 62).
La raison ne présuppose donc pas une synthèse déterminée, mais la possibilité de la révéler, de la reconnaître ; « elle est la faculté de faire apparaître l’harmonie, lorsque celle-‐
ci réside dans l’objet. » (Ibid. : 60). Nous pourrions dire qu’elle est la faculté de percevoir substan>ellement l’Unité essen>elle qui se cache derrière les apparences. En fin de compte, l’être humain « doit rencontrer d’un côté le monde sensible, et de l’autre son essence idéelle, pour réunir ensuite, par son ac>vité propre, ces deux facteurs de la réalité. » (Ibid. : 64).
Dans la concep>on kan>enne, la raison offre le cadre a priori de créa>on des pensées ; le principe d’unité qui y est postulé est purement intellectuel : il y a d’un côté une réalité fragmentée et de l’autre une raison qui en assure l’unité formelle. L’idée d’intersubjec>vité et d’interrela>on y est rejetée au profit du regard neutre et externe de la raison pure.
Steiner postule, quant à lui, un principe d’unité essen>elle ; la raison s’apparente ici à un
simple organe de traduc>on des expériences, sorte d’instrument de décodage qui peut, dans certaines condi>ons, percevoir (ou intui>onné) le contenu idéel du monde, en capter les "vibra>ons" et les transformer en pensées, les traduire en mots ou en concepts. En l’occurrence, nous pouvons dire que les archétypes ou les idées sont à la raison ce que les vibra>ons de l’air sont à l’oreille.
Si l’objec>f d’une science humaine est de comprendre la logique des processus vivants, d’en intui>onner l’unité essen>elle, cela implique de concevoir la raison selon l’op>que steinerienne et de meere en œuvre des méthodes qui s’y rapportent. Si, pour reprendre un terme à la mode, un nouveau paradigme scien>fique devait apparaître, il serait nécessaire qu’il prenne en compte l’idée d’intersubjec>vité de toutes formes de connaissance et des mul>ples champs consensuels où ces dernières prennent corps. Durand (1987) souligne les enseignements de la démarche alchimique, enseignements qu’il serait bon de retenir : alors que le processus d’objec>va>on rompt l’unité, l’expérience alchimique repose sur l’idée que toutes les choses sont reliées entre elles. Pour l’alchimiste, « l’homme se proje=e dans l’Univers et l’Univers se proje=e en lui. La connaissance du monde et de son évolu>on est pour lui une communion. » (Ibid. : 40).
Les postulats sur lesquels se fonde la pra>que scien>fique actuelle sont sans doute largement redevables de la philosophie kan>enne. Ils imposent une approche extérieure de la réalité, ceee dernière devant se couler dans le moule des catégories abstraites de la raison. Ce à quoi une entreprise scien>fique doit conduire est la mise au point de modèles provisoires qui sont capables de rendre compte de ce qui se passe dans la nature ou dans la société. Ce qui est recherché est la coïncidence entre le modèle conceptuel et les mécanismes à l’œuvre dans la réalité (voir à ce propos Marejko, 1989 : 154). Selon ceee perspec>ve, une méthode scien>fique est conçue comme un cadre ra>onnel qui garan>t l’unifica>on externe des données de l’expérience. Elle est un « ensemble des procédés ra>onnels au moyen desquels on >re des faits par>culiers des lois, c’est-‐à-‐dire des rela>ons universelles entre les phénomènes » (Morfaux, 1980 : 216).
La cartographie théma>que actuelle répond en principe à ceee défini>on en ce sens qu’elle est un moule ra>onnel de saisie et de mise en rela>on abstraite d’informa>ons localisées pouvant conduire à l’énoncia>on de lois de distribu>ons spa>ales. Ce cadre a priori, qui organise et met en rela>on les données selon une logique propre à la raison, s’ar>cule en trois niveaux : la projec>on spa>ale en est le premier ; les procédures de quan>fica>ons des informa>ons territoriales forment le deuxième niveau ; enfin, le troisième niveau concerne la représenta>on graphique des données en fonc>on de règles rela>ves à la théorie sémiologique. Chacun de ces niveaux est un procédé par>culier de mise en rela>on d’éléments qui concourt à la construc>on finale de la carte théma>que.
Mais avant d’aborder ces ques>ons, il est nécessaire que je précise mon point de vue épistémologique et géographique.