ESPACE ET CONSCIENCE
4. Les dimensions de l’espace comme symboles de l’expérience
Regardons de plus près ce que peuvent signifier ces trois dimensions de l’espace. La première dimension est une ligne horizontale qui peut être regardée comme le symbole de la Terre mère, de la ma>ère de l’expérience. La deuxième dimension (ver>cale) est le symbole du Ciel, de ce qui est en haut, c’est à dire de la conscience sans corps. La troisième dimension (la profondeur) est le cheminement de la conscience dans la forme, c’est la mise en harmonie progressive de la conscience avec sa forme d’expression. Remarquons à ce propos que le point de fuite où se rencontrent à l’horizon les deux premières dimensions (l’horizontalité et la ver>calité) sont le symbole de ceee union du Ciel et de la Terre, de la conscience qui, ayant progressé, a enfin trouvé son véhicule d’expression idéal. Autrement dit, la profondeur est le symbole du cheminement de la conscience. Il suffit de penser à quel point ce symbole correspond à la pra>que du déplacement en montagne : le marcheur part de la plaine (le plan horizontal) et s’élève dans le plan ver>cal pour gravir la montagne. Il progresse en profondeur pour aeeindre le sommet, point de rencontre du Ciel et de la Terre.
Allons plus loin ! Le temps compris sous l’angle du devenir ne peut être saisi que si nous partons de l’idée de des>n, d’irréversibilité. Disons avec quelque prudence que le temps permet que se produise "l’intui>on" alors que l’espace est la forme de "l’intui>onné" (voir Spengler, 1948 : 171). Le temps serait donc la dimension qui permet à la conscience d’exister, d’agir et de sen>r, de connaître, tandis que l’espace est la forme résultant de l’expérience, l’univers ou le symbole subsistant de l’ac>vité de la conscience. En d’autres mots, le temps s’apparente à un "sen>ment" qui vit en notre sein intérieur, l’espace est
"l’image" de ce sen>ment. Ceee dernière traduit une certaine forme d’éveil de la conscience. Dans ce sens, on pourrait dire que la manière dont est vécu et pensé l’espace, fournit le "symbole originel" à travers lequel se manifestent les qualités que notre conscience désire développer. Il convient de regarder ce qui est étendu comme un rappel du mouvement, une mémoire ou une trace laissée par la vie, c’est-‐à-‐dire une référence qui est le témoin de l’évolu>on de la conscience. Par conséquent, c’est par l’union de l’étendue et de la durée que ceee conscience s’exprime, se reconnaît et développe ses qualités.
Lorsque l’être s’éveille, que la personne devient consciente d’elle-‐même, « la vie dirigée par le des>n apparaît dans la vie des sens comme une profondeur sen>e. » (Ibid. : 166). La direc>on vivante étend la sensa>on en profondeur (voir ibid. : 369).
Ceee profondeur sen>e n’est évidemment pas iden>fiable à l’espace tridimensionnel de la géométrie analy>que dont chacun des axes X, Y et Z existe indépendamment les uns des autres et sont mis sur un même pied. Non, la profondeur qui est communément symbolisée par l’axe Z, n’est pas iden>fiable au simple ajout d’une dimension supplé-‐
mentaire qui exprimerait de manière plus complexe la forme de l’univers ambiant. À bien y réfléchir, la "profondeur" n’est pas de même espèce que la "largeur" et la "hauteur".
D’ailleurs, on peut avancer provisoirement que "largeur et hauteur" (ou écran sensible qui se présente immédiatement devant nous) forment, en tant qu’expérience vivante, une unité qui peut être désignée comme une forme pure que se donne la conscience pour accueillir la sensa>on. Ceee unité représente « l’impression purement sensible » (ibid. : 167) que capte l’être éveillé dans un état de récep>vité passive.
La ques>on qu’il faut alors se poser est la suivante : qu’est-‐ce que la profondeur ajoute à l’expérience des deux premières dimensions ? « L’enfant qui veut prendre la lune, qui
ignore encore le sens de l’univers extérieur [...], manque de l’expérience symbolique de la profondeur. Non que toute expérience de l’étendue lui soit étrangère, mais une intui>on de l’univers n’existe pas encore chez lui ; la distance est sen>e, mais elle ne parle pas à l’âme. » (Ibid. : 172). « La profondeur représente l’expression, la nature ; avec elle "l’univers"
commence. » (Ibid. : 167). L’extension en profondeur transforme par conséquent la sensa>on en intui>on, l’impression en expression, la passivité en acte d’interpréta>on. En cela, « elle est la ma>ère symbolique d’un ordre, au sens d’une culture individuelle [...]. » (Ibid. : 167).
La profondeur se vit essen>ellement comme « la direc>on de soi vers le lointain, vers l’au-‐delà, vers l’avenir [...]. L’expérience de la profondeur "étend" la sensa>on en univers. » (Ibid. : 170-‐171). Le caractère dirigé de la vie se retrouve ainsi dans l’expérience de la profondeur. Ce caractère apparaît dans « la nécessité de toujours sen>r la profondeur de soi à l’horizon, jamais de l’horizon à soi. Sur ce=e direc>on est fondé le corps mobile de tous les animaux et de l’homme. Ils marchent "en avant" — au-‐devant de l’avenir, en se rapprochant à chaque pas non seulement du but, mais aussi de la vieillesse — et ils sentent aussi dans chacun de leurs regards "en arrière" un coup d’œil sur quelque chose de passé, déjà devenu histoire. » (Ibid. : 171).
Le champ de la vision humaine se porte naturellement en avant, non en arrière ou sur les côtés. En considérant que les divers aspects de notre physiologie sont des symboles de notre état d’être, ceee observa>on nous indique à quel point notre regard est orienté, dirigé. De plus, en raison de la conforma>on concave de la ré>ne, le champ de vision est curvilinéaire. Les lignes de fuites qui convergent à l’horizon sont courbes, de sorte que dans la vision directe, contrairement à la représenta>on perspec>ve (ou projec>on sur un plan bidimensionnel), les grandeurs apparentes ne sont pas inversement propor>onnelles à la distance, mais propor>onnelles aux angles visuels (voir Dalai Emiliani, 1985 : 297-‐298).
C’est ce qui me donne à penser à quel point la percep>on visuelle tend à réunir, à refuser l’éparpillement des choses, à les réunir en une expérience visuelle globale, mais dirigée.
Ainsi, l’idée d’espace, que la percep>on visuelle nous fait sen>r à sa manière, est « la vue sur les objets, une manière qu’a notre esprit de les rassembler en une unité. » (Steiner, 1986 : 45).
Remarquons que le champ visuel est plutôt d’aspect panoramique car plus développé dans le plan horizontal que ver>cal, plus terrestre que céleste : la sensibilité oculaire, abstrac>on faite de la neeeté de l’image, a, dans le plan horizontal, une largeur d’angle d’environ 120 degrés et, dans le plan ver>cal, une hauteur de 70 degrés, ce qui va d’ailleurs de pair avec la contrac>on des grandeurs latérales et l’exagéra>on des hauteurs ; à croire que le champ de sensibilité visuel nous incite, par une percep>on accrue sur les côtés, à nous éparpiller, à étaler nos ac>vités de part et d’autre de notre corps. Étant plus restreint, le champ ver>cal incite moins à l’ac>vité. (Pour les mesures précises du champ visuel, se reporter à Verrier, 1945 : 27).
Ces caractéris>ques du champ visuel peuvent, en outre, nous indiquer l’état de notre conscience, conscience d’un être qui vit pour une grande part d’ac>on animale, supposant un regard à "ras de terre". Cet être n’aurait pas encore pris à bras le corps la tâche d’élever son esprit ou de faire croître son intériorité. Peut-‐être est-‐il trop confortablement installé par terre de tout son "long" ou trop impressionné par le travail qui l’aeend en surplomb. Ce travail, la ver>calité le lui donne en symbole : l’œil la perçoit encore "écrasante", dispropor>onnée, comme mystère subi, voire même inaccessible.
Dans le sommeil, par contre, tout s’inverse. Je serais tenté de dire que l’être humain rejoint sa patrie spirituelle où il pourra intégrer l’expérience de la journée. À l’état de veille, l’ac>vité de l’être avait pour symbole la profondeur qui permeeait à sa conscience d’émerger. Maintenant, l’ac>vité diurne s’est transformée en passivité nocturne ; l’extraversion a cessé temporairement pour laisser place à l’introversion. Lorsque que l’on se trouve dans la posi>on couchée, notre vision à cela de par>culier que la profondeur a cessé d’exister. À la vision tridimensionnelle de la sta>on debout se subs>tue une vision bidimensionnelle, celle qui fait du ciel une image. Ceee vision plane est une sorte de point de vue zénithal renversé, car ce n’est pas le regard ubiquiste d’un dieu qu’elle incarne, mais celui de l’être qui va s’endormir en acceptant de s’en remeere complètement à ce dieu.
L’image qui résulte de ce point de vue prend tout son sens symbolique lorsque les yeux sont fermés et que l’être s’abandonne aux rêves qu’il ne peut diriger. Ainsi, ce n’est plus son soi conscient qui va à l’horizon, mais le soi divin qui s’impose comme un horizon cosmique ver>cal qui l’absorbe complètement.
En conclusion, je m’aventurerais à dire que si la profondeur est symbole du des>n intui>onné ou de l’expression formelle sen>e de la vie, la largeur est celui de la sensa>on externe immédiate ou de l’impression subie, tandis que la hauteur est symbole du sen>ment intérieur, du sens spirituel et caché de la vie. Autrement dit, l’expérience de la profondeur donne à penser qu’elle est le lien, le rapport vivant que l’être éveillé établit entre les apparences sensibles et leur essence. Cela revient à dire que largeur et hauteur, c’est-‐à-‐dire forme et fond, prennent un sens historique par le biais de l’expérience de la profondeur. Alors, que penser du regard cartographique qui, par la projec>on horizontale, transforme l’expérience de la profondeur en un "écran purement sensible" et, par conséquent, annule la possibilité d’intui>onner la direc>on de la vie ?