QUELQUES ÉLÉMENTS PROSPECTIFS
I. LE PROCESSUS ANALOGIQUE ET LES SYMBOLES
Dans le dernier chapitre, nous avons examiné certains aspects de la concep>on du monde sous-‐jacente à la concep>on saussurienne du signe. Nous avons vu que, dans les limites de la physiologie oculaire, le code cartographique se compose de signes vides, débarrassés de tout contenu figura>f. De plus, la dimension énergé>que de ces formes signifiantes n’est pas prise en compte. En fait, les signes graphiques sont des>nés à marquer des places sur le plan, à indiquer des structures rela>onnelles en réponse à des règles opératoires spécifiques. J’ai essayé de montrer en quoi ceee codifica>on conduit à connaître le territoire sous l’angle morpho-‐fonc>onnel ou informa>co-‐fonc>onnel : les signes graphiques ont pour caractéris>que de ne rendre compte que des structures rela>onnelles et non pas des qualités de ce qui est mis en rela>on. Par conséquent, les formes géographiques étudiées sont désubstan>alisées, réduites à des coques vides dont la seule iden>té est de prendre posi>on à l’intérieur d’une structure opératoire. Ceee avtude du sujet connaissant exprime son refus de s’ouvrir à la nature de la réalité étudiée, d’écouter le son qui la qualifie, d’observer sa lumière.
Pour se donner les moyens d’une connaissance qualita>ve du territoire, d’une connaissance qui s’écarte d’une stricte u>lité opératoire externe, il conviendrait de remplacer la codifica>on sémiologique par une symbolique, c’est-‐à-‐dire par un langage dont la logique est fondée sur l’analogie interne.
1. Le symbole comme processus de connaissance
Le domaine de la symbolique est immense et ses implica>ons épistémologiques dépassent de très loin le propos qui va suivre. En l’occurrence, je n’en aborderai que les aspects qui me semblent per>nents du point de vue de l’élabora>on d’un langage cartographique. Au lecteur qui aimerait en savoir plus, je lui conseillerais de se reporter à des auteurs tels que Guénon (1945, 1962 et 1984), Alleau (1976), Schwaller de Lubicz (1978), Berteaux (1988), et surtout Borella (1989) qui traite de manière éclairée les rapports entre l’approche symbolique et sémiologique du signe.
Borella (1989 : 17-‐18) nous apprend que « le mot "symbole" vient du grec "symbolon" à travers sa transposi>on la>ne "symbolum". » Il dérive du verbe "sym-‐balleïn" dont une des significa>ons désignées par le préfixe "sym" est l’idée "d’être ensemble". Le verbe "balleïn"
exprime, quant à lui, l’idée de mouvement. Par conséquent, le sens premier donné au mot symbole par les dic>onnaires est "jeter ensemble", "joindre", "réunir", "meere en contact".
Conformément à l’usage an>que, deux personnes pouvaient contracter ensemble un lien d’hospitalité en brisant une tableee en deux moi>és qui étaient conservées par chacune d’elles (voir ibid. : 20).
Dans ceee perspec>ve, nous pouvons dire que le symbole est un signe de recon-‐
naissance dont chacune des par>es contractantes possède un morceau qui est gage d’un contrat mutuel. Chaque moi>é appelle l’autre moi>é, son complément. L’emboîtement exact des deux morceaux apporte la preuve effec>ve du contrat. Mais lorsque la jonc>on est accomplie, le symbole a joué son rôle et il n’a plus lieu d’être : en effet, si l’unifica>on est réalisée, c’est que la reconnaissance du contrat a eu lieu ; par conséquent, le symbole peut être rejeté et la pure expérience de ceee reconnaissance peut pleinement se manifester.
Ainsi, il apparaît que le symbole se compose de deux par>es, l’une actuelle et l’autre virtuelle. La par>e actuelle non seulement signale (comme le signe sémiologique), mais révèle la présence d’une chose qui appar>ent à un autre ordre de réalité. Elle se donne à voir comme le témoin vivant d’autre chose. En ce sens, le symbole est un moyen opéra>f de rassemblement : il ne fait pas qu’indiquer de manière abstraite la par>e virtuelle, mais il la rend substan>ellement présente, il la "présen>fie" (Borella, 1989 : 58). C’est d’ailleurs pour ceee raison que l’on peut soutenir, avec Borella (ibid. : 77-‐78), que non seulement la nature du symbole est d’être là pour un autre (c’est-‐à-‐dire d’avoir pour fonc>on d’indiquer et de faire connaître une réalité momentanément invisible au moyen d’une forme visible), mais qu’il a aussi une fonc>on de "présen>fica>on".
À >tre de comparaison, rappelons que pour le signe de la sémiologie saussurienne, la rela>on entre le figuré (signifié) et le figurant (signifiant) n’est pas reconnue du point de vue de sa qualité interne (ontologique pourrions-‐nous dire) : le figurant n’est qu’une simple représenta>on (ou traduc>on) indirecte d’une réalité invisible ; sa seule fonc>on est de l’indiquer. Par conséquent, le rapport entre la valeur sensible du signe et la réalité qu’il a charge de faire connaître est appréhendé exclusivement à par>r de l’entendement. En revanche, le symbole n’est pas un simple subs>tut représenta>f de ceee réalité : il ne la traduit pas, mais en apporte une trace dans le monde physique. Il a pour fonc>on de meere ontologiquement les sujets qui l’u>lisent en correspondance avec l’objet symbolisé.
Le symbole est « un moyen de présence » (ibid. : 78). Or, Borella signale qu’il ne peut toutefois pas être iden>fié à la chose qu’il symbolise (ibid. : 68) : le symbole n’est pas sa
« présen>fica>on totale » (ibid. : 79). S’il était pure présence, « il serait la réalité même et tout serait déjà donné » (ibid. : 84). En fait, le symbole n’entre>ent pas un rapport d’iden>té avec ceee réalité, mais — conformément aux exigences de son propre plan de manifesta>on — il rend présents certains aspects de son essence ; cela revient à dire qu’il est ceee réalité invisible manifestée dans une forme sensible. En somme, le symbole est immanence et transcendance parce qu’il par>cipe de la réalité qu’il symbolise tout en étant séparé d’elle.
En résumé, nous pourrions dire que le symbole est un instrument qui dynamise l’acte de connaissance. En ce sens, et selon l’expression de Berteaux (1988 : 9), le symbole cons>tue un « processus de connaissance » : il conduit vers autre chose que lui-‐même. Il est ouverture à l’inconnu, tandis que le signe sémiologique s’impose à la conscience comme une clôture, car sa significa>on est fixée une fois pour toutes. Finalement, le symbole conduit le chercheur à reconnaître le lien qui existe entre la substance et son essence, entre la forme et la conscience qui l’habite ; il est donc un moyen pour intui>onner la qualité de ce lien.
2. La logique du langage symbolique
Quoique le jour et la nuit se succèdent alterna>vement, le rapport qui les lie n’est pas de nature causale et mécanique. En fait, le jour et la nuit sont des termes complémentaires qui existent ensemble simultanément, mais que l’on découvre successivement dans l’expérience concrète. Chacun des termes entre>ent avec son complémentaire une rela>on d’iden>té et de différence : rela>on de différence parce que le jour ne peut pas être iden>fié à la nuit ; rela>on d’iden>té, car lorsque l’un des deux termes se manifeste, il con>ent poten>ellement l’autre en germe. Ainsi, il n’y a pas lieu de séparer les deux termes de la rela>on pour les traiter indépendamment l’un de l’autre.
Il apparaît que la logique du langage symbolique est de même nature que celle qui vient d’être envisagée ici : le symbole est présence simultanée d’éléments complémen-‐
taires qui se manifestent sous la forme de dualités apparemment opposées et dissociées.
Selon les mots de Schwaller de Lubicz (1978 : 54), « le propre du symbole est d’être une synthèse », une synthèse du « Moment Présent » (ibid. : 57). Le symbole crée une structure énergé>que percep>ble qui est une synthèse du jeu dynamique des complémentaires. Il caractérise un instant de ce jeu en figurant un aspect par>culier sous lequel apparaît chacune des par>es complémentaires.
On ne peut réduire un symbole à une significa>on univoque comme peut l’être le signe arbitraire. C’est pour ceee raison qu’Alleau (1976 : 12-‐13) affirme que le symbole ne signifie pas, mais évoque une mul>plicité de sens : le symbole con>ent poten>ellement une infinité de significa>ons qui émergent en fonc>on des ques>ons que le sujet connaissant se pose. Le symbole ne peut donc pas être réduit au produit logique des éléments cons>tu>fs de son existence empirique. Si le symbole est de nature polyvalente, il a cependant un sens archétypal fondamental : il est l’expression d’une idée, d’un principe qui peut s’envelopper d’une significa>on par>culière suivant le contexte dans lequel il se présente. C’est dans ceee perspec>ve que Borella (1989 : 225-‐226) affirme que le symbole à un sens "un" (c’est-‐à-‐dire premier) qui ne vise pas un référent par>culier. En d’autres
termes, le symbole exprime un principe archétypal qui peut être reconnu dans diverses réalités ; c’est pour ceee raison qu’il peut s’appliquer à une pluralité de référents.
À l’inverse de la pensée scien>fique actuelle qui opère par réduc>on du mul>ple à l’un (procédé addi>f), la pensée symbolique opère par l’explosion de l’un vers le mul>ple (par division de l’unité) (voir Chevalier, 1989 : VIII). Par exemple, voici le sens archétypal que l’on peut donner de manière très simplifiée à cinq symboles fondamentaux que sont le point, le cercle, le triangle, le carré et la croix (on pourra aussi se reporter au "Dic>onnaire des symboles", 1982). Le "point" figure l’origine, le centre, la puissance créatrice. Il est le centre-‐origine de l’extension spa>ale (Borella, 1989 : 81). Le "cercle" est le signe de l’unité principielle dans son ac>vité ; il est le lieu d’intégra>on et d’assimila>on des énergies émises par le point central. Le "triangle" figure le jeu dynamique de ces énergies, leur mise en œuvre lors de l’extériorisa>on. Le "carré" est le symbole de la Terre par opposi>on au Ciel : le carré est une figure an>-‐dynamique, ancrée sur quatre côtés. Sa stabilité implique l’arrêt de tout mouvement (voir Guénon, 1945 : 136) : il est l’achèvement de la mise en œuvre du principe. Enfin, la "croix" est le symbole de l’union de l’esprit et de la ma>ère (le point d’intersec>on assume la cohérence du rapport entre les lignes ver>cale et horizontale) ; dans le cercle, la croix est l’intermédiaire entre le principe et sa manifes-‐
ta>on ; dans le carré (sous forme de diagonale), la croix est la marque de l’ordonnan-‐
cement de la Terre en fonc>on du Ciel.
À par>r du sens premier du symbole, sens qui est une sorte de "prototype" d’idées, des significa>ons secondaires peuvent y être déduites par analogie. En somme, le symbole est dans son essence une poten>alité séman>que, il n’est jamais déchiffré une fois pour toutes (Borella, 1989 : 224 et 71) ; son étude aide à comprendre l’unité dans la diversité (Berteaux, 1988 : 41). Ainsi, dans notre exemple, le "point" peut signifier un centre de décision ou de pouvoir, un centre de créa>on, etc. Le "cercle" désigne alors l’intégra>on de ces décisions et la prépara>on de leur mise en œuvre. Le "triangle" exprime la mise en place de ces décisions, c’est-‐à-‐dire leur incorpora>on. Le "carré" symbolise les structures qui résultent de l’ensemble du processus. Enfin, la "croix" exprime la cohérence que l’on peut observer entre ce qui est projeté et ses effets.
On le voit, chaque symbole a pour propriété de caractériser un aspect par>culier d’une totalité à laquelle il ne cesse de renvoyer. Par conséquent, en reconduisant constamment à l’unité, la lecture des symboles offre la possibilité d’appréhender et de se représenter un problème dans sa globalité.