ESPACE ET CONSCIENCE
3. Espace, territoire et territorialité
Il est maintenant nécessaire que je précise un peu mieux ce que j’entends par espace, territoire et territorialité. Pour faciliter la mise en relief de mon point de vue épistémologique, je recourrai aux défini>ons données par Raffes>n (1980). La clarté de ces défini>ons m’a effec>vement aidé à préciser l’op>que de ma pensée.
La no>on d’espace est u>lisée par Raffes>n (1980 : 129) pour désigner un "donné", une
"ma>ère" première qui, par l’ac>vité humaine est transformée en territoire. L’espace, nous dit l’auteur (ibid. : 130), « préexiste à toute ac>on. "Lieu" de possible, il est la réalité matérielle préexistant à toute connaissance et à toute pra>que dont il sera l’objet dès qu’un acteur manifestera une visée inten>onnelle à son endroit. » Le territoire, quant à lui, « est une produc>on à par>r de l’espace. » Ainsi, l’espace serait en posi>on d’antériorité par rapport au territoire (ibid. : 129). « Le territoire est généré à par>r de l’espace, il est le résultat d’une ac>on conduite par un acteur [...] réalisant un programme [...]. » C’est de la sorte que l’acteur "territorialise" l’espace.
À par>r de l’espace qu’il a à sa disposi>on, l’acteur en produit une représenta>on. Pour Raffes>n (ibid. : 130), « produire une représenta>on de l’espace est déjà une appropria>on, donc une emprise, donc un contrôle même si cela demeure dans les limites d’une connaissance. Tout projet dans l’espace qui s’exprime par une représenta>on révèle l’image souhaitée d’un territoire, lieu de rela>on. » La territorialité, quant à elle, est cet ensemble de rela>ons. Elle est cons>tuée de l’ensemble des rapports que les hommes entre>ennent entre eux et avec le territoire. C’est l’idée de rela>on à l’altérité (ibid. : 144). « L’autre étant non seulement l’espace modelé mais aussi les individus et/ou les groupes s’y insérant. » (Ibid. : 144). Autrement dit, la territorialité est la somme des rela>ons entretenues par un sujet avec son environnement, c’est-‐à-‐dire la totalité des rela>ons biosociales en interac>on (ibid. : 145).
Dans la perspec>ve probléma>que que je me suis donnée, ces défini>ons sont à transformer quelque peu. Partant de l’idée que notre mental sépare illusoirement le sujet de l’objet, mon postulat étant que l’un et l’autre sont fondamentalement unis, l’espace ne
peut être conçu comme un donné qui nous est extérieur. Par contre, je souscris, à quelques nuances près, à l’idée que la territorialité est l’ensemble des rapports que les hommes entre>ennent entre eux et avec le territoire. Pour préciser mon point de vue, je m’en vais clarifier ce que j’entends par conscience, qualité et valeur ; puis je définirai les termes de territorialité, de territoire et d’espace.
a) La conscience est le principe de vie, notre iden>té essen>elle qui va développer certaines qualités au travers de certaines formes. « La conscience en tant que telle ne peut mourir puisqu’elle se situe sur un plan de réalité qui est au-‐delà de la vie et de la mort autant que du temps et de l’espace — la mort n’est que le retrait temporaire de la conscience de l’univers phénoménal que nous pouvons observer de l’extérieur ; ce qui meurt et ce qui renaît, cependant, est l’expression de la conscience, c’est-‐à-‐dire la vie organique. » (Riencourt, 1980 : 165). Le terme de conscience est donc à prendre au sens large : elle n’est pas seulement la par>e dite consciente où il est, par exemple, possible de se voir en train de voir, sorte d’état d’éveil ou la conscience a conscience d’être. Elle ne peut non plus être réduite à la pensée ra>onnelle qui ne cons>tue que l’une de ses composantes. Ainsi, la conscience est tout ce qui fait notre être, y compris sa par>e dite
"inconsciente" permeeant d’entretenir une mul>tude d’automa>smes, de même que tout l’héritage que cons>tue ce que l’on pourrait appeler "l’inconscient collec>f", etc. De plus, la conscience est une en>té qui apparaît à plusieurs niveaux, par exemple au niveau d’une famille, d’une société, d’une ethnie, etc.
b) Par qualité, j’entends désigner une idée essen>elle que notre conscience entend développer dans l’expérience ; par exemple les qualités de détermina>on ou de volonté d’évolu>on, d’interrela>on ou d’amour, de créa>vité, d’harmonie, etc. (Bailey (1986) traite de manière très approfondie ce sujet dans une perspec>ve qui, au demeurant, dépasse largement le présent propos).
c) Une valeur est le pendant actualisé d’une qualité ; elle est une des modalités que la conscience se donne pour développer une qualité. Elle est ce qui est tenu pour idéal et désirable dans un contexte historique donné (valeurs économiques, sociales, culturelles et religieuses).
1) La territorialité est l’ensemble des valeurs qui apparaissent lors de la rencontre de la conscience avec la réalité, et qui lui permeeront d’expérimenter certaines qualités. La territorialité est donc le rapport qui lie la conscience à la réalité, elle est ce par quoi certaines qualités sont actualisées.
2) Le territoire n’est pas un "espace produit", mais le corps témoin de ceee rencontre de la conscience avec la réalité. Il est une projec>on des valeurs que la conscience mobilise pour développer certaines qualités. Le territoire "est" ces valeurs en développement. Il est la trace de référence grâce à laquelle la conscience prend connaissance du niveau de développement des qualités. Nous pourrions dire que le territoire est une mise en scène, il est une physionomie, un visage ou le symbole de l’état de développement de ceee conscience.
Aussi, le territoire n’est pas un livre que l’on pourrait déchiffrer. Il est, selon un mot de Hussy, une sorte de "palimpseste". En effet, il résulte d’une série de décisions de la conscience qui ont conduit à des aménagements qui se sont superposés et enchevêtrés au cours du temps. Ainsi, les différents éléments morphologiques que l’on peut percevoir ne sont pas liés à un lexique de significa>ons prédéterminées. Par conséquent, il est préfé-‐
rable d’interroger le territoire comme un symbole global, c’est-‐à-‐dire en essayant de saisir la nature de sa physionomie en tant que corps d’expression d’une conscience.
3) L’espace est la forme à par>r de laquelle la réalité va être rencontrée pour développer certaines qualités. L’espace n’a aucune existence objec>ve séparée de la conscience qui le perçoit (voir à ce propos Taimni, 1984 : 330). L’espace n’a pas de réalité en soi, il n’est que le point de vue que notre conscience s’est offert pour vivre l’expérience de la sépara>vité. Chaque dimension que nous reconnaissons à l’espace apporte un élargissement, une vue plus profonde de la réalité. Chacune d’elles en ajoute une significa>on nouvelle. Par exemple, nous pouvons prendre connaissance d’un livre par sa tranche (première dimension), nous pouvons le voir par sa couverture (la deuxième dimension ajoute l’idée de surface), il est aussi possible de voir son volume si on ajoute à notre expérience une troisième dimension. On pourrait parfaitement imaginer l’objet sous des dimensions supérieures, des dimensions qui nous font percevoir les différents éléments de la réalité sous une forme plus unifiée. D’ailleurs, c’est bien ce qui se produit lorsque l’on prend connaissance du contenu de l’ouvrage, du sens des mots qui y sont imprimés : si, sur la surface physique de la page, les éléments d’une phrase peuvent apparaître séparés les uns des autres, ils sont unifiés entre eux du point de vue de l’idée globale qu’ils expriment. Par conséquent, l’ajout de la dimension du sens nous permet d’acquérir une expérience nouvelle de notre ouvrage.
Les trois dimensions de l’espace ne sont pas nées du hasard, elles sont l’expression sur le plan physique d’une visée de la conscience. Ces trois dimensions, ne les iden>fions pas à la formalisa>on géométrique ! En effet, les géométries euclidiennes ou non euclidiennes sont en fait diverses formalisa>ons de l’espace ; ce n’en sont là que des interpréta>ons momentanées qui sont datées historiquement. Ces géométries sont construites à par>r de valeurs qui entrent dans la cons>tu>on d’une territorialité. Nos trois dimensions sont, quant à elles, les modalités que la conscience se donne pour rencontrer la réalité dans son apparence physique. En outre, on peut penser que la conscience se développe simul-‐
tanément par le biais d’autres espaces ; par exemple, ceux des sensa>ons émo>onnelles, mentales, spirituelles, qui sont des modalités de rencontre de la réalité à des niveaux plus élevés. À chaque fois, nous avons affaire à des espaces d’une nature et d’un degré différent qui, en vertu de la loi d’analogie, sont en correspondance les uns avec les autres. Par conséquent, du moment que notre raison accepte l’idée de correspondance, les trois dimensions de l’espace "physique" peuvent être regardés comme les symboles d’autres niveaux de réalités. Il est alors possible de percevoir derrière l’apparente sépara>vité de l’espace physique une mise en scène des réalités d’ordre psychiques, mentales, spirituelles.
L’espace "physique" n’est donc pas un contenant autonome qui serait la forme a priori de l’expérience, mais il en est une modalité qui trouve sa contrepar>e et sa significa>on sur d’autres niveaux.
Pour résumer d’une manière plus synthé>que, je dirais que, dans ses trois dimensions, l’espace est un point de vue sur la réalité physique. Il est la forme idéelle grâce à laquelle la conscience rencontre ceee réalité. Tandis que le territoire, par le biais des valeurs de la territorialité, est le miroir ou l’image qui résulte de l’ac>vité de la conscience, il est son actualisa>on.