MESURES ET DÉMESURE
III. ÉTALONS DE MESURE OBJECTIFS ET SUBJECTIFS
3. La mesure géométrique et l’interpréta7on géographique
En science, la mesure conven>onnelle joue maintenant le rôle de paradigme de recherche, c’est-‐à-‐dire de principe méthodologique sur lequel se fonde l’acquisi>on des connaissances. En géographie, la tenta>on est grande de laisser le soin à la distance physique de tenir lieu d’explica>on de la distribu>on des ac>vités humaines : théories gravitaires, théories des lieux centraux, théories centre/périphérie, etc. Ceee assimila>on de la géographie à la mesure des distances géométriques conduit à naturaliser les rela>ons humaines en les calquant sur une logique spa>ale immanente faisant fi du caractère historique et non répé>>f des phénomènes du vivant. En somme, le géographe est souvent piégé par ceee envie de découvrir des structures spa>ales qui existeraient en elles-‐mêmes au-‐delà d’une probléma>que sociohistorique qui en poserait les fondements. Il se contente d’analyser la forme que prend la distribu>on spa>ale d’un phénomène et d’en déduire des explica>ons. En l’occurrence, lorsqu’un phénomène se présente sous une forme iden>que en des lieux différents, il est interprété dans les mêmes termes. Pourtant, la significa>on du phénomène n’a pas forcément le même contenu dans l’un et l’autre cas ; elle peut changer en fonc>on de la conscience qui régit les condi>ons de sa produc>on.
Les propos que Spengler (1948, vol. II) développe sur la ville peuvent servir d’exemple éclairant pour préciser la visée de mon propos. Il convient de rappeler que la méthode de Spengler est celle d’une lecture globale du paysage, c’est-‐à-‐dire une sorte de Gestalt. Par conséquent, son approche de la no>on de ville consiste à laisser résonner en lui le langage de sa silhoueee, à capter sa "physionomie" qui est, selon sa terminologie, le reflet de son
"âme". Pour lui, « il est évident que ce n’est pas le volume, mais l’existence d’une âme, qui dis>ngue la ville du village. » (Ibid. : 85). Pour son époque (années vingt), il observe que les
concentra>ons de popula>on en Afrique centrale, en Inde ou même en Amérique du Nord, ne cons>tuent en fait que de grandes colonies, des centres de paysage et non des villes, car ces concentra>ons ne forment pas intérieurement un monde "psychique" pour soi où l’idée de vie indépendante peut émerger. Pour ces popula>ons, l’organisme appelé "ville" est donc inexistant (ibid.). Toute discutable qu’elle peut l’être, ceee interpréta>on nous montre néanmoins que la no>on quan>ta>ve de concentra>on peut acquérir diverses signifi-‐
ca>ons suivant le groupement humain concerné.
Les concepts de centralité et de marginalité sont souvent associés à l’idée de concentra>on spa>ale d’un phénomène. En l’occurrence, le recours à ce type d’indicateur pour l’étude des sociétés humaines conduit souvent à assimiler les probléma>ques sociales à la géométrie : ainsi recherche-‐t-‐on des centres (au sens de "centre du cercle") et des périphéries (au sens de "périphérie du cercle"). Pourtant, la recherche d’une centralité ou d’une marginalité devrait au moins s’opérer en fonc>on de critères socio-‐économiques par>culiers. Par exemple, on pourrait mesurer la centralité en termes de pouvoir décision-‐
naire (se reporter à Lopreno, 1986 : 67). De plus, l’échelle est une variable fondamentale dont il faut tenir compte, car elle condi>onne la nature des observa>ons et des explica>ons (voir à ce propos Racine et al., 1980).
Du point de vue de l’existence même, le sen>ment d’être exclu ou marginalisé ne peut être véritablement appréhendé par des critères. En effet, traiter de ceee manière une telle ques>on conduit inévitablement à la vider de sa substance. Au contraire, l’idée de centre ou de périphérie devrait être saisie dans sa résonance "psychique", dans son sens expérien>el, dans sa rela>on avec le mouvement de concentra>on et de dispersion qui accompagne l’expression de la vie. En l’occurrence, les qualités des rapports humains peuvent trouver leur symbolisa>on dans la forme, mais pas l’inverse ; il y a hiérarchisa>on des dépendances, ce qui fait qu’on ne peut pas comprendre les apparences sans s’interroger sur leur fondement.
Dans ses réflexions sur l’espace européen, Brunet (1990 : 170) offre un exemple caricatural d’une interpréta>on géographique qui est construite à par>r d’une lecture de la distribu>on spa>ale de phénomènes socio-‐économiques. Pour fixer les idées, il me semble nécessaire de faire un aparté sur quelques traits de son discours tant il révèle à quel point l’u>lisa>on de la logique géométrique peut entraîner des dérapages sur le terrain de la conceptualisa>on. Une par>e de son vocabulaire est inféodé à la géométrie, l’autre par>e l’est à son idéologie économiste qui trouve sa jus>fica>on dans la cer>tude visuelle qu’offre la géométrie. Examinons de plus près de quoi il en retourne.
Côté géométrie, Brunet parle "d’extension périphérique" (ibid. : 199), de "diagonale des déprises" (202), de "dissymétrie" (208), "d’espaces symétriques" (210), "d’axe majeur structurant" (183), de "contrepoids" (181), etc. À par>r de l’observa>on de la distribu>on spa>ale de phénomènes quan>fiés, il déduit toute une série d’idées qui vont servir son interpréta>on. Il parle alors de "centre vital de développement" (175), de "domina-‐
>on" (180) d’un espace sur un autre, de zones en "déclin" (175) ou "sous-‐dévelop-‐
pées" (177) devant "ra=raper" (178) d’autres zones. Il voit encore des "marges dévitali-‐
sées" qui perdent sans cesse leur popula>on (207), "d’espace en a=ente" (203), etc. « Le territoire de l’Europe, nous dit-‐il (170), est dominé et largement organisé par sa Mégalopole » qu’il situe dans une "banane" allant du nord de Londres au sud de Milan ; ainsi définit-‐il le centre de l’Europe par l’observa>on de fortes concentra>ons économiques et de fortes densités de popula>on (171). À l’opposé, il observe deux espaces en aeente :
l’arc atlan>que et l’Europe centrale. L’arc méditerranéen se développe peu à peu, même s’il le perçoit encore dominé par la Mégalopole (180).
Sa vision des probléma>ques de la géographie étant assimilée à la géométrie, il constate qu’un "rééquilibrage" (181) de l’Europe est nécessaire. La Mégalopole, dit-‐il, « il faut la contourner, il faut lui faire des contrepoids, il faut soutenir de nouvelles centralités » ; Brunet pense, par exemple, qu’une "expansion des Suds" (181) serait bienvenue. Sa conclusion est on ne peut plus claire : « Il serait temps, dit-‐il, de se me=re à travailler sérieusement à une Europe polynucléaire, un peu moins déséquilibrée : c’est-‐à-‐
dire rééquilibrée à l’ouest, au sud, à l’est, au nord, partout sauf au centre... » (190).
Je pose la ques>on : n’y aurait-‐il pas une sorte de violence symbolique derrière ce vocabulaire qui associe sans scrupule l’évidence quasi objec>ve d’une démonstra>on géométrique avec des concepts hautement dialec>ques ?