Thesis
Reference
Sur la nature des relations en cartographie : essai épistémologique
GIDDEY, Christian Robert
Abstract
Une méthode scientifique mobilise certains types de relations. La nature de ces relations conditionne la manière de concevoir le monde. Cette idée conduit à affirmer que la nature des éléments qui structurent une carte moderne (à savoir le cadre spatial, le traitement des données géographiques et la codification graphique) détermine un certain type de connaissances géographiques. On observe que la carte apporte une compréhension mécanique et formelle de la Terre. Par conséquent, elle n'en offre pas une conception globale et vivante, conception où la notion de "conscience" serait le principe organisateur de toute matière. Pour contourner ce problème, il est souhaitable d'explorer de nouveaux concepts pour connaître et représenter la Terre du point de vue de l'union dynamique de la conscience avec sa manifestation territoriale. Une réflexion sur le langage symbolique et la notion d'analogie doit alors s'imposer.
GIDDEY, Christian Robert. Sur la nature des relations en cartographie : essai épistémologique. Thèse de doctorat : Univ. Genève, 1993, no. SES 382
DOI : 10.13097/archive-ouverte/unige:55877
Available at:
http://archive-ouverte.unige.ch/unige:55877
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SUR LA NATURE DES RELATIONS EN CARTOGRAPHIE
ESSAI ÉPISTÉMOLOGIQUE
par
Chris7an GIDDEY
SUR LA NATURE DES RELATIONS EN CARTOGRAPHIE
ESSAI ÉPISTÉMOLOGIQUE
Thèse présentée à la Faculté des Sciences Économiques et Sociales de l'Université de Genève
par
Chris7an GIDDEY
pour l'obten>on du grade de Docteur ès Sciences Économiques et Sociales, Men>on Géographie
Composi7on du Jury :
MM.
Franco FARINELLI, Professeur à l'Université de Bologne
Charles HUSSY, Maître d'enseignement et de recherche à l'Université de Genève, directeur de thèse
Chris>an LALIVE D'EPINAY, Professeur à l'Université de Genève
Claude RAFFESTIN, Professeur à l'Université de Genève, président du jury
Thèse n°382 Genève -‐ 1993
La faculté des Sciences économiques et sociales, sur préavis du jury, a autorisé l’impression de la présente thèse, sans entendre, par là, éme=re aucune opinion sur les proposi>ons qui s’y trouvent énoncées et qui n’engagent que la responsabilité de l’auteur.
Genève, le 18 mars 1993
Le Doyen
Paolo URIO
AVANT-‐PROPOS
« Il ne s’agit pas de conquérir l’univers, mais de lui donner un sens ».
Raymond Christoflour (1967 : 20).
I. QUESTION DE SENS
Il n’est pas rare d’entendre dire que les sciences occidentales n’ont pas cessé de progresser par accumula>on depuis cinq siècles, tel un mur en construc>on où chaque chercheur pose une brique qui servira de base à la suivante. Chaque découverte est ainsi un fragment de puzzle qui doit s’intégrer dans le grand projet de "La" science, projet qui individuellement nous dépasse, mais qui est revêtu d’une qualité "d’être" en soi. Selon ceee perspec>ve, il existerait une réalité objec>ve, ra>onnelle et stable, que la science aurait pour devoir de cerner avec toujours plus d’acuité.
Bien sûr, ceee concep>on du progrès scien>fique est surtout l’apanage du XIXe siècle.
Depuis lors, la pensée a évolué : le progrès ne consisterait plus en une accumula>on de connaissances considérées comme immuables une fois acquises, mais en une restruc-‐
tura>on des principes directeurs de la connaissance. C’est ce qui, par exemple, s’est produit au début du siècle lorsque la physique newtonienne a été remise en ques>on par la théorie de la rela>vité d’Einstein.
Les processus qui conduisent à ces restructura>ons ont été étudiés par plus d’un historien des sciences. Kuhn (édi>on 1983) a montré qu’entre les révolu>ons scien>fiques, on peut observer la mise en place d’un "paradigme", c’est-‐à-‐dire d’un accord général sur les voies et les moyens de la connaissance scien>fique. Par voie de conséquence, on pourrait déclarer qu’une concep>on de la connaissance naît dans un contexte historique, voit ensuite se développer un consensus social à son endroit, passe par des crises, se cristallise et finit par s’éteindre pour laisser place à une autre concep>on renouvelée ou transformée.
Or, dans la pra>que scien>fique actuelle, même si chaque nouvelle acquisi>on se voit rapidement rela>visée, la connaissance s’apparente toujours à la produc>on d’un objet qui peut s’échanger, se consommer et s’u>liser de manière externe : la valeur d’une connaissance se mesure à son résultat plutôt qu’au sens qu’elle donne à l’expérience hum-‐
aine. La science a ainsi pour rôle d’élaborer des connaissances dites "objec>ves" fondées sur des preuves matérielles et sur des jugements strictement "logico-‐intellectuels".
En raison de la sépara>on radicale qui est ins>tuée entre le subjec>f et l’objec>f, la science se cons>tue, face aux ques>ons éthiques et ontologiques, en une sphère autonome. La logique du mental raisonnant est la mesure a priori, c’est-‐à-‐dire le référen>el extérieur qui détermine la compréhension des conduites humaines. La par>e se prend donc pour le tout : nul principe supérieur >ré de l’expérience spirituelle de l’homme ne peut s’opposer au dogme d’une raison qui s’est cons>tuée comme la seule norme qui puisse statuer sur un problème et en révéler le sens.
Il est nécessaire de renverser les dépendances et faire en sorte que tout travail scien>fique se fasse dans la subordina>on à une référence subjec>ve explicite, à un sens déclaré qui le fonde. C’est pourquoi les ques>onnements ontologiques et éthiques ne peuvent être des spécialités comme ils tendent curieusement à le devenir avec la proliféra>on des comités d’éthique. Ils doivent faire corps avec la recherche et orienter le choix des méthodes, sans quoi le chercheur est rapidement conduit à produire des résultats dont l’objec>f est voilé et qui risquent d’être u>lisés dangereusement à son insu.
Se préoccuper de ces ques>ons, c’est aussi chercher à respecter "l’objet" étudié (quel qu’il soit) ; c’est tenter de le considérer non pas comme une chose qui peut être manipulée à souhait en fonc>on de théories qui lui sont externes, mais comme un interlocuteur qui nous parle, comme une par>e vivante de nous-‐mêmes. Refuser l’interrela>on conduit à trahir "l’objet", à lui faire violence ; ce qui revient à le détruire et finalement à se détruire.
Par conséquent, connaître ne devrait pas se réduire à un simple acte de produc>on, mais à un acte de par>cipa>on dont les produits doivent fonc>onner comme des symboles significa>fs de l’état de conscience du chercheur, rela>vement à son histoire et à celle du groupe humain pour lequel il y a un consensus sur le sens de l’interpréta>on.
C’est sur la base de ceee concep>on de la connaissance que l’ensemble de ma recherche est construit. Elle consiste en une réflexion sur la nature des connaissances cartographiques et sur la significa>on qu’elles prennent dans l’expérience humaine. Mon objec>f est ainsi de meere en lumière les liens qui unissent l’intériorité humaine à l’extériorité, l’idée étant que ce que produit une société, à savoir ici une méthode d’acquisi>on des connaissances, est un reflet de ses valeurs qui dépendent de l’état de conscience de l’ensemble de ses membres.
Comme il est facile de le soupçonner, ceee recherche mobilise des concepts épisté-‐
mologiques qui sont sensiblement différents de ceux communément admis. Des auteurs tels que Rudolf Steiner, René Guénon, Jean Borella ou Oswald Spengler, pour n’en citer que quelques uns, sont u>lisés pour structurer et défendre ce point de vue.
II. QUESTION DE FORME
Les retombées de ma réflexion, puisque celle-‐ci porte sur l’acte de connaissance, ne peuvent qu’influencer la forme même de ma recherche, c’est-‐à-‐dire la démarche et les moyens pour en communiquer les résultats. Toutefois, je suis contraint d’adopter en par>e le formalisme du discours démonstra>f puisque, dans l’aspect actuel que l’ins>tu>on universitaire lui confère, la thèse n’échappe pas encore à l’idée qu’une connaissance se limite à un ensemble d’opéra>ons mentales qu’il suffit de décrire pour en assurer la transmission.
C’est pour ceee raison que, dans son aspect prospec>f, mon travail ne pourra que rendre intelligible une manière de meere en rela>on le paraître des choses et leur essence supposée. En l’occurrence, je me bornerai à désigner, par endroits et par pe>tes touches, les contours extérieurs d’un autre mode de connaissance qui se réalise dans l’expérience intérieure où esprit et monde sensible fusionnent ; mode de connaissance qui exige des instruments de recherche et d’expression qui coïncident avec les qualités essen>elles de l’objet étudié.
Pour l’heure, même si certains philosophes et ar>stes travaillent dans ceee perspec>ve, le penseur scien>fique ne se préoccupe que très marginalement de ceee ques>on. Il est immergé dans le souci constant de saisir la réalité dans ses structures formelles, car son objec>f est de comprendre le "comment" des formes matérielles afin d’opérer sur elles ; son projet n’est pas encore de saisir dans l’expérience intérieure le
"pourquoi" qui les anime et les liens énergé>ques qui les sous-‐tendent. À cet effet, bien des langages scien>fiques sont construits à par>r de concepts binaires basés sur une logique provenant de la par>e intellectuelle du plan mental de l’être humain. Ce mode de fonc>onnement concourt à nous faire concevoir la réalité de manière mécanique.
Les langages de la géographie souffrent en par>e de la même limita>on, et la cartographie n’y échappe pas. En effet, dans la pra>que actuelle, les géographes semblent se préoccuper que très secondairement de la nature propre des formes graphiques et de la
"syntaxe" euclidienne (terme emprunté à Raffes>n, 1980 : 131) qui en détermine l’assemblage. À leurs yeux, les signes d’une carte trouvent leur légi>mité lorsque la logique sémique, qui préside à leur élabora>on, est respectée. Ceee logique est ainsi considérée comme le moule idéal pour connaître le territoire. En revanche, la nature vibratoire et symbolique des formes graphiques n’est pas prise en considéra>on. De plus, l’espace euclidien a un statut de "donné" a priori sur lequel ils ne s’interrogent que rarement. La raison en est que l’acte de connaissance se conçoit encore dans la sépara>on du sujet et de son objet et vise une opéra>vité mécanique à par>r d’un substratum appelé espace.
Or, si le projet de connaissance des géographes se transforme pour viser une opéra>vité intérieure qui passe par la reconnaissance des qualités que la conscience développe et dont les formes du territoire sont les témoins, il sera nécessaire de construire de nouveaux langages permeeant le repérage et l’expression de ces qualités. C’est à ce prix que l’acte de "géographier" nous donnera la possibilité de reconnaître la significa>on de nos pra>ques, de notre place et de notre raison d’être dans le monde, au-‐delà de la myopie d’une pure visée matérialiste.
À par>r d’une réflexion sur les limites épistémologiques de la cartographie moderne, je conduirai le lecteur aux portes d’une connaissance qui lie "l’horizontalité", sous laquelle se présente la diversité des phénomènes illusoirement séparés les uns des autres, à la
"ver>calité" qui est source de sens et d’harmonie. Il me semble en effet opportun et même urgent, en regard de l’exacerba>on des valeurs idéologiques englobantes de la modernité, de prospecter dans les marges de la pensée pour y découvrir, ou y redécouvrir à sa manière, la possibilité de faire consciemment l’expérience de l’unité de l’existence. À cet égard, j’essayerai de tracer quelques pistes de réflexion pour encourager le lecteur à expérimenter par lui-‐même un art de graphier la Terre réunissant au mieux la forme et le contenu, l’énergie et l’inten>on, la "vibra>on" et la pensée.
III. QUELQUES REMARQUES
Il me faut souligner le caractère non exhaus>f de mon travail. Je n’ai pas voulu étudier systéma>quement les méthodes cartographiques, parce qu’une trop grande quan>té de matériel de recherche m’aurait fait perdre de vue la probléma>que et le sens de ma réflexion. Ainsi, je n’ai pas cherché à mul>plier systéma>quement les exemples ou les indices pouvant corroborer certaines hypothèses. Une mul>plica>on des observa>ons aurait risqué, par la difficulté de maîtrise que cela aurait supposé, de brouiller la clarté des idées soutenues dans l’exposé. De plus, je ne crois pas que la mul>plica>on quan>ta>ve des informa>ons puisse apporter plus de crédit à une idée. Souvent, un phénomène marginal, une fois bien compris, peut éclairer des phénomènes plus généraux sans qu’il soit pour autant nécessaire de les étudier à chaque fois en détail. En outre, je ne désirais pas systéma>ser les réponses aux ques>ons abordées, ni enfermer certains concepts dans des défini>ons closes. Répondre avec souplesse à certains problèmes me semble une avtude opportune vis-‐à-‐vis du lecteur, parce que cela lui laisse la liberté d’accorder les réponses au contenu de son expérience personnelle.
Le but d’un travail scien>fique étant pour moi de révéler la rela>on existant entre le par>culier et l’universel, et permeere ainsi de percevoir l’unité dans la mul>plicité, il va de soi que j’ai essayé de retenir dans les filets de ma pensée les indices propres à confirmer ce point de vue. Or, si certains aspects de ma réflexion méritent d’être cri>qués, à cause d’incohérences par>elles que je n’ai pu éviter, il ne faut pas perdre de vue la valeur d’ensemble du travail, c’est-‐à-‐dire son message essen>el. Une réflexion engendre toujours des doutes et des contradic>ons momentanément irréduc>bles. De plus, comme une recherche suppose une réorganisa>on cyclique de la pensée, il m’a été difficile, lors de la rédac>on, d’en unifier les diverses strates qui s’étaient formées au cours des années.
En dehors de l’honnêteté qui a consisté à recenser les auteurs qui m’ont explicitement et consciemment inspiré et qui m’ont directement été u>les, il aurait été absurde de tenter de dresser une liste exhaus>ve des sources qui ont influencé mon travail. Cela m’aurait conduit à rechercher dans mon histoire personnelle les traces, les filia>ons et les errances de chacune des idées de ce texte. Toutefois, je me suis aperçu que j’étais souvent plus redevable des discussions que j’ai eues avec mon entourage que de mes lectures. Pour ceee raison, il me semble opportun de remercier toutes les personnes qui, oralement, m’ont fortement aidé dans ma réflexion.
Je remercie vivement mes collègues de département ainsi que les membres du jury qui par leurs remarques se sont révélés être les miroirs de mes propres incohérences et limita>ons. En par>culier, je désire remercier Charles Hussy, directeur de ma thèse, pour m’avoir aidé et canalisé dans l’accomplissement de ceee dernière. Je lui suis reconnaissant pour sa disponibilité et l’ensemble de ses conseils. Mes remerciements vont à Franco Farinelli qui m’a invité à jeter un regard neuf sur la cartographie et l’histoire de la géographie. Je dois également beaucoup à Claude Raffes>n qui, par la per>nence de ses différents enseignements, a fortement enrichi ma perspec>ve sur les sciences humaines.
Ma reconnaissance va aussi à Yves Bischowerger pour m’avoir rendu aeen>f à certains problèmes épistémologiques de la cartographie. J’exprime ma profonde gra>tude à Giovanni Simona pour m’avoir encouragé à approfondir certains enseignements issus des philosophies "immémoriales". Mes profonds remerciements vont enfin à Anne Giddey qui
a lu le manuscrit sous ses différentes versions et n’a cessé d’apporter des sugges>ons. C’est grâce à son constant sou>en que ceee recherche a pu être menée à terme.
Par ailleurs, je suis convaincu que les idées n’appar>ennent à personne, mais que le travail du chercheur est là pour leur donner un corps d’expression dans le cadre d’un contexte historique par>culier. Pour ceee raison, je me suis référé à des auteurs sans me formaliser : d’une part, les idées que je leur ai empruntées sont fréquemment sor>es du contexte de leur provenance, ce qui transforme inévitablement leur significa>on primi>ve.
D’autre part, je n’ai pas hésité à recourir à un auteur, même si je n’adhère pas toujours à l’ensemble de sa pensée. Toutefois, il m’a semblé plus judicieux de laisser de côté l’u>lisa>on trop systéma>que d’extraits d’ouvrages. Ainsi, ai-‐je souvent préféré chercher en moi-‐même les mots qui me convenaient en regard du contexte dans lequel je vis.
Par ces différentes remarques, on comprendra que les cita>ons qui apparaissent dans le texte ne sont pas là pour légi>mer une démonstra>on, mais pour illustrer, préciser ou éclairer les propos que je sou>ens. Il en va de même pour les différentes figures. Je les ai choisies pour illustrer la recherche et non pas pour apporter des éléments de preuve aux idées qui sont défendues.
Pour la bonne compréhension du travail, trois remarques sont encore nécessaires.
L’adjec>f "moderne" qualifie pour moi une concep>on posi>viste, objec>viste ou matéria-‐
liste du monde. Ceee concep>on relève d’un état d’esprit qui s’est fortement développé en Occident au cours des trois derniers siècles. Dans les pages qui vont suivre, lorsque j’emploierai ce terme accolé à des mots comme "sciences", "carte", "cartographie", etc., ce sera pour les qualifier d’un tel état d’esprit.
Deuxièmement, j’ai préféré l’emploi fréquent du "je" lorsque mon propos était d’émeere une idée ou un jugement qui relève de ma propre responsabilité. La tournure stylis>que "nous" m’a semblé toutefois plus appropriée quand mon dessein était de conduire le lecteur dans un raisonnement par>culier.
Enfin, les ouvrages sont cités dans le texte avec l’année de l’édi>on u>lisée et les pages auxquelles le lecteur peut se reporter. Ils sont classés par ordre alphabé>que et par année en fin de volume. Précisons que les références apparaissent selon trois modalités : lorsqu’une cita>on est textuelle, elle est mise entre guillemets et imprimée en caractères italiques ; quand une cita>on a été reformulée, il n’y a pas de guillemets et la référence apparaît, en principe, à la fin de la phrase avant le point ; si ce n’est que l’idée qui est empruntée, la référence est précédée des mots "voir", "se référer à" ou "se reporter à".
INTRODUCTION
« Les cartes, même les meilleures, sont à l’étude de la géographie générale comparée, ce que les prépara>ons anatomiques sont à la physiologie : elles ont pour la science une valeur inappréciable, tant que le physiologiste ne considère, dans leur structure desséchée, dans l’injec>on ar>ficielle du cœur, dans les par>es séparées, que la nature morte. Si le géographe voulait se servir de son amas de cartes comme des sources premières pour démontrer sa science, et c’est ce qu’on a déjà fait dans tant de systèmes géographiques, il tomberait dans une aberra>on aussi grande que le physiologiste qui chercherait l’état vivant du cœur, l’essence et la cause de la vie, dans l’anatomie du cadavre, lorsqu’il n’a en son pouvoir que l’image rape>ssée et défigurée d’un corps privé de vie. »
Karl Rieer (1836, Tome I : 42).
I. CARTOGRAPHIE ET PRATIQUE SCIENTIFIQUE
Si la carte peut être un ou>l d’ac>on, dans une pra>que limitée et immédiate d’un u>lisateur, elle est aussi employée en sciences humaines comme instrument de découverte et de transmission d’une connaissance. Une réflexion sur le statut épistémologique de cet instrument de recherche et de communica>on me semble nécessaire si l’on veut éviter de produire et de transmeere une connaissance qui ignore son historicité, le par> pris idéologique qu’elle suppose et les limites qu’elle impose à la manière de concevoir, de percevoir et de transformer le monde. Ceee réflexion est d’autant plus nécessaire que la carte moderne n’affiche pas explicitement son statut d’intelligibilité. Elle a plutôt tendance à s’imposer à l’u>lisateur comme un produit objec>f. Effec>vement, le cadre idéologique et sociohistorique, dans lequel s’inscrivent le thème étudié et la méthode permeeant son traitement, n’apparait pas clairement dans la plupart des cartes. C’est pour ces raisons que la cartographie peut être un instrument de légi>ma>on de certaines pra>ques poli>ques et économiques donnant lieu à des manipula>ons mentales et physiques des personnes.
La carte est un appareil conceptuel de lecture de la réalité qui a certaines spécificités.
Les informa>ons u>lisées par les cartographes sont, d’une part, le résultat d’une quan>-‐
fica>on et d’un traitement sta>s>que non exempts de significa>ons quant à la nature des connaissances qui sont finalement produites. D’autre part, le support des informa>ons, à
savoir la projec>on cartographique et le code graphique, est lui-‐même porteur d’une manière de penser et de présenter la Terre.
Si la curiosité nous prend de regarder de plus près l’histoire de la cartographie, il devient évident que la manière moderne de représenter le territoire n’épuise en rien les autres modes de connaissance. Par exemple, certaines images graphiques non occidentales ou d’époques antérieures matérialisent l’idée de rapports au monde qui diffèrent sensiblement de ceux ins>tués par la science moderne. Dans ce cas là, les cartes ne sont pas un simple support d’un savoir qui se voudrait inventaire exhaus>f et ra>onnel d’un territoire ou recherche d’explica>ons formelles des distribu>ons spa>ales ; elles peuvent être interpréta>on et reconnaissance des rela>ons internes que l’homme entre>ent avec les diverses par>es de son environnement et la société dont il est issu. Sans que nous puissions prétendre comprendre ces images qui appar>ennent à d’autres contextes historiques et culturels, elles peuvent néanmoins nous donner certaines indica>ons sur des modes alterna>fs de connaissance. Bien sûr, il n’y a pas lieu de réhabiliter des modes de connaissances ou des savoirs anciens, mais de montrer la nécessité qu’il y a à comprendre et à respecter la pluralité des points de vue scien>fiques afin de développer, en toute connaissance de cause, des méthodes qui servent une conscience humaine en renouvellement constant. C’est dans ceee op>que prospec>ve que je situe d’emblée ma recherche.
Quelle est la place de la cartographie dans la société contemporaine ? La produc>on cartographique a connu récemment un renouveau grâce à l’introduc>on de l’informa>que dans le traitement des données et la réalisa>on graphique. Outre son u>lisa>on assez courante dans les travaux scien>fiques, la carte, même si elle est encore marginalement u>lisée par les médias, fait par>e des instruments d’informa>on du grand public qui ont un bel avenir devant eux. Cela d’autant plus que la carte est devenue une simple image au même >tre que n’importe quelle reproduc>on publicitaire ou illustra>on. Elle est aussi éphémère qu’elle est facile à produire ou à actualiser, surtout depuis le développement des bases de données géographiques informa>sées et l’accroissement de la vitesse de traitement. De plus, les coûts de fabrica>on ont fortement diminué, car il n’est plus besoin de faire appel à des graphistes qualifiés. Avec un minimum de connaissances, quiconque est poten>ellement apte à construire ses propres cartes. Du moins, c’est ce que l’on entend souvent de la bouche même de ceux qui essayent de les promouvoir et de les diffuser, et qui, pour ce faire, publient des "modes d’emploi" à la portée de tout le monde (par exemple Brunet, 1987 ; Bonin, 1983).
« Dans le plan, l’œil possède la propriété d’ubiquité. » (Ber>n, 1977 : 181). Par conséquent, l’image se prête par>culièrement bien à une u>lisa>on rapide : le temps d’un regard suffit à rendre obsolète une représenta>on visuelle. « Il est toujours plus rapide de montrer que de démontrer » selon les mots de Moles (1987 : 155). L’image scien>fique se voit donc jus>fiée par le "bon sens" : « communiquer plus de choses, en moins de temps, au plus grand nombre, et au moindre coût » (ibid. : 155). Ainsi se trouvent sa>sfaits rendement et produc>vité, deux valeurs fondatrices de la société industrielle marchande.
En raison de la facilité de sa produc>on et l’instantanéité de son décryptage, la carte est un produit à l’image de notre système économique, système qui cherche à maintenir sa croissance et les profits en accélérant le cycle de la produc>on/consomma>on/destruc>on.
Comme la carte est aussi vite produite que consommée, elle peut être un instrument puissant de transmission de représenta>ons idéologiques du monde.
Certains géographes prétendent que presque tout peut être cartographié : « même les pensées, les aUtudes, les comportements sont cartographiables » nous dit Pinchemel (1988 : 11). Ceee affirma>on n’est pas étonnante dans le contexte d’une civilisa>on où tout devient prétexte à archivage. Cependant, une époque de bilan est aussi une époque en déclin nous rappelle Phaure (1988 : 522), une époque où le manque d’orienta>on des objec>fs de la vie déclenche ceee fuite dans "l’ailleurs", dans le tout autre ou dans la fascina>on illusoire que présentent les informa>ons de tout bord. Ceee fascina>on va de pair avec l’ac>visme tous azimuts d’une société de consomma>on irresponsable qui fonde sa raison d’être sur une logique de l’accumula>on illimitée et qui, par conséquent, n’a d’autre projet que celui de surcharger la planète de nouvelles formes sans jamais s’être posé la ques>on de leur u>lité ontologique. La carte moderne est en cela le réceptacle idéal pour une accumula>on d’informa>ons aussi diverses que mal organisées et toujours moins à même de nous offrir une vision globale de la Terre, une vision qui puisse être riche d’interpréta>ons et de projets propres à donner aux êtres des possibilités nouvelles d’épanouissement.
En tant que langage visuel, la cartographie a une logique qui se dis>ngue de celle de la langue naturelle. Pourtant, n’entendons-‐nous pas souvent dire qu’une nouvelle forme de communica>on est née, que l’image va se subs>tuer à l’écriture ? C’est du moins les arguments promo>onnels u>lisés par bon nombre de firmes qui se sont lancées dans la mise au point de logiciels de créa>on graphique. Ceee évolu>on est encouragée par l’idée qu’une représenta>on graphique véhicule un message de manière plus efficace qu’un texte. Une simple image pourrait en théorie communiquer un nombre extrêmement important d’informa>ons en un temps restreint sur un espace minimum. Les promoteurs de ceee nouvelle forme de communica>on pensent remplacer par l’image une bonne par>e des informa>ons verbalisées.
Or, changer le mode de communica>on, c’est également changer le mode de pensée.
« Tout changement dans le système des communica>ons a nécessairement d’importants effets sur les contenus transmis », affirme Goody (1979 : 46). Par conséquent, il n’est pas innocent de communiquer et de fixer des idées dans un modèle cartographique. Qu’on le veuille ou non, le langage de la carte moderne impose sa propre logique. En cela, il exerce une violence symbolique. Il par>cipe des schémas mentaux que nous forgeons pour percevoir et interpréter la réalité. Comme j’essayerai de le montrer, la carte moderne tend à exprimer et à encourager un mode de rapports au monde qui développe en priorité les valeurs de l’avoir et de l’agir extérieur, de l’efficacité économique et de la croissance matérielle, de la manipula>on et du contrôle de l’altérité. L’u>lisa>on d’une carte peut ainsi nous inciter à réduire la qualité de nos rapports au monde et les valeurs que nous leur associons. Je reviendrai ultérieurement sur ceee idée.
Le développement de la cartographie coïncide avec l’émergence d’une sorte de mythe moderne en contradic>on avec une raison qui se défend d’être mythique. Ce mythe est fondé sur la convic>on qu’en transformant matériellement le monde, on transformera l’Homme ; d’où la croyance que les divers problèmes que les sociétés rencontrent trouvent des solu>ons d’ordre technique, solu>ons qui devraient pallier de manière externe les effets destructeurs de rapports au monde dysharmonieux. Ce mythe moderne a subs>tué à la dimension ver>cale, cons>tu>ve du sens des mythes tradi>onnels, le contenu d’une dimension horizontale, celle de la ma>ère étendue et de la ra>onalité. L’homme de la modernité a oblitéré la dimension ver>cale de l’existence (la rela>on à sa dimension
spirituelle) au profit de la dimension horizontale (la rela>on au monde des formes) en faisant de sa raison la référence ul>me de son savoir. Si ceee dernière lui a permis de faire l’expérience du libre arbitre en lui donnant le pouvoir de décider de ses ac>ons en dehors des détermina>ons sociales et religieuses, elle le coupe également de son environnement en lui faisant croire à son autonomie et à sa toute-‐puissance.
Pour les géographes, le point de vue de la raison va devenir l’instrument d’appro-‐
pria>on et de domina>on du territoire. En cartographie, le point de vue zénithal offre l’illusion de l’omnipotence de la raison et de l’œil qui en est son instrument. Ce point de vue réduit la connaissance géographique à sa dimension horizontale. La représenta>on géométrique du territoire permet d’avoir une connaissance précise de la localisa>on des lieux et des distances qui les séparent. La carte se pose donc comme un reflet significa>f des connaissances et des pra>ques que les hommes de la société industrielle ont de la Terre. En effet, le temps de déplacement est une valeur essen>elle sur laquelle se fonde ceee société de l’avoir dont un des principes centraux est celui de l’échange généralisé.
Selon ceee op>que, il faut pouvoir accéder aux richesses matérielles à un coût minimum, d’où l’intérêt de construire des représenta>ons du territoire privilégiant les parcours et les localisa>ons. À ce >tre et au cours des trois derniers siècles, la carte est devenue un instrument de figura>on des structures matérielles et rela>onnelles du territoire. Farinelli (1990) rappelle à cet égard que les réseaux de transport vont être représentés sur les cartes d’une manière dispropor>onnée et toujours plus dense à par>r du XVIIIe siècle. Une vision fragmentaire du territoire va pouvoir dès lors s’imposer à l’esprit.
Nous sommes en droit de nous poser une ques>on quelque peu angoissante : il est possible que la célérité toujours plus prononcée de la circula>on des informa>ons, de l’énergie, des biens et des hommes, puisse conduire à ce que disparaisse sur les cartes la structure géométrique au profit d’une structure purement rela>onnelle où les espaces inters>>els seraient oubliés, voire même gommés. Les modèles spa>aux préfigurent cet état de fait en privilégiant fortement l’idée de "territoire-‐système". Par conséquent, ils accordent une place de choix à la représenta>on des réseaux de toute sorte (satellites, fibres op>ques, lignes électriques, etc.), réseaux dont la trame s’accroît effec>vement de jour en jour. Si une telle chose devait se généraliser, notre percep>on, notre pra>que et notre connaissance du territoire risqueraient de se borner à un espace logique, c’est-‐à-‐dire à des rela>ons mécaniques abstraites de son corps sensible.
N’oublions pas que « le monde strictement calculable et communicable se réduit à une mince pellicule de l’être, celle des événements, parcourue par le jeu des opéra>ons et des traduc>ons » (Lévy, 1987 : 129). Notre existence pourrait ainsi se limiter à ne saisir la réalité que par le biais de la circula>on des informa>ons. En somme, l’existence tendrait à se réduire au "monde" des "faits" dans "l’espace logique" du Tractatus de Wiegenstein (publié en 1921 ; édi>on 1961 : 27). Ce monde de "tout ce qui arrive" ou, comme le rappelle Lévy (1987 : 129), de « tout ce qui peut être dit », exclurait par le bas la percep>on du monde apparent que cons>tuent les couleurs, les sons, les odeurs, les impressions, les sen>ments, c’est-‐à-‐dire toute l’épaisseur sensible de la réalité ; et par le haut les valeurs, les significa>ons, les idées et les archétypes qui fondent le sens de l’existence et en permeeent l’idéa>on.
Tout en accordant à l’émergence de ce monde le mérite d’avoir entraîné les mécanismes mentaux et permis ainsi que s’affirme l’autonomie individuelle, il est mainte-‐
nant nécessaire de se prémunir de ceee concep>on illusoire et desséchante de la Terre, en
construisant une théorie de la connaissance qui sache insuffler un sens ver>cal explicite à l’acte de connaissance en intégrant l’expérience humaine globale. Il serait souhaitable que se meee en place une concep>on de la recherche scien>fique qui puisse nourrir le sens de notre existence en fournissant le cadre théorique à par>r duquel pourraient être mises au point des méthodes adéquates à une connaissance des rapports intérieurs qui lient l’homme à l’altérité. Alors disparaîtrait le risque de prendre comme concep>on du monde le seul >ssu des flux d’énergie et d’informa>ons qui lient entre eux certains points de la planète et que l’on tente vainement de comptabiliser. C’est à ceee condi>on seulement que ces réseaux de communica>on en densifica>on progressive pourront être pris comme un symbole de l’émergence d’une conscience nouvelle, une conscience qui, derrière les distances physiques qui apparemment séparent les hommes, a la faculté de percevoir les liens sub>ls qui les unissent.
II. CARTOGRAPHIE ET VISION DU MONDE
L’étude qui va suivre est mo>vée par l’intérêt que je porte à la réflexion sur le statut épistémologique des sciences humaines, en regard de leur par>e prenante dans la produc>on et la reproduc>on d’une image de la Terre qui détermine, pour une certaine part, notre mode d’exister et la concep>on que l’on se fait de notre place dans le cosmos.
Par le biais d’une étude de l’instrument cartographique, mon objec>f est de montrer l’opportunité qu’il y a à reconsidérer l’acte de connaissance en géographie et à choisir des voies qui s’aeachent à meere en relief l’aspect vie et unité de la planète.
Qu’est-‐ce que connaître ? Ceee interroga>on est le point de départ de ceee recherche.
S’interroger sur la manière dont nous envisageons l’acte de connaissance en géographie me semble être un des meilleurs moyens pour comprendre l’état de conscience et la nature des rela>ons que nous entretenons avec la société et notre environnement. En tant qu’instrument de connaissance, la cartographie m’a semblé être l’objet adéquat pour conduire mon interroga>on épistémologique, et ceci pour plusieurs raisons que je vais évoquer.
Premièrement, la carte n’est pas seulement un simple ou>l servant à résoudre des problèmes techniques de conquête, de contrôle ou d’aménagement du territoire, mais un instrument que se donne le géographe pour élaborer de nouvelles connaissances propres à enrichir sa compréhension de la Terre. Autrement dit, la carte est aussi un instrument de découverte et d’acquisi>on de connaissances. En opérant par comparaison ou par superposi>on de cartes analy>ques ou par produc>on de cartes de synthèses, la cartogra-‐
phie de recherche permet de repérer des corréla>ons et de comprendre les mécanismes qui sont à l’œuvre dans le développement de certains phénomènes à l’intérieur d’un espace donné. La carte ne permet donc pas seulement de localiser, de voir, de gérer, de décider, de conquérir, de se déplacer, etc., mais aussi de découvrir et de rendre manifeste une certaine connaissance du territoire. Par conséquent, la carte est un instrument qui condi>onne une certaine manière de concevoir la Terre.
Deuxièmement, la carte n’est pas un instrument de connaissance récent, mais a profité d’une longue évolu>on historique en parallèle avec les sciences géographiques. D’ailleurs, elle a souvent été considérée comme l’instrument de prédilec>on de la géographie, même si nous devons garder à l’esprit que son u>lisa>on est loin d’avoir toujours été systéma-‐
>que. Par exemple, Strabon (1969) ne recourt pas à la carte pour décrire le monde de son époque dans sa "géographie" écrite au Ier siècle av. J.-‐C. Par conséquent, il est permis d’affirmer que la cartographie entre pour une bonne part dans l’édifica>on du champ de la pensée géographique et qu’elle est un de ses témoins.
Enfin, la cartographie est un instrument de connaissance qui possède diverses caracté-‐
ris>ques qui intéressent directement mon interroga>on épistémologique. La carte présente, à plusieurs niveaux, une mise en œuvre de rela>ons : au niveau du langage graphique, de la géométrisa>on de l’espace et de la quan>fica>on des informa>ons géographiques. La nature de ces rela>ons est révélatrice d’une concep>on par>culière de la connaissance et impose par là une concep>on spécifique du territoire. Je développerai ce problème tout au long de ceee recherche.
Mais en quoi consiste plus précisément l’instrument cartographique ? La carte est un modèle, c’est-‐à-‐dire une représenta>on simplifiée de certains aspects spécifiques de la vision que l’on a de la réalité. Par conséquent, les éléments et les rapports mobilisés dans une carte expriment, non pas une réalité géographique objec>ve, mais un ensemble de corréla>ons entre « un système d’inten>ons et un système d’actes instrumentaux » (Hussy, 1990 : 60). Plus précisément, la carte est un modèle d’essence géométrique dans lequel des classes de signaux sont associées à des classes de sens, ce qui revient à dire que la carte est un objet "bifacial" : le support concret (l’image elle-‐même, c’est-‐à-‐dire le signifiant) est un objet actuel qui est produit par le cartographe pour communiquer et révéler un objet virtuel (le référent qui est visé, c’est-‐à-‐dire le signifié) (voir ibid. : 26).
Hussy (ibid. : 135) souligne que l’objet auquel se réfère une carte (c’est-‐à-‐dire le signifié) peut être, soit de nature matérielle (relief, ac>vité sismique, végéta>on, composi>on des sols, données clima>ques, infrastructures, etc.), soit de nature immatérielle (appartenance ethnique, langue, revenu, comportement poli>que, etc.). Au demeurant, poursuit Hussy (ibid. : 135), « le statut épistémologique d’un modèle de géographie physique et de géographie humaine est rigoureusement iden>que ; tantôt la connaissance est focalisée sur des moyens matériels reconnus par une société, tantôt sur ses finalités même et sur ses systèmes de rela>ons. » (Ibid. : 135). Par conséquent, le signifié d’une carte peut être autant "un objet géographiquement signifiant" (objets matériels de nature topographique) qu’un "objet géographiquement signifié" (pra>ques sociales localisées). Dans ce dernier cas, l’intérêt est porté, non pas sur l’objet de ces pra>ques, mais sur les pra>ques elles-‐mêmes : la carte a alors pour but de rendre visible un système d’inten>ons (voir ibid. : 156).
— Quelle est la nature des connaissances qui sont produites et transmises par les cartes scien7fiques actuelles et quelle est la vision du monde qui en résulte ? C’est à par>r de ceee double ques>on que je me propose de réfléchir sur la logique d’une méthode scien>fique et sur les implica>ons qu’elle peut avoir dans l’édifica>on de nos modes de rela>ons au monde. Comprenons bien que ceee recherche ne vise pas à cri>quer ce que nous pourrions appeler les "mauvaises" cartes, c’est-‐à-‐dire celles qui ne répondent qu’imparfaitement au critère de per>nence, critère exigeant qu’il y ait une adéqua>on entre l’instrument de représenta>on et l’objec>f de recherche. Pour cela, on peut se reporter aux travaux de Ber>n (1973), de Krier (1981) ou d'Hussy (1990). L’objec>f consiste plutôt à meere en évidence la nature des rela>ons qui structurent le signifiant cartographique (la projec>on géométrique et la logique syntaxique) et la nature du rapport
que ce signifiant entre>ent avec le signifié (ce rapport concerne la logique de l’acte de communica>on tel qu’il a été théorisé en sémiologie).
Maintenant, esquissons brièvement le point de vue à par>r duquel ces ques>ons vont être abordées.
1) La probléma>que de ceee recherche est fondée sur une première idée que je formulerai comme suit : le paradigme scien7fique dominant sépare la conscience de la réalité phénoménale en nous en offrant une concep7on matérielle, atomisée et stable.
Écoutons Morin (1977 : 96) décrire les principes de ce paradigme :
« La science classique s’est fondée sous le signe de l’objec>vité, c’est-‐à-‐dire d’un univers cons>tué d’objets isolés (dans un espace neutre) soumis à des lois objec>vement universelles. Dans ce=e vision, l’objet existe de façon posi>ve, sans que l’observateur/
concepteur par>cipe à sa construc>on par les structures de son entendement et les catégories de sa culture. [...] L’objet est donc une en>té close et dis>ncte, qui se définit en isola>on dans son existence, ses caractères et ses propriétés, indépendamment de son environnement. La descrip>on de tout objet phénoménal composé ou hétérogène, y compris dans ses qualités et propriétés, doit décomposer cet objet en ses éléments simples.
Expliquer, c’est découvrir les éléments simples et les règles simples à par>r de quoi s’opèrent les combinaisons variées et les construc>ons complexes. » (Ibid.).
Ces principes méthodologiques conduisent à se représenter le monde de manière fragmentaire et à le comprendre selon des détermina>ons mécaniques ou systémiques. Un phénomène est analysé en éléments simples qui sont doués de propriétés et de fonc>ons stables. Ces éléments sont assemblés selon certaines règles et forment ainsi les structures spécifiques du phénomène. En isolant le phénomène de la conscience du sujet connaissant, la pensée dissociante en occulte la significa>on essen>elle. Par conséquent, le phénomène est perçu comme objec>f, extérieur et sans vie.
Ceee première idée me conduira à clarifier la no>on de connaissance en sciences humaines, d’en comprendre la nature, les objec>fs et les modalités, d’en cerner les limites épistémologiques et d’en indiquer les implica>ons du point de vue des pra>ques humaines dans la société contemporaine.
2) La deuxième idée est subordonnée à la première en ce sens qu’elle concerne le fil conducteur de la recherche, à savoir son objet spécifique. En voici la teneur : la cartographie nous fait voir et connaître le monde sous son apparence physique et mécanique, c’est-‐à-‐dire morpho-‐fonc7onnelle. Représentées sous l’angle de leur forme physique, les par>es du territoire sont juxtaposées les unes aux autres. Par conséquent, les phénomènes géographiques sont interprétés selon une détermina>on mécanique rela>ve à la logique de l’espace géométrique. La posi>on et la distance physique entre les lieux sont déterminantes dans l’explica>on géographique. Cependant, une évolu>on rela>vement récente a lieu dans la manière de se représenter le territoire. En effet, la cartographie nous fait aussi voir et connaître la Terre sous l’angle structurel et systémique, c’est-‐à-‐dire informa7co-‐fonc7onnel. En l’occurrence, le territoire est représenté du point de vue des quan>tés de flux d’informa>ons et/ou de ma>ère qui relient ses différentes par>es. Il en résulte que les phénomènes géographiques sont interprétés selon une détermina>on systémique. La logique géométrique se combine à une logique informa>que où les posi>ons des lieux et les distances qui les séparent n’expliquent plus à elles seules les phénomènes géographiques.