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Rappels et remarques sur les mesures de longueur et de capacité

I.7. Poids et mesures

I.7.1. Rappels et remarques sur les mesures de longueur et de capacité

Longueurs

Comme premier exemple des systèmes de mesures du Cambodge ancien, on pourra prendre celui des longueurs, qui nous permet aujourd’hui d’estimer les dimensions des biens des dieux – terrains, étoffes – mais aussi celles de statues de culte ou de bâtiments. En effet, certaines des unités y sont relativement bien identifiées et évaluées. C’est le cas en particulier de celles qui répondent à une terminologie indienne : vyāma, « la brasse », dont le nom n’apparaît que dans les parties sanskrites, et

hasta – hat ou hāt en khmer – la coudée. Les valeurs approximatives de ces mesures

peuvent naturellement être estimées d’un point de vue physiologique. Louis Finot a par exemple proposé d’évaluer la brasse à 1,60 m (1912, p. 187), ce qui correspond à la

valeur de la brasse marine (1,62 m). Cœdès a montré que, bien que difficilement vérifiable, l’estimation de Finot pouvait convenir aux données de l’inscription K. 441 à propos des dimensions d’un liṅga naturel et d’une montagne (le Liṅgādri) localisée dans la région de Vat Phu (IC IV, p. 15-16).

Pourtant, il est possible que cette valeur ait beaucoup évolué et même qu’elle se soit détachée légèrement de la réalité physique à laquelle renvoie vyāma, et ce en Inde, comme au Cambodge. Partant d’un traité d’arithmétique indien du XIIIe siècle, la

Līlāvatī, Jacques Frédéric Saigey attribuait par exemple à la brasse une longueur de

2,54 m. Comme c’est souvent le cas, ce traité définissait les mesures de longueur à partir du grain d’orge216

, mais on sait que si les rapports entre brasse et coudée sont assez constants en Inde, ce n’est généralement pas le cas de leur valeur.

Selon Janneau, la brasse khmère moderne (bhyāma en khmer moderne) correspond à environ 2,05 m(1870, p. 73 ; ANTELME 2004, p. 22). C’est peut-être pour cette raison que Cœdès propose de considérer une brasse de 2 m dans son étude de la stèle de Preah Khan. La stance CIV rapporte en effet que « les murs d’enceinte en latérite à cinq endroits » mesurent 2238 brasses, soit environ 4500 m selon George Cœdès (K. 908 ; 1114 śaka ; CŒDÈS 1941, p. 264, 278, 294). La quatrième enceinte de ce temple ne mesurant que 2900 m, Cœdès supposait qu’il fallait ajouter les dimensions des enceintes « de quatre des monuments énumérés aux stances XLI-XLII ». Cette interprétation est évidemment possible, d’autant que si les 2238 brasses s’appliquent au 2900 m de la quatrième enceinte, cela nous donnerait une brasse d’environ 1,29 m. Cependant, il reste étrange que des mesures aussi précises se rapportent à un objet aussi mal défini que « les murs d’enceinte en latérite à cinq endroits ».

Par ailleurs, Cœdès considérait que les 3400 m d’enceinte mesurés par Aymonier à Ta Prohm pourraient correspondre « à la rigueur » aux 2702 brasses attribuées à la seule enceinte de ce temple par l’inscription K. 273 (st. LXXX ; 1113 śaka ; CŒDÈS

1906, p. 47, n. 4, p. 62, 77). La longueur estimée par Aymonier est bien un peu approximative, mais on obtient dans ce cas une brasse d’environ 1,26 m. Bien que l’interprétation des « cinq endroits » de Preah Khan pose encore problème, il est donc possible que la brasse angkorienne soit un peu surévaluée dans l’étude de Preah Khan.

L’estimation de la longueur d’une coudée apporte une donnée plus satisfaisante. Elle a en effet pu être assez précisément calculée à partir de la stance XXVIII de l’inscription K. 675 (IXe śaka ; IC I, p. 64, 67 ; 69-70) :

candrahāsaḥ priyo yasya prakāśo bhuvaneṣv aho tathā hi haste hṛdaye kīrttyāṃ sannihito mukhe ||

« Alors que les rois précédents n’avaient pu y réussir, c’est en se jouant qu’il érigea le liṅga de Śambhu jusqu’à une hauteur de neuf fois neuf coudées, avec d’(autres) images. »

Cœdès a établi que l’auteur de l’inscription ne parlait pas de la taille du liṅga, mais bien de la hauteur à laquelle il avait été élevé ; en considérant la valeur ordinaire de la coudée, 0,45 m, appliquée à quatre-vingt-une coudées, il obtenait bien 36 m soit approximativement l’altitude la plus élevée du Prasat Thom de Koh Ker. La valeur ainsi obtenue correspond bien à la valeur moyenne de dix-huit pouces (45,72 cm) par coudée proposée par le Monier Williams. Il est vraisemblable que le rapport d’une brasse pour quatre coudées de la tradition indienne était conservé au Cambodge ; si c’est bien le cas, la coudée obtenue grâce aux données de K. 675 impliquerait que la brasse mesurait 1,80 m, en tout cas au IXe siècle de l’ère śaka.

Une troisième mesure de longueur, utilisant cette fois un terme khmer, peut également être facilement interprétée. Le terme ’āṃ n’est que rarement utilisé dans les inscriptions, mais y apparaît clairement comme une subdivision de la coudée. L’inscription K. 230 B mentionne par exemple une image d’Avalokiteśvara mesurant une coudée et un ’āṃ (hāt mvāy ’āṃ mvāy ; l. 17-18 ; 948 śaka ; IC VI, p. 243, 245). Ce terme correspond au moderne caṃ-āṃ, un « empan » (ANTELME 2004, p. 22), et donc à une mesure comprise entre 20 et 25 cm. En reprenant la même hypothèse que pour la brasse, on peut supposer que, comme en Inde, la coudée valait deux empans ; c’est d’ailleurs le rapport conservé en khmer moderne (MARTIN 2008, p. 509). Un empan équivalait alors à 22,5 cm à cette époque.

On peut toutefois se demander pourquoi le terme sanskrit désignant l’empan,

vitasti, n’a pas été emprunté en même temps que hat et vyāma. Il est alors possible

qu’une mesure préexistait à l’introduction de la coudée et de la brasse, et qu’elle ait été transposée dans le système indien.

Une autre mesure portant un nom khmer s’intégrait à ce système, le phlās217

. Chhany Sak-Humphry a proposé d’y voir un équivalent du sanskrit aṅgula, « le doigt, le pouce », identification qui compléterait bien le système de mesure présenté (2005, p. 225, n. 124). Cependant, il nous semble que les lignes 104-105 de la face D de l’inscription K. 235 contredisent formellement cette interprétation (974 śaka ; ibid., p. 185). Il y est en effet mentionné une mesure de slik 6 340 phlās 8 hat 3, soit « 2740 [brasses218

], 8 phlās, 3 coudées », expression dans laquelle la coudée est manifestement une subdivision du phlās. Il faut donc supposer qu’il s’agit d’une unité khmère intégrée à un système de mesure importé. Malheureusement, nous ne disposons pas de nouveaux éléments pour préciser la valeur de cette mesure.

Parallèlement à ce système de mesure basé sur l’anatomie, il faut encore évoquer le yo/yau, mesure utilisée essentiellement pour des étoffes. Saveros Pou a proposé de la faire correspondre au moderne ’āv, également consacré à cet usage :

« l’usage d’une telle mesure a survécu jusqu’à nos jours, au moins dans les pratiques rituelles. Dans mss., orthographes fréquentes : ov, auv. Md. āv/aaw/ “corsage, veste ; unité de mesure d’environ 2 m” » (POU

2004, s. v., p. 387).

Cette interprétation est assez satisfaisante quand on sait que l’inscription K. 258 A précise que la taille d’un « vêtement du dessus » est justement de un yau (l. 52 ; 1018

śaka ; IC IV, p. 180, 197).

On notera qu’à la ligne 10 de la face B de la même inscription, Cœdès a traduit l’expression ca thmi tap hat yo tap prām par « quinze yo d’étoffes neuves de dix coudées » (ibid., p. 182, 199). Si yo correspond bien à une unité de mesure, cette traduction ne nous paraît pas satisfaisante. Il nous semble qu’il faut plutôt considérer que cette expression désignait « [une] étoffe neuve de dix coudées [de large] et de quinze yau [de long] », à moins que le nombre d’étoffes ne soit pas précisé219

.

La seule autre solution imposerait de supposer que yau est une subdivision de la coudée : « étoffe neuve de dix coudées [et] de quinze yau », mais cette interprétation est moins satisfaisante et ne peut se concilier avec l’interprétation de Saveros Pou.

217 ~ thlās ? ce terme a posé des problèmes de lecture. À ce sujet, cf. SAK-HUMPHRY 2005, p. 225, n. 124.

218 On retrouve cette mesure dont le nom n’est pas précisé dans l’épigraphie de Phimai. L’identification à la brasse proposée par Cœdès est la plus vraisemblable, mais on rappellera qu’elle impose de supposer que le phlās, longueur intermédiaire entre la brasse et la coudée, ne correspond pas à une fraction exacte de la brasse (CŒDÈS 1924, p. 348-349).

219 Cette hypothèse est peu vraisemblable compte tenu du fait qu’il s’agit d’une prescription de donation annuelle, et du fait que ces étoffes mesuraient 4,5 × 30m, si les estimations proposées sont exactes.

Capacités

Comme on le voit, en dépit de quelques incertitudes, les mesures de longueur sont relativement bien documentées. Le système de mesure de capacité qui était utilisé pour évaluer les quantités de céréales – en particulier de riz – prescrites périodiquement aux dieux présente d’autres difficultés. Deux systèmes, pour le sanskrit et le khmer, sont utilisés en parallèle dans les inscriptions220

.

Très tôt, des études ont tenté de préciser les valeurs de ces mesures. Finot s’était par exemple penché sur les mesures khmères à l’occasion de la publication des inscriptions de Banteay Srei, malheureusement sans grands résultats (1926, p. 118). La connaissance des sources indiennes a permis de plus heureux résultats, dans le cas des mesures sanskrites, à Palmyr Cordier, qui donna une première évaluation de celles qui sont mentionnées par la stèle de fondation de Ta Prohm (K. 273 ; 1108 śaka ; CŒDÈS

1906, p. 82-83)221

. En 1951, la publication de l’inscription bilingue K. 254 permet enfin à George Cœdès de proposer une table de concordance entre ces deux systèmes (1051 śaka ; IC III, p. 182) :

sanskrit khmer

khārī (4 droṇa) thlvaṅ (4 je) droṇa (4 āḍhaka) je (15 liḥ) āḍhaka (4 prastha)

prastha (4 kuḍuva) liḥ (4 ’var) kuḍuva ’var

La différence de valeur entre le droṇa et le je n’a évidemment pas échappé à Cœdès, mais il ne proposait pas d’explication satisfaisante (IC III, p. 182, n. 4). Comme il le soulignait, le rapport de quinze entre je et liḥ, est en effet imposé par « la

220 L’utilisation des noms sanskrits de mesures est assez rare dans les parties khmères des inscriptions ;

prastha est bien utilisé dans une dizaine d’occurrences pour mesurer des quantités de riz et d’huile (POU

2004, p. 331), mais on ne relève en revanche qu’une occurrence de droṇa, pour du riz (K. 570, l. 25 ; Xe ;

IC I, p. 144). De même āḍhaka, n’apparaît qu’une fois pour une quantité de beurre clarifié, mais son

usage est moins étonnant, puisque cette mesure n’avait pas d’équivalent khmer (K. 99 S, l. 9 ; Xe śaka ;

IC VI, p. 109).

221 Claude Jacques a repris l’étude de l’ensemble des mesures, partant en particulier des données livrées par l’épigraphie de Jayavarman VII, en ce qui concerne la terminologie indienne, et de celles de K. 254 pour les rapports avec leur nom khmer ; ce travail est malheureusement encore inédit. Afin de rappeler – et d’essayer de compléter – ce que l’on sait aujourd’hui des systèmes de mesures du Cambodge ancien, il était indispensable que nous présentions ces données fondamentales. Nous tenons ici à le remercier de nous avoir permis de prendre connaissance de son étude et ne pouvons que renvoyer à sa publication, prochaine nous l’espérons, pour une compréhension plus complète des valeurs relatives du système de mesure de capacité khmer.

comparaison entre les quantités détaillées par le khmer et les quantités totalisées en

kuḍuva (’var) par le sanskrit ». Dans le cas de la terre attribuée au hotar, par exemple :

Sept cent quarante et un kuḍuva (st. XXV) ~ 3 thlvaṅ, 5 liḥ, 1 ’var (face B, l. 34-35) = [(3 × 4 × 15 × 4) + (5 × 4) + 1] ’var = 741 ’var222 (IC III, p. 183-192).

En ce qui concerne les mesures sanskrites, Cœdès présupposait que les rapports de la tradition indienne étaient conservés, comme on l’a fait en ce qui concerne la coudée et la brasse. De fait, comme le note Claude Jacques (cf. p. 136, n. 221), le rapport entre

droṇa et prastha proposé par Cœdès est bien confirmé par les données de la stance de la

stèle de Preah Khan, en tout cas à la fin du XIIe siècle de notre ère223. Pourtant, le texte de l’inscription K. 254 laisse l’impression d’une traduction du sanskrit en khmer et on s’attendrait plutôt à une stricte équivalence entre ces deux systèmes. Or, ce texte nous donne, entre autres, les valeurs suivantes :

• partie sanskrite (st. XVII-XVIII) :

Une terre donnée au dieu produit pour chaque quinzaine « quatorze khārī, un

droṇa, treize prastha et un kuḍuva », soit « six mille neuf cent vingt-six kuḍuva » de riz.

• partie khmère (face B, l. 30) :

« Vingt-huit thlvaṅ, trois je, onze liḥ, deux ’var de riz »

En utilisant les rapports proposés par Cœdès pour les valeurs khmères on obtient, pour la partie khmère : (28 × 4 × 15 × 4) + (3 × 15 × 4) + (11 × 4) + 2 = 6946 ’var.

En ce qui concerne la partie sanskrite, si l’on considère qu’un droṇa = 16 prastha, on obtient : 2 × [(14 × 4 × 16 × 4) + (16 × 4) + (13 × 4) + 1] = 7402 kuḍuva et non six mille neuf cent vingt-six. En revanche, en prenant le même rapport que pour les unités khmères on retrouve au contraire : 2 × [(14 × 4 × 15 × 4) + (15 × 4) + (13 × 4) + 1] = 6946 kuḍuva.

En admettant qu’une erreur de calcul a transformé le total de la partie sanskrite de 6946 en 6926, il semble que, dans cette inscription au moins, les khmers n’ont pas adopté un système indien de mesures de capacité, mais ont au contraire adapté le

222 Une seule des équivalences ne fonctionne pas : la stance XXIV alloue en effet huit cent soixante-dix-neuf kuḍuva aux officiants alors que le calcul de l’équivalent de la partie khmère donne le total de 897 (face B, l. 33-34) ; il est vraisemblable qu’il ne s’agisse ici que d’un cas de dysgraphie inversant le 9 et le 7 dans le total de la partie sanskrite.

223 Jacques souligne notamment que les stances XLIV, LII et LIII permettent en effet d’établir l’égalité suivante : 3 ½ droṇa + 14 prastha = 3 droṇa + 6 prastha et donc 1 droṇa = 16 prastha (K. 908 ; 1114

vocabulaire sanskrit à un système khmer. Le fait qu’il n’y ait pas d’équivalent khmer pour āḍhaka s’explique donc assez naturellement, n’ayant pas de mesure correspondante dans le même rapport. Ce terme n’est d’ailleurs utilisé que pour des quantités supérieures ou égales à un droṇa dans cette inscription224, ce qui traduit bien le problème de transposition lié au changement de rapport entre droṇa et āḍhaka.

On a déjà souligné l’importance des nombres 4 et 20 dans la numération khmère, et le fait qu’on les retrouve dans les rapports est donc assez naturel. En revanche, l’utilisation de la valeur quinze est plus étonnante. Néanmoins, les données de K. 254 imposent de proposer le tableau de concordance suivant :

sanskrit khmer

khārī (4 droṇa) thlvaṅ225 (4 je)

droṇa (15 prastha) je (15 liḥ) āḍhaka (4 prastha)

prastha (4 kuḍuva) liḥ (4 ’var) kuḍuva (4 pala) ’var

Cette conversion est avérée dans l’inscription K. 254, mais on a déjà vu que le rapport de seize est attesté également dans d’autres inscriptions. De plus, il faut signaler que d’autres occurrences laissent soupçonner un certain manque de rigueur concernant les mesures de capacité au Cambodge. L’inscription K. 989 donne par exemple les totaux des quantités de riz accordées quotidiennement à cinq divinités, en précisant la répartition de cette nourriture entre les différents rites journaliers. Ces données permettent d’établir les rapports suivants (B, l. 41-C, l. 1 ; 930 śaka ; IC VII, p. 177) :

• V. K. ’A. Śivaliṅga : 28 liḥ = 2 je. • V. K. ’A. Parameśvara : 17 liḥ = 1 je. • V. K. ’A. Nārāyaṇa : 17 liḥ = 1 je.

224 « Deux āḍhaka moins deux kuḍuva » sont assignés au culte du Feu (st. XIX). Dans la partie khmère, cette quantité est traduite par 7 liḥ, 2 ’var, ce qui confirme les rapports proposés par Cœdès (IC III, p. 188, n. 5).

225 Une mesure supérieure au thlvaṅ est utilisée dans plusieurs inscriptions, mais son nom n’est jamais cité. Saveros Pou a proposé d’y voir une « charretée » (radeḥ ; NIC II-III, p. 114, n. 10 ; p. 210), qui est également la mesure de capacité de paddy la plus élevée rapportée par le Hluoṅ Bibhăkti Dhānī (ANTELME 2004, p. 26-27) ; ce terme n’apparaît jamais comme unité de mesure dans les inscriptions. Quoi qu’il en soit, l’inscription K. 353 a permis à George Cœdès d’établir qu’au IXe siècle śaka, le thlvaṅ était la quinzième partie de cette mesure (l. 11-12 ; IC V, p. 133, p. 138, n. 6). Il faut reconnaître que l’interprétation de ce texte très lacunaire est délicate, mais si cette hypothèse est exacte, le rapport de quinze qui lie le je au thlvaṅ dans K. 254 serait moint surprenant.

• V. K. ’A. Bhagavatī Umā : 17 liḥ = 1 je. • V. K. ’A. Bhagavatī Śrī : 15 liḥ = 1 je.

Comme on le voit, bien que les valeurs relatives des mesures de capacité soient relativement bien connues, il serait hasardeux d’affirmer que ces rapports obéissaient à une règle fixe et bien établie quand un je vaut quatorze, quinze et dix-sept liḥ dans le même texte. Par ailleurs, cette fluctuation témoigne probablement de variations équivalentes en ce qui concerne les valeurs absolues, qui sont encore plus difficiles à établir à partir de l’épigraphie.

Palmyr Cordier avait proposé d’évaluer ces mesures grâce aux valeurs qui leur sont attribuées en Inde. Cependant, même si malgré la fluctuation des rapports constatée, les valeurs de ces mesures ont réellement été empruntées à l’Inde, ce parti ne nous semble pas pertinent. Cordier lui-même notait :

« pour ce poids [droṇa]226, comme pour les suivants, l’équivalence est calculée d’après la

Māgadhaparibhāṣa, c’est-à-dire l’échelle de Caraka et des auteurs bouddhistes, dans laquelle chaque

unité vaut le double de la même unité de la Kāliṅgaparibhāṣa, ou échelle de Suśruta […] lorsqu’il s’agit de liquides, la valeur du poids doit être multipliée par 2 ; en remplaçant par « litre » et « centimètre cube », respectivement, les termes « kilogramme » et « gramme », l’on obtiendra la correspondance en volume, c.-à.-d. la contenance des mesures de capacité de même nom ».

En plus des variations régionales, il existe en effet en Inde plusieurs systèmes de mesure de poids/capacité utilisant ces termes. Ils sont basés respectivement sur l’atome, le grain de riz ou de moutarde, etc. (MEI II, p. 758). On serait donc bien en peine d’en choisir un en particulier sachant que ces mesures étaient utilisées pour des denrées variées. De plus, la prudence de Cordier est d’autant plus justifiée qu’aucune allusion à la Māgadhaparibhāṣa n’apparaît dans l’épigraphie khmère, alors que le nom de Suśruta est mentionné dans l’inscription K. 323, l’éloge de Yaśovarman Ier

louant sa connaissance du traité de médecine de cet auteur (st. 49 ; ISCC, p. 398). Cette unique occurrence n’est pas une raison suffisante pour adopter les valeurs de la

Kāliṅgaparibhāṣa, mais elle incite à considérer l’évaluation proposée par Cordier avec

prudence. Enfin, il n’est pas évident que les valeurs aient été empruntées à l’Inde : la coexistence de deux systèmes laisserait même plutôt penser que des noms sanskrits ont pu être utilisés pour désigner des mesures spécifiquement khmères.

226 Ce système de mesures de capacité étant essentiellement utilisé pour le grain, Cordier en donnait des équivalences en poids, en considérant qu’il s’agissait de riz décortiqué : 1 khārī = 95,539 kg ; 1 droṇa = 23,884 kg ; 1 āḍhaka = 5,68 kg ; 1 prastha = 1,422 kg ; 1 kuḍuva = 360 g.

Nous ne disposons que de peu de données pour préciser ces valeurs. L’élément le plus régulièrement avancé est le sens de je, terme dont dérive kañje, (mod. kañjoe) qui désigne un « grand panier ou boisseau en bambous serrés » (ANTELME 2004, p. 23). L’unité je correspondrait alors à la contenance de ce type de paniers227. On peut supposer que celle-ci n’était pas précisément fixée, ce qui expliquerait les variations de rapports que nous avons constatées. Jacques a signalé que Guesdon attribuait le double sens – à la fois contenance et contenant – au moderne kañjoe en lui associant une contenance de 20 litres, et donc entre 16 et 20 kg de riz décortiqué228. Cette estimation a le mérite de nous donner un ordre de grandeur pour le je, mais elle reste très hypothétique ; en effet, Marie Alexandrine Martin mentionne par exemple trois types de paniers kañjoe d’usage courant au Cambodge, dont les contenances sont respectivement de 4, 30 et 40 litres (2008, p. 505). Il est donc nécessaire de rechercher d’autres indices.

Dans le même ordre d’idée, Saveros Pou a proposé une interprétation assez satisfaisante de thlvaṅ229. Cette mesure correspondrait également à une réalité concrète : partant d’une analyse de Groslier, elle identifie cette mesure à une hotte portée à dos d’homme d’une contenance de 110 litres en moyenne, et donc à un poids de 50 à 60 kg de paddy (1984, p. 145 ; NIC II-III, p. 114, n. 10, p. 210).

Se pose alors la question de la conversion entre volume et poids. La contenance de 20 litres attribuée au panier par Guesdon implique qu’il considérait le panier comme une mesure de volume indépendante de la nature de la denrée mesurée. On pourrait naturellement considérer qu’un poids fixe correspondant à la capacité d’une hotte était étalonné par rapport au paddy, mais rien dans les inscriptions ne vient suggérer une telle hypothèse. La fluctuation même des rapports inciterait même plutôt à penser que ces paniers kañje étaient effectivement utilisés pour les mesures et qu’il s’agissait donc bien