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I.3. Entre matériau et décor, les gemmes

I.3.2. Extraction, lapidaire et sertissage

I.3.2. Extraction, lapidaire et sertissage

La question de l’origine des pierres se pose dès que l’on constate que les termes relevés sont presque exclusivement en sanskrit. Comme on l’a vu, dans le cas du diamant et de l’émeraude, il faut envisager des importations144

. Quel que soit le lieu exact de production, une partie au moins de ces gemmes provenaient vraisemblablement du marché indien et la nomenclature aura alors été importée en même temps.

Cependant, on a vu que plusieurs indices laissent supposer que le contenu des

ratnaśastra avait été au moins en partie transmis au Cambodge. L’utilisation de termes

sanskrits pourrait alors également s’expliquer par une simple volonté de montrer son érudition, ou par le fait que ces traités représentaient alors le seul vecteur de transmission de la connaissance d’une science nouvelle pour les Khmers, la gemmologie145

. L’absence de termes vernaculaires n’est alors peut-être pas incompatible avec une production partiellement locale.

141 Jacques Fromaget signale des gisements de ce type de pierres dans la région de Kompong Thom, mais il est encore une fois impossible de préciser l’ancienneté de leur exploitation (1941, p. 129).

142 DCA 7109, Sambor Prei Kuk, ill. 28.2, p. XIV ; DCA 7143, Thommanon, ill. 27.1, p. XIII.

143 Ce type d’étude a par exemple permis à Giorgio Graziani d’établir la provenance de gemmes exhumées dans une tombe romaine : ambre de la Baltique, émeraude d’Autriche et saphir du Sri Lanka et peut-être même de Thaïlande ; celui-ci soulignait alors l’importance de multiplier les exemples d’analyse afin d’en affiner les résultats (2000, p. 188-190).

144 Il reste possible que les Khmers aient eu recours à des substituts (par exemple du zyrcon à la place de diamant. Cependant, nous ne pensons pas que cet usage était systématique, sachant que des diamants sont déjà attestés sur des bijoux provenant d’Oc-èo (MALLERET 1962, p. 235).

145 En ce qui concerne les inscriptions liées à des dépôts de fondations, K. 393 et K. 941, il s’agissait peut-être plus simplement de respecter et de transmettre à la lettre les prescriptions des traités de rituel et d’architecture. On sait que de tels ouvrages étaient connus au Cambodge et Bruno Dagens a déjà souligné avec quel soin ils étaient respectés (DAGENS 1985, p. 24-25).

Les inscriptions n’apportent pas, ou peu, d’informations concernant les aspects techniques qu’implique l’utilisation de gemmes, et il est donc souvent indispensable de se tourner vers les sources archéologiques.

L’extraction en premier lieu n’est pas documentée ; on a déjà signalé que le terme

laṅloṅ, « fosse », pourrait y être associé, mais aucun terme désignant spécifiquement

une mine de gemmes n’est attesté en khmer ancien bien que le composé sanskrit

ratnākara soit attesté en moderne. Malheureusement, l’archéologie ne nous est à ce jour

d’aucun secours puisque, à notre connaissance, aucune prospection archéologique visant à identifier des sites d’exploitation n’a été effectuée à ce jour dans les régions de Pailin et du Ratanakiri. En ce qui concerne les corindons, Bruno Dagens note pourtant : « il ne semble pas que le gisement de rubis et de pierres semi-précieuses en exploitation dans la région de Pailin était déjà connu à date ancienne » (2000, p. 126). Cependant, il faut garder à l’esprit que le mode d’exploitation alluvionnaire encore utilisé que nous avons déjà évoqué n’a peut-être laissé que peu de traces, celles-ci étant par ailleurs difficile à identifier dans une région fortement exploitée. On notera à ce sujet que, selon Louis Malleret, des exemples de rubis et de spinelles exhumés à Oc-èo proviennent apparemment de cueillettes dans des alluvions, car leur formes cristallines sont très atténuées ; il signalait déjà que ce mode d’exploitation était notamment employé à Pailin (1962, p. 228)146

.

En ce qui concerne la taille des pierres, les exemples disponibles sont relativement nombreux. En effet, en plus des bijoux sertis, un assez grand nombre de gemmes ont été exhumées dans des dépôts de fondation de temples, en dépit des pillages dont ces structures sont presque systématiquement victimes. Une grande partie des collections a malheureusement été dispersée au cours de la guerre, mais il est possible d’avoir une idée générale des formes existantes grâce aux fiches d’inventaire du Dépôt de la conservation d’Angkor.

De façon attendue, la taille dominante reste le cabochon. En effet, outre le fait qu’elle est assez aisée à réaliser, elle présente l’avantage d’être réalisable sur des pierres de moindre qualité. C’est notamment le cas des cristaux de roche montés en pendentifs

146 D’une manière générale, on se reportera à l’étude de Malleret portant sur les gemmes exhumées à Oc’èo pour ce qui concerne leur provenance possible en Asie du Sud-Est (1962, p. 187-238). Cette étude est un bon exemple du type de recherches qui, poursuivies pour des périodes plus récentes, seront le complément indispensable de notre étude épigraphique.

appartenant à des collections privées, présentés par Emma Bunker et Douglas Latchford (2004, P. 464-466). La grande densité d’inclusions qu’ils comportent les rendait en effet impropres à un facettage, mais, taillés en cabochon, ils prennent un aspect voilé, « nuageux », dans un cas, et laiteux, presque opalescent dans l’autre, qui ne déparent pas les joyaux sur lesquels ils ont été sertis. Nous pouvons sans doute identifier ici la pierre de lune des traités de ratna indiens, deuxième variété de cristal de roche que nous avons évoquée.

Malgré la prédominance de cette taille, l’inventaire des pierres entrées au Dépôt de la conservation d’Angkor fait apparaître une grande variété de traitement. On y trouve avant tout des tailles à facettes simples à quatre pans, telle celle d’un cristal de roche provenant d’un dépôt de fondation de Thommanon (DCA 4834)147

. Cependant, une bague conservée au musée Guimet est ornée de deux pierres qui illustrent bien le fait que le facettage pouvait être beaucoup plus complexe (ill. 29, p. XIV) ; évaluer la pertinence du choix de la taille serait naturellement l’affaire de spécialistes, mais de tels cas révèlent bien une volonté d’optimiser l’éclat de la pierre et témoignent donc de certaines connaissances de leurs propriétés optiques.

Parallèlement à ces tailles « classiques », on en relève également de plus originales, telles celle du cristal taillé en pyramide du palais royal (DCA 7620), ou encore les tailles « fantaisies » découvertes dans un dépôt de fondation de Rong Lmong, où deux perles cylindriques en pierre rouge, une pierre « rouge vineux » en forme de cœur ainsi que deux pierres rouge clair, respectivement ovoïde et piriforme avaient été exhumées aux côtés de la lentille de quartz déjà évoquée (DCA 7644 G1-6). Comme c’est souvent le cas, ces gemmes conservées à l’origine au DCA sont aujourd’hui perdues, et le seul cliché dont nous disposons ne laisse malheureusement aucun espoir de les identifier (ill. 30, p. XV).

Enfin, on ne peut aborder la question de la taille des gemmes sans aborder celle de la glyptique. Deux intailles apparaissent en effet dans l’inventaire du DCA. Dans les deux cas, les gravures représentent des taureaux, vraisemblablement la monture de Śiva, gravés respectivement sur un cristal et une calcédoine (ill. 28, p. XIV), celle-ci étant montée sur une bague. Le seul terme relevé dans les inscriptions pouvant faire allusion

147 Les fiches d’inventaire des exemples présentés ici sont rassemblées dans l’illustration 23, p. XI ; le numéro d’inventaire DCA mentionné sur ces fiches est noté entre parenthèses.

à des intailles est tarā, qui désigne un sceau, un cachet148

. Dans les occurrences de K. 669 C (cancyān tarā mās II, « 2 bagues en or à cachet » ; l. 14 ; 894 śaka ; IC I, p. 170) et de K. 263 D (cancyān tarā saṃrit I, 1 bague à cachet en bronze ; l. 17 ; 906

śaka ; IC IV, p. 127), il s’agit sans doute de sceaux en métal comparables à celui qui fut

découvert à Bakong149

. En revanche, il est possible que l’objet qualifié de vraḥ tarā I

thmo ta gi I, « 1 saint sceau150

(avec) 1 pierre dessus, mentionné dans l’inscription K. 262 N (l. 8 ; 904 śaka ; IC IV, p. 110) corresponde bien à un sceau gravé en intaille sur une pierre.

La variété de taille constatée témoigne d’une réelle compétence technique, mais l’inventaire des variétés de pierres mentionnées dans les textes a confirmé qu’une partie des gemmes, au moins, étaient importées. Le seul témoignage possible d’une activité lapidaire au Cambodge est malheureusement incertain, mais mérite d’être signalé. Le terme cnai, « tailler les pierres précieuses, ciseler » (POU 2004 s. v., p. 170) apparaît en effet à deux reprises comme anthroponyme151, mais il serait bien audacieux de considérer ces occurrences comme des preuves formelles. Selon Saveros Pou, cnai dériverait du dravidien cīrṇa, « ciseau » (POU 1986, p. 50) et on peut donc supposer que son sens a bien évolué depuis l’époque préangkorienne.

Enfin, il y a peu à dire concernant les techniques de sertissage employées par les artisans joailliers khmers ; l’épigraphie n’apporte, cette fois encore, aucun enseignement, et seuls les bijoux sertis de pierres exhumés au Cambodge nous transmettent quelques éléments de connaissance. Bien que relativement rares, ces exemples témoignent bien d’une certaine maîtrise de l’art du métal. Toutefois, pour autant que nos compétences nous permettent d’en juger, les pièces que nous avons pu observer, ou celles qui sont décrites dans les fiches d’inventaire du DCA font rarement preuve de virtuosité au niveau du montage des pierres.

La technique du sertissage à griffes était manifestement utilisée, comme en témoigne la bague décrite dans la fiche d’inventaire DCA 7613 (ill. 21.1, p. X), dont

148 < trā « noter, graver, commander » (IC I, p. 183, n. 3 ; POU 2004 s. v., p. 214, 230).

149 Il est actuellement conservé au MNPP sous le numéro ga 5722 ; ill. 28.3, p. XIV.

150 Ou « un sceau royal ».

151 ku cnai, K. 109 (l. 19 ; 577 śaka ; IC V, p. 41) et tai cnai, K. 312 O (l. 22 ; 801 śaka ; NIC II-III, p. 30).

nous n’avons malheureusement pas de photographie. Cependant, les exemples connus ont souvent recours à quatre griffes à bases très larges, entraînant des constructions certes solides, mais peu aérées dont les deux pendentifs présentés par Emma Bunker et Douglas Latchford sont de bons exemples (2004, p. 464-466)152.

La technique du serti clos a été le plus souvent privilégiée en particulier pour des pierres imposant des montures plus complexes153

. D’une manière générale, cette technique, plus solide, mais mettant moins en valeur l’éclat de la pierre, est largement majoritaire. Elle est notamment employée pour enchâsser les pierres ovales à facettes de la bague que nous avons précédemment évoquée et dans le cas d’une autre bague conservée au musée Guimet (ill. 32, p. XVI). D’autres exemples présentés en annexe mettent bien évidence les limites de cette technique (ill. 33, p. XVI) : en plus d’enserrer la pierre de toute part, le chaton n’est pas ajouré au niveau de la culasse de la pierre, ce qui interdit le passage de la lumière et contrarie donc l’éclat des gemmes. L’usage de cette technique de sertissage n’a rien d’étonnant ; plus simple à mettre en œuvre que celle du sertissage à griffes, elle a été longtemps privilégiée en Occident avant que l’importance d’ajourer le panier sous la pierre ne soit pleinement appréciée (NEWMAN

1981, p. 73)

Toutefois, le fait nous n’ayons pas relevé à ce jour de montures plus complexes ne permet pas de tirer des conclusions définitives quant aux capacités des artisans khmers. La nature même de ces objets ayant pour conséquence une bonne transmission des exemples les plus précieux et, à terme, le réemploi de leurs matériaux, nous ne disposons malheureusement que d’un panel trop peu varié de formes.

152 D’autres exemples provenant de Bakong sont présentés en annexes, mais les pierres n’ont pas été retrouvées ; ill. 31, p. XV.

153 Au contraire des griffes, qui visent à dégager la pierre le plus possible, dans le cas du sertissage clos, un anneau soudé sur le panier de la bague est repoussé sur toute la périphérie de la pierre (NEWMAN 1981, p. 18).

I.4. Le décor

Le décor des biens du dieu est rarement mentionné dans les inscriptions en vieux khmer. Pourtant, certaines listes, parmi les plus longues et les plus complètes, livrent ponctuellement quelques éléments à ce sujet, dont il est intéressant de dresser l’inventaire.

Le décor des objets peut se répartir en deux catégories, l’une comprenant l’ensemble des éléments ajoutés à un objet pour l’embellir et l’autre, les décors sculptés sur l’objet même.