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I.7. Poids et mesures

I.8.3. Imports chinois

« Ce pays ne produit, je crois, ni or ni argent ; ce qu’on y estime le plus est l’or et l’argent chinois, et ensuite les soieries bigarrées légères à double fil. Après quoi viennent les étains de Tchen-tcheou, les plateaux laqués de Wen-tcheou, les porcelaines vertes (céladons) de Ts’iuan-tcheou, le mercure, le vermillon, le papier, le soufre, le salpêtre, le santal, la racine d’angélique, le musc, la toile de chanvre, la toile de houang-ts’ao, les parapluies, les marmites de fer, les plateaux de cuivre, les perles d’eau douce (?), l’huile d’abrasin, les nasses de bambou (?), les vans, les peignes de bois, les aiguilles. Comme produits plus communs et lourds, il y a par exemple les nattes de Ming-tcheou (Ning-po). Ce que ces gens désirent vivement obtenir, ce sont des fèves et du blé, mais l’exportation [de Chine] en est interdite. »

ZHOU Daguan, § 21, « Les marchandises chinoises qu’on désire », trad. Paul Pelliot (1951, p. 27).

En plus de cet inventaire des produits manufacturés chinois dont les khmers étaient demandeurs à la fin du XIIIe siècle de notre ère, Zhou Daguan insiste dès l’introduction de ses mémoires sur le fait qu’en plus des relations diplomatiques, le Cambodge entretenait déjà depuis longtemps des relations commerciales avec la Chine (PELLIOT 1951, p. 10). Ceci n’a d’ailleurs rien d’étonnant si l’on pense que l’Asie du Sud-Est est un passage obligatoire entre le monde chinois et le monde arabe par la mer et attire les marchands étrangers depuis le début de notre ère. Cette région était également pour la Chine une source d’approvisionnement intéressante pour certaines denrées : bois et épices par exemple, et en particulier poivre, comme le prouverait la découverte d’une épave chinoise du XIIIe siècle dans la baie de Quanzhou, qui transportait de la céramique, mais contenait encore des traces de ses précédentes cargaisons (GUY 1986, p. 18).

Au Cambodge en particulier, les témoignages archéologiques ne manquent pas pour confirmer ces échanges. Il suffit de regarder les fiches d’inventaire des céramiques

273 Nom générique pour une boîte fermée, sans considération de taille (NIC II-III, p. 255, n. 25). On conservera le terme « boîte » pour traduire le terme tanlap, qui désigne a priori de petites boîtes à onguent, parfum ou chaux.

exhumées dans le palais royal d’Angkor Thom par Bernard Philippe Groslier pour prendre la mesure de l’importance de ces importations chinoises au cours de la période angkorienne. On a d’ailleurs déjà signalé que celui-ci avait insisté sur l’importance de l’influence chinoise sur les formes des céramiques khmères, dès la fin du IXe siècle de notre ère, conséquence directe de ces importations (B. Ph. GROSLIER 1995, p. 23).

Un exemple exhumé à Trapeang Phong par la mission MAFKATA est particulièrement intéressant au sujet de l’ancienneté de ces relations. Un tesson a en effet été mis au jour dans la phase de constitution d’un terre-plein à l’ouest de ce sanctuaire (US 18016). Il s’agit d’un petit fragment de bol en porcelaine blanche à couverte bleutée qui pourrait correspondre, selon Marie France Dupoizat, à « un bol du type de Samara, provenant des fours de Xing (province du Hebei, Chine), VIIIe-IXe

siècles » (MAFKATA 2005, p. 32 ; ill. 71, p. XXXV). Sa petite taille ne permet pas d’être trop affirmatif, et Marie France Dupoizat note qu’il pourrait également correspondre à des productions plus tardives, mais si la première hypothèse s’avérait, nous aurions là le témoignage de la présence d’imports chinois à Angkor dès l’époque où apparaissent les premières exportations chinoises à grande échelle, dont l’épave de Belitung, du deuxième quart du IXe de notre ère, est un bon exemple (GUY 2006)274

. Quoi qu’il en soit, pour rester sur le site de Trapeang Phong, d’autres exemples exhumés sont a priori antérieurs à la période des Song du Nord (IX-Xe siècle de notre ère), et peuvent peut-être être rattachés à celle des Tang (MAFKATA 2005, p. 34). C’est d’ailleurs encore à cette période que peuvent être rattachées nombre de céramiques chinoises exhumées sur le site palatial de Prei Monti (MAFKATA 2007, p. 17).

Comme le rapporte le vingt et unième paragraphe de Zhou Daguan cité ci-dessus, les biens importés de Chine ne se limitaient pas à la céramique, contrairement à ce que les objets exhumés en fouilles pourraient laisser penser. Comme on l’a dit, il n’est jamais fait allusion dans les inscriptions aux importations de matières premières et en particulier de matériaux précieux évoqués par Zhou Daguan. En revanche, l’épigraphie apporte quelques témoignages de produits manufacturés.

274 Si des exemples de céramiques chinoises commencent régulièrement à apparaître à partir du VIIIe siècle de notre ère, c’est bien à partir du IXe qu’elles deviennent un important objet d’échanges avec l’Asie du Sud-Est (GUY 1986, p. 9).

Comme dans le cas de l’Inde, on pourra débuter cet inventaire des produits importés de Chine par les étoffes. À Rome, dès le Ier

siècle de notre ère, les lois somptuaires de Tibère défendaient aux hommes de porter des étoffes de soie chinoise, ce qui montre assez le prix élevé de ces étoffes et le succès qu’elles connurent très tôt à l’exportation (DION CASSIUS, Histoire Romaine, 57.15).

Le Cambodge ancien n’échappait pas à cet engouement et les textiles chinois devaient y être relativement bien diffusés : les « soieries bigarrées légères à double fil » figurent d’ailleurs en bonne place dans l’inventaire de Zhou Daguan. Selon Bernard Philippe Groslier, leurs motifs étaient même si populaires « qu’ils se retrouvent sur le décor, notamment des tableaux de portes » (1995, p. 43). La demande en soie devait être d’autant plus importante que, selon Zhou Daguan, les khmers n’élevaient pas le ver à soie et ne cultivaient pas le mûrier ; il semble en effet que ce n’est que peu avant son voyage au Cambodge que des Siamois auraient importé cette pratique au Cambodge (PELLIOT 1951, p. 30).

Devant le prestige que connaissaient les soieries chinoises, il est surprenant que le seul terme relevé qui désigne spécifiquement la soie, sūtra275

, n’apparaissent que dans une liste de biens : phnāṅ sūtra I, « un phnāṅ276

en soie », sans que la provenance n’en

soit précisée (K. 347, l. 32 ; Xe śaka ; IC VI, p. 182).

Naturellement, comme le soulignait Zhou Daguan, la soie n’est pas le seul type de textile importé de Chine, mais les occurrences mentionnant des étoffes chinoises d’une manière plus générale restent peu nombreuses et les termes utilisés trop imprécis pour permettre de déterminer les types de tissus en question. Ils apparaissent dans des listes de dons en sanskrit, presque exclusivement à l’époque de Jayavarman VII. Dans l’inscription K. 485 (XIIe śaka), tout d’abord, on relève à deux reprises des dons de bannières (dhvaja) dont l’étoffe provenait de Chine :

• dhvajañ ca suvarṇarūpyai racitāgryadaṇḍam cīnāṃśukaiḥ kalpitacitravastraṃ, « une bannière au beau manche d’or et d’argent dont l’étoffe aux vives couleurs était en soie de Chine » est offerte au Tathāgata de l’Est, qui pourrait correspondre à Banteay Kdei selon Cœdès (st. LXXXI ; IC II, p. 171, 178, n. 4).

275 Ce sens est conservé en moderne (ANTELME & BRU-NUT 2001, p. 767).

276 L’objet en question est malheureusement difficile à identifier : « ce qui cache, ce qui recouvre : robe de moine, rideau, grand éventail, couverture de manuscrits » (POU 2004, s. v., p. 321).

• dhvajāñ śatañ cīnapaṭair vicitrān, « cent bannières aux riches couleurs en étoffe de Chine », sont offertes au Madhyādri, « la montagne du milieu », dont le nom est équivalent du toponyme angkorien Vnaṃ Kantal, l’actuel Phnom Bakheng, mais qui désignait peut-être le Bayon à l’époque de Jayavarman VII (st. XC ; IC II, p. 172, 180, n. 3).

Les traductions proposées pour les termes aṃśuka, « la soie », et paṭa, « une étoffe », traduisent une volonté de distinguer deux qualités de tissus différentes. Ce parti choisi par Cœdès s’explique sans doute par les quantités offertes dans les deux cas et la description de la première bannière. Cœdès imaginait probablement que l’unique bannière richement ornée du Tathāgata de l’Est ne pouvait pas être de la même étoffe que les cent accordées au Phnom Bakheng. Pourtant, si le terme sanskrit paṭa est effectivement assez général277

, le plus souvent, aṃśuka n’est pas aussi précis que le laisse supposer Cœdès et ne désigne en tout cas pas spécifiquement la soie278

. Il est donc possible que le nombre de bannières offertes témoignait moins d’une différence de qualité que de l’importance du sanctuaire de Madhyādri.

Pourtant, on retrouve ces deux termes dans un contexte plus précis à la stance XLIV de la stèle de fondation de Ta Prohm et l’étoffe aṃśuka y semble désigner une sorte particulière de paṭṭa (1108 śaka ; CŒDÈS 1906, p. 56, 75) :

devatāpādavinyāsamaśakārthaprasāritāḥ cīnāmśukamayāḥ pañcacatvāriṃśat paṭā api

« Quarante-cinq voiles (paṭa) en étoffe de Chine (cīna-amśuka) étendus à cause des moustiques sur les socles des divinités. »

Le fait que ces étoffes étaient destinées à protéger le piédestal des moustiques explique sans doute le choix du terme « voile » pour traduire paṭa. En revanche, on peut se demander pourquoi Cœdès n’a pas utilisé un sens plus spécifique – tel celui de« mousseline » proposé par Renou – pour aṃśuka, afin de décrire le type d’étoffe que ce terme semble désigner dans ce cas. Curieusement, Cœdès a choisi de donner un sens plus précis à paṭa qu’à aṃśuka, ce qui n’est pas évident si l’on s’en tient aux lexiques. Par ailleurs, la volonté de traduire toujours paṭa par le même terme le poussa à traduire

277 « Drap tissé, étoffe, vêtement » selon Renou (DSF, s. v., p. 398), au contraire de paṭṭa, qui est l’un des termes désignant la soie.

cīnapaṭā par « voiles de Chine » dans la stance LXXVI de la même inscription, quand

ce terme prend vraisemblablement un sens plus général, puisqu’il s’agit alors d’un don de neuf cent soixante-sept « étoffes de Chine » (CŒDÈS 1906, p. 61).

Cœdès avait changé de parti lors de la publication de l’inscription K. 908, la stèle de fondation du Preah Khan d’Angkor. On retrouve en effet les mêmes dons, quoique pour des quantités différentes, et il traduisit alors une stance équivalente à celle de Ta Prohm par : « 56 voiles en soie de Chine pour protéger des moustiques les pieds de Lokeśa et des autres dieux » (K. 908, st. LI ; 1113 śaka ; p. 290). Cette traduction est plus satisfaisante car aṃśuka semble bien correspondre ici à une étoffe particulière. Cependant, elle pose encore une fois la question de l’identification de aṃśuka à de la soie.

On retrouve le composé cīna-aṃśuka dans la stance CIX de l’inscription de Ta Prohm. Ces « étoffes chinoises » apparaissent à la fin d’une liste d’objets qui semble cohérente et qui comprend vingt-quatre lits (śayya) et dais (vitāna), vingt coussins (upadhāna), trente-six moustiquaires (maśaka-āvaraṇa) et vingt « lits chinois »

(cīna-śayya) en « gazon » (tṛnajā) (ibid., p. 65). Tout au plus pourrait-on alors penser qu’il

s’agissait d’étoffes destinées à une forme ou une autre de literie, mais sans que le contexte permette précisément de déterminer ni leur usage, ni même si le terme s’applique à un type ou une qualité de tissus en particulier. Il faut toutefois signaler que dans le passage équivalent de la stèle de Preah Khan279

, l’ordre des objets n’est pas le même ; les deux premiers pāda de la stance LXXXIII, triśatā maśakārthās tu

cināṃśukamayās trayaḥ, avaient alors été traduits par Cœdès : « trois cent vingt-trois

moustiquaires en soie de Chine », reliant encore aṃśuka à cet objet en particulier et donc à une étoffe finement tissée et sans doute à maillage assez fin pour constituer un « voile-moustiquaire ».

En ce qui concerne les « lits chinois », mentionnés dans les énumérations que nous venons d’évoquer, la traduction « gazon » proposée dans un premier temps par Cœdès ne permet pas de se faire une idée des objets en question. Ces « lits faits de végétaux » doivent sans doute être compris comme des nattes tressées en fibres

279 Selon la traduction de Cœdès, la liste de Preah Khan énumère 113 lits, 323 moustiquaires en soie de Chine, 22 coussins et 23 nattes de Chine (K. 908, st. LXXXIII-LXXXV ; 1113 śaka ; CŒDÈS 1941, p. 293). Dans les deux cas, ces listes sont précédées de grandes quantités de « vêtements des dieux et autres » et suivies de denrées (cire, sel, etc.).

végétales ; c’est en tout cas la nouvelle interprétation proposée par Cœdès dans sa traduction de K. 908 et elle reste vraisemblable (CŒDÈS 1941, p. 293). Il pourrait naturellement sembler surprenant que ce type de biens aient été importés, mais cette hypothèse est bien envisageable si l’on se souvient que des nattes de Ming-tcheou sont justement mentionnées par Zhou Daguan comme exemples de produits importés « plus communs et lourds » (cf. p. 166).

Les importations chinoises mentionnées dans les inscriptions sanskrites de Jayavarman VII se limitent presque exclusivement aux étoffes que nous venons de mentionner. Les seuls objets à ajouter à cette liste sont des « boîtes », ou « coffrets » chinois (cīna-samudga), dont un grand nombre est donné, tant dans l’inscription de Ta Prohm (500 boîtes, st. CXV ; CŒDÈS 1906, p. 66), que dans celle de Preah Khan (520 boîtes ; K. 908, st. CXV ; 1113 śaka ; CŒDÈS 1941, p. 294). Malheureusement, ni le matériau, ni l’usage de ces objets ne sont précisés.

En dehors de ces trois inscriptions du règne de Jayavarman VII, la seule occurrence d’un import chinois que nous ayons relevée dans les parties sanskrites des inscriptions est le « palanquin à tête de nāga en or (orné) d’étoffes de Chine colorées », que nous avons déjà évoqué à propos des décors zoomorphes280

. Cependant, datée de 930 śaka, elle est encore postérieure aux plus anciens imports chinois présentés plus haut. En revanche, bien que peu nombreuses, les occurrences des parties khmères sont toutes antérieures à celles que nous venons de mentionner et concernent des objets métalliques.

C’est d’abord le cas des trois calebasses des inscriptions K. 262 et K. 263 (noṅ

cīna III, K. 262 N, l. 15 & K. 263 D, l. 47 ; 904 & 906 śaka ; IC IV, p. 110, 128)281

ou encore du « miroir chinois de grande taille sans pied » de l’inscription K. 669 C (’ādarśana cīna pralvaṅ I ’yat jeṅ ; l. 19 ; 894 śaka ; IC I, p. 170).

Comme on le voit, la syntaxe utilisée est pour le moins limitée et se borne à

280 vicitracīnāṅśukahemadolān nāgānāṃ hemamayaṃ karaṅkam, (face A, st. 28 & B, l. 30 ; IC VII, p. 174, 176)

281 Comme on le voit, le terme cīna est utilisé pour désigner la Chine dans les parties sanskrites comme khmères. Cependant, on notera que le dérivé khmer kañcin se rencontre aussi à plusieurs reprises en tant qu’anthroponyme dans les parties khmères.

transposer les composés sanskrits en ses équivalents khmers. Cependant, les plus anciennes occurrences khmères d’objets importés utilisent une formulation un peu plus élaborée. En effet, on rencontre à plusieurs reprises l’expression taṃve cīna pour qualifier des objets métalliques dans l’inscription K. 947, attribuable au début du IXe

siècle de l’ère śaka. taṃve est un dérivé du verbe khmer tve, « faire ». Cette expression peut alors être comprise comme « de fabrication chinoise » et, à moins d’imaginer une production assurée par une communauté chinoise installée au Cambodge, il s’agit bien ici d’objets « fabriqués en Chine ».

Dans cette inscription, cette expression s’applique à sept objets (cf. p. 536) : trois

dramvaṅ, dont deux sculptés en hanir (face A, l. 3-4), trois boîtes (tanlap),

respectivement en forme de kralyak, de dramvaṅ et d’œuf (face A, l. 10-12) et un

tanlvat, objet non identifié en argent (face A, l. 16).

Les objets mentionnés dans les inscriptions sont assez peu variés, et surtout restent des cas assez isolés, ne traduisant vraisemblablement pas la réalité des échanges commerciaux entre la Chine et le Cambodge à date ancienne. Comme on l’a dit, ceci s’explique sans doute par la pauvreté des descriptions des objets dans ces listes : la provenance n’y était peut-être tout simplement pas systématiquement précisée. Pourtant, on peut aussi penser que la majorité des objets importés étant des céramiques, ils n’étaient pas ou peu mentionnés dans ces textes, étant jugés peu précieux.

On notera également que les occurrences relativement nombreuses relevées dans l’inscription K. 947 témoignent, à leur échelle, du dynamisme de ces relations dès la fin du IXe siècle de notre ère.