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II. ACTIVITÉ CULTUELLE DU TEMPLE KHMER

II.1. Quelques actes de révérence

II.1.1. arghya, pādya… et ācamanīya ?

ye pālayanti ca yathā parikalpitāni

saṃvardhayanti na haranti yathā svapunyaṃ te cārghyapādyaphalapuṣpadharaiḥ pra - - - - ᴗᴗᴗ - ᴗᴗ - - ᴗ 

« Ceux qui protègent ce qui a été octroyé, le font prospérer, et ne le prennent en aucune façon, que ceux là… avec les porteurs de fruits, de fleurs, de (vases) arghya et pādya… » K 854, st. XXXII (863

śaka ; IC I, p. 264, 266)

La perte de la fin de la stance XXXII de l’inscription K. 854 est regrettable pour le sujet qui nous occupe, car elle souligne l’importance de plusieurs activités cultuelles, à commencer par le don d’eaux arghya et pādya. Arghya désigne en sanskrit « ce qui est digne d’être honoré », et par extension, l’eau que l’on offre aux hôtes – dans notre cas aux dieux – pour les honorer. Quant au terme pādya, il désigne « l’eau pour laver les pieds des hôtes »297. Avec ācamanīya, l’« eau à boire » purificatrice, elles forment une triade d’eaux consacrées (TKA, I, s. v., p. 140) offertes respectivement sur la tête (arghya), les pieds (pādya) et la bouche (ācamanīya) des divinités (Mṛgendrāgama Kp III.14b-15a, BRUNNER-LACHAUX 1985, p. 48).

297 Les denrées entrant dans la composition de ces eaux parfumées (eau, lait, herbe kuśa, céréales) sont détaillées dans les traités de rituel indiens, dans les chapitres consacrés à la présentation des différents éléments du culte (par ex. Rauravāgama, Kp 9, 1b-4, DAGENS & BARAZET-BILLORET 2000, p. 27). Il existe plusieurs sortes d’arghya, en particulier le commun sāmānyārghya pour les cultes annexes et le spécial, viśeṣārghya ou śivārghyapātra, utilisé pour le culte de Śiva. Le fait que cette distinction n’apparaisse pas dans les listes de biens n’a rien de surprenant car il semble que la différence entre ces eaux ne réside pas dans les contenants qui les accueillent, mais dans leur composition et dans la nature des mantra récités sur le récipient (SP I, p. 138, n. 1).

Le rituel indien utilise quantité d’eaux parfumées différentes, notamment dans le cadre du bain, mais ces trois eaux y prennent une place toute particulière. En effet, elles constituent à elles seules des actes de révérence intervenant à plusieurs moments du culte quotidien298 (Rauravāgama, Kp 10.44b-45, DAGENS & BARAZER-BILLORET 2000, p. 35). Le fait que, dans l’inscription K. 854, deux d’entre elles soient citées à côté de nourriture et de fleurs – dont le don constitue d’autres upacāra – est alors assez naturel. On ne peut d’ailleurs que regretter que la liste des serviteurs ou officiants qui font prospérer la fondation en participant à des actes de révérence, ne soit pas plus complète. Dans un premier temps, nous nous intéresserons aux eaux de bienvenue et aux eaux pour les pieds, auxquelles il est plus souvent fait allusion dans les inscriptions. Comme le souligne la traduction de Cœdès, les mots arghya299

et pādya sont utilisés

pour désigner les vases qui contenaient ces eaux300

. Plus d’une vingtaine d’occurrences de chacun d’entre eux ont été relevées dans les listes de biens. L’interprétation de ces termes est d’autant plus évidente qu’ils apparaissent toujours dans les mêmes textes301

. Plus exactement, ces deux vases sont cités l’un après l’autre dans la majorité des occurrences302

. Ils sont même régulièrement associés dans un composé, comme dans l’inscription K. 262 N : ’arghyapādya 6, « 6 vases à eaux arghya et pādya » (l. 11 ; 890

śaka ; IC IV, p. 110, 114).

Si ces objets sont bien représentés durant toute la période angkorienne303

, il ne sont en revanche jamais mentionnés auparavant. Bien que les listes de biens les plus anciennes soient nettement moins détaillées, cette absence reste assez surprenante. Il est

298 Le chapitre 59 du Rauravāgama prescrit par exemple d’offrir l’eau arghya « à la fin de l’invite, à la fin du culte et au moment du congé » (Kp 59.121b-123). Nous verrons que les eaux arghya et pādya – et les vases qui leur sont associés – sont susceptibles d’intervenir également dans d’autres actes de révérence, en particulier le bain du dieu (cf. p. 249, n. 453).

299 En ce qui concerne arghya, il faut signaler qu’on rencontre la variante orthographique argha dans les inscriptions K. 1034 D (’arghapādya mās I, « 1 (vase) à eaux arghya et pādya en or » ; l. 14-15 ; 817

śaka ; JACQUES 1970, p. 83) et K. 1198 A (rūpyārgha I, « 1 (vase) à eau arghya en argent » ; l. 35 ;

Xe śaka ; estampage EFEO : n. 1654). Dans le deuxième exemple, Saveros Pou note ’arghya dans son édition (NIC II-III, p. 246, 251), mais notre lecture est assurée. Le fait que les orthographes ’arghya et

’argha apparaissent toutes deux dans K. 1198 incite à penser qu’il s’agit plutôt d’une omission du y

souscrit.

300 Claude Jacques note à ce sujet « il faut donc suppléer le mot °pātra, « vase » (1970, n. 2).

301 Les rares exceptions où seul l’un des termes apparaît correspondent toujours à des inscriptions très lacunaires et ne sont donc pas pertinentes. C’est le cas par exemple dans l’inscription K. 453 II (l. 2 ; 1128 śaka IC III, p. 117).

302 Dans la liste de biens de l’inscription K. 258 A, par exemple (’arghya I pādya I ; l. 39-40 ; XIe śaka ;

IC IV, p. 180, 195).

303 De 817 śaka (K. 1034 D, l. 14-15 ; JACQUES 1970, p. 83) à 1230 śaka (K. 754 B, l. 19 ; CŒDÈS 1936, p. 17, 20).

possible qu’elle corresponde à une évolution du rituel au Cambodge entre les périodes préangkorienne et angkorienne. Cependant, on verra que dans d’autre cas, des objets ou denrées également associés à des rites précis changent de nom entre ces deux époques. On peut donc également envisager que les rites de don d’eau de bienvenue et d’eau pour les pieds étaient déjà pratiqués au cours de la période préangkorienne, mais que le nom des vases employés n’était pas le même. Cette éventuelle nomenclature ancienne est malheureusement difficile à préciser, en particulier si les termes utilisés étaient khmers et désignaient des vases à eau, sans précision.

Les occurrences précisant le matériau dont ces vases étaient constitués évoquent majoritairement l’or, l’argent (cf. p. 183, n. 299), et plus rarement le cuivre (’arghya

laṅgau I ; K. 374, l. 13 ; 964 śaka ; IC VI, p. 251). Ceci n’a d’ailleurs rien de surprenant

dans des listes ne mentionnant que les biens précieux des divinités. On aurait donc tort de supposer que ces vases étaient systématiquement métalliques.

À ce sujet, on notera que, curieusement, la partie khmère de l’inscription K. 1198 A utilise à la fois les composés sanskrits rūpyārghya et rūpyapādya et les expressions khmères arghya prak et pādya prak, pour désigner des vases arghya et

pādya en argent (K. 1198 A, l. 34, 35, 36 ; Xe śaka ; NIC II-III, p. 246, 251). Malheureusement, il est difficile de déterminer si, dans ce cas, cet usage s’explique ou non par une incompréhension des composés sanskrits304.

Malheureusement, rares sont les éléments dans les inscriptions qui viennent préciser la forme de ces objets. En ce qui concerne le vase à eau de bienvenue, on ne peut que supposer qu’il s’agissait d’une sorte de coupe, comparable aux exemples indiens encore en usage (ill. 73, p. XXXVI), mais il faut garder à l’esprit que même les traités de rituel laissent une certaine latitude à ce sujet305

.

Toutefois, une hypothèse proposée par Cœdès mérite d’être rappelée ici. Il notait en effet que le mot ’ak, qui désigne en khmer moderne un « récipient à couvercle renflé à la base » pourrait dériver de ’arghya (CŒDÈS 1936, p. 20, n. 8). La forme actuelle la

304 Dans certains cas, le matériau de l’objet est répété malgré l’emploi de composés équivalents à

rūpyārgha et rūpyapādya, ce qui peut laisser penser que les auteurs attribuaient parfois ces noms à des

objets, sans avoir conscience de leur sens (à ce sujet, cf. p. 258-259).

305 Par ex. : « Le vase destiné à l’arghya de Śiva est d’or, d’argent, de cuivre ou de terre. Il est rond et remplit bien la main. Il est marqué du lotus, et sans défauts. On peut encore utiliser une bonne conque, coquille, ou corne ; ou des feuilles de palāśa, de lotus, etc. » (Mṛgendrāgama Kp VI.53b-54, BRUNNER -LACHAUX 1985, p. 129).

plus courante de vase portant ce nom est celle des pots à chaux, ak kaṃpor, et Cœdès avait remarqué qu’elle est assez proche de celle de certains vases représentés en bas-relief et identifiés par George Groslier à des contenants de liquides (GROSLIER

1921, p. 119 ; ill. 74.2, p. XXXVI). Cette identification est évidemment très incertaine, mais reste la seule proposée à ce jour. À ce sujet, on rappellera que nous avions proposé de traduire l’expression ’arghya I garop par « 1 vase pour l’eau de bienvenue [avec 1] couvercle » dans l’inscription K. 262 N (cf. p. 120). Si cette hypothèse est correcte, elle soutiendrait l’identification de Cœdès, au moins en ce qui concerne le fait que le vase

’arghya était parfois munis d’un couvercle.

L’aspect du vase pour l’eau des pieds, peut au contraire être restitué grâce à un bas-relief du Bayon représentant un hommage à Śiva. L’objet utilisé pour ondoyer ses pieds est une sorte d’aiguière munie d’un long bec recourbé (ill. 74.1, p. XXXVI). Cependant, il convient de rester prudent car cette forme a peut-être beaucoup évolué, sans compter que, même à la fin du XIIe siècle de notre ère, elle n’était déjà peut-être pas toujours semblable à celle que nous avons relevée au Bayon.

Enfin, l’utilisation, dans certaines occurrences, du composé arghyapādya a amené Claude Jacques à supposer que le même vase servait pour les deux eaux (1970, p. 83, n. 2). Cette hypothèse paraît très vraisemblable. En effet, dans le cas contraire il serait surprenant que des inscriptions dans lesquelles les quantités de chaque objet sont précisées, utilisent l’expression ’arghyapādya mvāy (par ex. K. 171, l. 7-8 ; 891 śaka ;

IC VI, p. 166) quand d’autre préfèrent ’arghya mvay pādya mvay (K. 258 A, l. 58 ; XIe śaka ; IC IV, p. 181, 197). Ceci ne nous aide pas à préciser la forme d’un éventuel objet

utilisé pour les deux eaux, mais on notera que la proposition de Claude Jacques n’est pas en désaccord avec les traités de rituel indiens : Hélène Brunner-Lachaux note en effet à propos des vases à eau arghya : « il est prévu d’autres récipients destinés à l’eau pour les pieds (pādya) et à l’eau à boire (ācamanīya), mais on peut encore utiliser l’arghya spéciale pour cela » (SP I, p. 138, n. 1).

On pourra conclure cette évocation des vases à eaux en notant qu’étant donné la place importante que prennent ’arghya et pādya dans les listes de biens à l’époque angkorienne, il est étonnant que l’on n’ait pas relevé de termes équivalents pour l’« eau à boire » ou « de purification » (ācamanīya), dont l’offrande constitue pourtant aussi un

acte de révérence306

et est donc, elle aussi, indissociable du rituel brahmanique. Le seul terme qui peut éventuellement être associé à cette offrande est camasa, dérivé de la racine cam-, « boire à petites gorgées ». Dans le sacrifice védique, ce terme désigne « une tasse, une coupe », notamment utilisée pour boire le soma (RANADE 2006 ; s. v., p. 177)307

. Il est possible qu’au Cambodge, cette coupe ait parfois désigné le vase pour l’eau à boire. En effet, bien que cette interprétation soit incertaine, il est intéressant de remarquer que, dans l’unique occurrence où cette « tasse » apparaît, elle est justement mentionnée à la suite de ’arghya et pādya (K. 450, l. 5 ; Xe śaka ; IC III, p. 110, 112).

Quoi qu’il en soit, la rareté – ou l’absence – de termes désignant des vases spécifiques pour l’offrande d’eau à boire ne doit pas amener à supposer que ce rite n’était pas implanté au Cambodge. En effet, outre le fait que des termes khmers ou sanskrits plus généraux aient pu être utilisés pour désigner des coupes à boire308

, le

Rauravāgama précise, dans une occurrence, que le vase pour l’eau à boire est une

conque (śaṅkha Kp 59.103, BHATT 1988, p. 147309

), récipient bien attesté au Cambodge, dont l’offrande d’eau à boire ne serait d’ailleurs pas la seule affectation, nous y reviendrons (cf. p 260).