• Aucun résultat trouvé

Le rôle des prédictions dans la formation de la cosmologie

scientifique de 1917 à 1939

Le philosophe et historien de la cosmologie Jacques Merleau-Ponty a défini la cosmologie comme la branche de la physique qui a pour objet d’étude la totalité des phénomènes naturels, c’est-à-dire non pas tout ce qui existe, mais la structure, qui a pour nom Univers, dans laquelle prend place l’ensemble de ces phénomènes physiques1.

Ainsi définie, la cosmologie est une science aussi ancienne que l’astro- nomie. On trouve dès le ivesiècle avant Jésus-Christ une « cosmologie qui

est scientifique au sens le plus moderne du mot parce que la théorie, les observations, la mathématique s’y accordent de façon tout à fait remar- quable »2. Cependant, cette discipline disparaît lors de la révolution co-

pernicienne en même temps que le cosmos clos, harmonieux et circulaire que les astronomes de l’antiquité s’étaient donnés pour objet. Malgré son intérêt historique et philosophique évident, la cosmologie antique n’est pas étudiée dans le cadre de cette thèse parce que ses prédictions n’ont eu que très peu d’influence sur la conception de l’Univers développée par la cosmologie moderne.

1

Jacques Merleau-Ponty, Sur la science cosmologique : conditions de possibilité et problèmes philosophiques, Paris, EDP Sciences, 2003, p. 189.

2

Merleau-Ponty, Sur la science cosmologique : conditions de possibilité et pro- blèmes philosophiques, p. 40.

On considère souvent que la cosmologie moderne est née au début du xxesiècle, en 1917 précisément, lorsqu’Albert Einstein publie la première solution cosmologique aux équations de la relativité générale auxquelles il a abouti deux ans plus tôt3. Cette solution est dite « cosmologique »

parce qu’elle prend en compte l’ensemble de la matière de l’Univers et décrit donc la géométrie de l’espace-temps dans son ensemble (ce qui correspond à la définition de la cosmologie comme science de la tota- lité des phénomènes). Moins de six semaines plus tard, l’astrophysicien néerlandais Willem de Sitter (1872-1934) propose un modèle d’Univers concurrent4 qui est aussi une solution des équations de la relativité gé-

nérale. Les qualités et défauts respectifs de ces deux modèles, appelés « modèle A » et « modèle B » à la suite de de Sitter, sont à l’origine de la première controverse moderne sur la nature et la forme de l’Univers, controverse qui se poursuivit pendant plus d’une décennie.

Les historiens de la cosmologie s’accordent ainsi à décrire cette contro- verse comme « une véritable transformation non moindre que celle qui au début du xviie siècle a transformé l’Univers ptoléméen en Univers

galiléen »5, comme « une révolution de la conception ancestrale de l’Uni-

vers »6 ou encore comme « la date de conception [de la cosmologie] »7.

Ainsi, entre 1917 et 1939, la cosmologie serait passée d’un champ de dé- bats et de questionnements à la lisière entre science et métaphysique, à une discipline mature reconnue comme telle par les scientifiques de l’époque.

Pourtant, cette même période est aussi considérée par les historiens

3

Albert Einstein, “Kosmologische Betrachtungen Zur Allgemeinen Relativitats- theorie”, Königlich Preussische Akademie der Wissenschaften (1917), p. 142–152. On utilise ici la traduction française suivante : Albert Einstein, “Considérations cosmo- logiques sur la théorie de la relativité générale”, Relativité II, sous la dir. de Françoise Balibar, Paris, Seuil, 1993, p. 88–98.

4

Willem de Sitter, “On the relativity of inertia. Remarks concerning Einstein’s latest hypothesis”, Koninklijke Nederlandse Akademie van Wetenschappen Proceedings 19 (1917), p. 1217–1225.

5

Jacques Merleau-Ponty, Cosmologie du XXe siècle : étude épistémologique et historique des théories de la cosmologie contemporaine, Paris, Gallimard, 1965.

6

Helge Kragh, Cosmology and Controversy : The Historical Development of Two Theories of the Universe, Princeton, Princeton University Press, 1996, p. 12.

7

John North, “The Early years”, Modern cosmology in retrospect, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, p. 11–30, p. 11.

comme l’ère de la « géométrie cosmologique »8 ou comme la période de

« la petite industrie mathématique de la cosmologie »9. En effet, cette

controverse initiée par Einstein et de Sitter impliqua des astronomes et des physiciens qui ne cherchaient qu’à développer des modèles d’Univers mathématiquement cohérents mais sans prédire de résultats expérimen- taux qui auraient pu être observés avec les moyens astronomiques de l’époque. La situation n’aurait changé qu’en 1929, lorsque Hubble publia sa découverte de la relation qui porte aujourd’hui son nom, entre la dis- tance des galaxies et leur décalage spectral. Cette relation est souvent considérée comme étant à l’origine de la découverte de l’expansion de l’Univers qui donna naissance aux modèles dynamiques d’Univers10.

Si l’on prête crédit à ce récit sur la naissance de la cosmologie, aucune prédiction en rapport avec des données observables n’aurait participé à la formation de cette science. Les seules prédictions dont on pourrait trouver des traces dans la controverse entre le modèle d’Einstein et celui de de Sitter seraient des prédictions purement théoriques, fixant la valeur de paramètres non mesurables à l’époque, comme le rayon ou la courbure de l’Univers. De telles prédictions ne pouvant être testées à l’époque, elles ne pouvaient rencontrer de succès empirique. On pourrait donc croire que la cosmologie physique est née sans l’aide d’aucun succès prédictif.

Dans ce chapitre je montre que contrairement à l’image que l’on donne souvent de la naissance de la cosmologie moderne, les premiers modèles d’Univers relativistes ont mené à des prédictions qui ont joué un rôle décisif dans la formation de cette science et je donne une caractérisation de ces prédictions.

8

North, “The Early years”, p. 12.

9

Kragh, Cosmology and Controversy , p. 12.

10L’idée selon laquelle ce serait Hubble qui a découvert l’expansion de l’Univers est

l’une des erreurs les plus communément répandues sur l’histoire de la cosmologie. On la trouve pourtant dans des ouvrages de référence comme celui de Alan Lightman et Roberta Brawer, Origins : The Lives and Worlds of Modern Cosmologists, Harvard, Harvard University Press, 1990, p. 5. Comme je le montre dans la dernière section du chapitre, cette erreur a d’importantes conséquences sur la manière dont on conçoit la naissance de la cosmologie physique.

3.1

1917-1929 : la petite industrie mathé-

Outline

Documents relatifs