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Les prédictions dans la méthodologie des sciences naturelles historiques

Prédictions guidées par des données et par des modèles

2.1 Les controverses sur le pouvoir des sciences naturelles historiques

2.1.3 Les prédictions dans la méthodologie des sciences naturelles historiques

Ce débat est grande partie animé par la philosophe des sciences C. Cle- land qui a développé une conception de la « structure prototypique » des sciences historiques22. Elle soutient que les prédictions n’ont pas de rôle

à jouer dans cette méthode idéal-typique. En effet, pour C. Cleland, les recherches historiques procèdent en deux étapes23 :

1. Prolifération d’hypothèses à propos d’un événement passé particu- lier.

2. Recherche d’une « preuve tangible »(smoking gun), c’est-à-dire une trace d’un événement causalement relié à l’une des hypothèses en compétition, et permettant de trier parmi elles.

Les exemples mobilisés par Cleland sont tous à la conjonction de la géologie et de la paléontologie, notamment l’exemple récurrent de l’iden- tification de la crise KT, crise biologique datant de 65 millions d’années qui clôt le Crétacé et vit la disparition de nombreuses espèces, notamment les dinosaures. Plusieurs hypothèses concurrentes ont été, selon Cleland, envisagées par les paléontologues : volcanisme intense, sénescence évo- lutive, explosion d’une supernova proche, impact d’un météorite, ... Au

tement critiquée : « Même un large réservoir à vague est un système à une échelle très petite, idéalisée, représentation close d’un système ouvert. Les vagues ne sont pas aléatoires, et les expériences à réservoirs à vagues réduisent la morphologie du littoral, à une simple interaction entre des vagues et du sable, sans la présence de ma- rées réelles, de tempêtes, de courants de fonds, de facteurs biologiques ni de vents » Libbey et al., “Another view of the maturity of our science”, p. 3.

22Il faut remarquer que C. Cleland admet que la méthode qu’elle décrit n’est la

méthode réelle et exclusive d’aucune discipline, puisque toutes les sciences naturelles historiques utilisent aussi des résultats d’études expérimentales.

23

Carol Cleland, “Historical science, experimental science, and the scientific me- thod”, Geology 29.11 (2001), p. 987–990, p. 989.

début des années 1980, le physicien Luis Alvarez et son fils géologue Wal- ter Alvarez ont découvert d’importantes quantités d’iridium et de quartz marqués de stries parallèles dans la strate géologique correspondant à la crise KT. Or seule l’hypothèse de l’impact de météorite permet d’expli- quer ces traces : elles ont donc fait office de preuve tangible et éliminèrent les hypothèses rivales.

Pour C. Cleland, ce mode de raisonnement n’implique aucune prédic- tion ou rétrodiction, car une prédiction est, selon elle, le résultat d’une inférence dont la conclusion est presque certaine (soit une déduction, soit une induction avec un haut degré de probabilité). Or, dans les sciences naturelles historiques, on considère des situations impliquant de très nom- breuses circonstances, qui ne permettent pas de réaliser ce type d’infé- rence :

L’état actuel des sciences de la Terre et de la planétologie nous informe qu’il y a juste trop de circonstances fortement pro- bables capables de défaire une inférence allant d’une présence anormale d’iridium à un gigantesque impact de météorite24.

Même si elle accepte l’existence de rétrodictions, C. Cleland définit explicitement les prédictions comme le fait Hempel, en renvoyant aux modèles de loi couvrante sous le nom de « modèle traditionnel d’explica- tion et de prédiction scientifique »25. C’est donc parce qu’elles conçoit les

prédiction comme étant essentiellement guidées par des lois que C. Cle- land considère qu’elles sont absentes des sciences naturelles historiques, puisque « les explications dans les sciences historiques invoques rarement même des généralisations. La longue chaine de causes s’étirant entre un événement préhistorique et ses traces contemporaines est juste trop com- plexes pour être capturé dans une généralisation plausible du genre requis par le modèle de lois couvrantes »26.

C. Cleland admet bien que certaines lois puissent intervenir dans les sciences historiques, mais elles proviennent de disciplines expérimentales comme la physique ou la génétique, et le but des recherches en géologie

24

Cleland, “Prediction and Explanation in Historical Natural Science”, p. 558.

25

Cleland, “Prediction and Explanation in Historical Natural Science”, p. 563.

26

ou en paléontologie n’est ni de les tester ni de les corriger. Ce ne sont que des outils au service d’autres fins, comme expliquer un événement particulier de l’histoire de la Terre ou de l’évolution des espèces.

C’est l’inférence à la meilleure explication, qui prennent la place lais- sée vacantes par les prédictions dans les sciences naturelles historiques. Pour C. Cleland, cette meilleure explication est celle qui identifie la cause commune de traces géologiques et/ou paléontologiques, et sa recherche est possible et souhaitable en vertu du principe de « sur-détermination des causes par les effets »27. Selon ce principe, un effet sur-détermine ses

causes passées, parce qu’une cause a souvent de très nombreux effets. À l’inverse, une cause sous-détermine ses effets futurs, parce que c’est souvent une conjonction de causes qui est à l’origine d’un effet.

Ce principe implique que si l’on n’est pas dans un contexte de contrôle expérimental où il est possible de manipuler et de sélectionner les fac- teurs causaux à l’œuvre dans un système donné, il est alors quasiment impossible, à partir d’un événement localisé de chercher à prédire quels seront ses effets, tandis qu’il est possible de conjecturer plusieurs causes qui auraient pu lui donner naissance, et ensuite de se mettre à rechercher d’autres effets afin de trier parmi ces hypothèses.

La plupart des interventions dans cette controverse sur le pouvoir prédictif des sciences naturelles historiques — à une exception près, que l’on détaille dans la section suivante — se sont concentrées sur l’utilisa- tion que C. Cleland fait du principe de sur-détermination Ainsi, David Turner28, Peter Inkpen et Richard Wilson29 ont soutenu, l’un dans une

revue de philosophie des sciences, les deux autres dans une revue scien- tifique, que cette sur-détermination n’était qu’un principe métaphysique et non méthodologique. En effet, lorsqu’on effectue des recherches sur le terrain, les traces d’une preuve tangible ont beau avoir été nombreuses, elles sont effacées par certains processus comme l’érosion ou la subduc-

27Ce principe est, pour Lewis, une conséquence de la surdétermination des énoncés

contrefactuels. Voir David Lewis, “Counterfactual dependence and time’s arrow”, Noûs (1979), p. 455–476.

28

Derek Turner, “Local Underdetermination in Historical Science”, Philosophy of Science 72.1 (2005), p. 209–230.

29

Rob Inkpen et Graham Wilson, “Explaining the past : abductive and Bayesian reasoning”, The Holocene 19.2 (2009), p. 329–334.

tion des plaques terrestres. Il est donc souvent difficile d’exclure toutes les hypothèses causales à l’exception d’une seule et la résolution de la controverse sur la crise KT serait plutôt l’exception que la règle.

Dans la section qui suit, je présente, à partir de deux études de cas, une objection à la thèse de Mayr et de Scriven selon laquelle la théorie de l’évolution n’a pas de pouvoir prédictif, et à la thèse de C. Cleland selon laquelle la méthode typique des sciences naturelles historiques n’impli- querait aucune prédiction. Cette objection est que l’activité prédictive de ces disciplines n’est pas conformes à la conception classique des pré- dictions parce qu’elles ne sont pas guidées par des lois : c’est pourquoi elle peut passer inaperçue alors même que son rôle est de plus en plus important.

2.2

Études de cas de prédictions guidées par

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