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Le rôle des prédictions dans le développement de la théorie du

big bang de 1948 à la fin des

années 1970

La Seconde Guerre mondiale bouleversa profondément les théories et les moyens techniques dont disposaient les cosmologistes pour formuler et tester leurs hypothèses. Les grands projets militaro-scientifiques mis en place par les nations en guerre, comme le projet Manhattan aux États- Unis et le projet Radar au Royaume-Uni, permirent de développer de la physique nucléaire et de la radioastronomie, deux disciplines qui prirent par la suite une place importante dans les controverses en cosmologie. C’est aussi au sein de ces projets que les scientifiques d’une nouvelle génération purent se rencontrer et partager leur intérêt commun pour la cosmologie.

À la fin des années 1940 deux nouvelles théories de l’Univers virent le jour : la théorie de la nucléosynthèse développée par George Gamow (1904–1968), Ralph Alpher (1921–2007) et Robert Herman (1914–1997) aux États-Unis ; et la théorie de l’état stationnaire, proposée par trois jeunes physiciens de Cambridge, Fred Hoyle (1915–2001), Hermann Bondi (1919–2005) et Thomas Gold (1920–2004). Ces deux théories, dont les hypothèses fondamentales sont incompatibles (voir figure 4.1 pour une

Figure 4.1 : La théorie de la nucléosynthèse primordiale présuppose un modèle d’Univers en évolution (en haut). La théorie de l’état stationnaire fait l’hypothèse d’un Univers en expansion mais stationnaire (en bas).

illustration), rivalisèrent jusqu’à la fin des années 1960 :

• La théorie de la nucléosynthèse primordiale repose sur l’hypothèse selon laquelle l’Univers a connu dans son passé un état dense et chaud dans lequel ont eu lieu les réactions thermonucléaires à l’ori- gine des abondances en éléments chimiques observées aujourd’hui dans l’Univers1.

• La théorie de l’état stationnaire suppose, à l’inverse, un modèle d’Univers qui, bien qu’en expansion, présente toujours le même aspect et a une densité constante au cours du temps grâce à une création continue de matière.

Ces deux théories menèrent à des prédictions différentes dont la plus connue est celle que firent Alpher et Herman en 1948 : l’état dense et chaud de l’Univers jeune a dû émettre un rayonnement refroidi par l’ex-

1C’est cet état de l’Univers qui fut ironiquement surnommé « big bang » par Fred

Hoyle au cours d’une série d’émissions radiophoniques de vulgarisation en 1950. Dans ce chapitre, j’emploie le terme « théorie du big bang » pour désigner tous les modèles d’Univers décrivant une phase chaude et dense de nucléosynthèse.

pansion de l’Univers et qui nous parviendrait aujourd’hui avec une tem- pérature de quelques kelvins2.

D’après une conception classique de l’histoire de la cosmologie3, cette prédiction aurait été confirmée par la découverte, en 1965, du premier rayonnement émis par l’Univers par deux ingénieurs des laboratoires Bell, Arno Penzias et Robert Wilson. Cette conception de l’histoire de la cos- mologie donne aux prédictions un rôle décisif dans les progrès de notre connaissance de l’Univers, puisque ce serait suite à la prédiction et à la découverte du fond diffus cosmologiquequ’aurait été établie la théorie du big bang.

L’objectif de ce chapitre est de questionner cette conception classique de l’histoire de la cosmologie pour examiner en détail l’importance des prédictions dans la révolution scientifique qui aboutit au paradigme du big bang. La première section de ce chapitre décrit la théorie de la nucléo- synthèse primordiale et de l’état stationnaire, ainsi que leurs prédictions respectives. La deuxième section montre comment la capacité prédictive de chacune de ces théories s’est développée dans les années 1950 et 1960. Enfin, la dernière section analyse la notion de « prédiction féconde » pour rendre compte du rôle historique joué par les prédictions dans cette pé- riode de l’histoire de la cosmologie.

4.1

Deux théories et leurs prédictions

Pour la cosmologie, 1948 est une annus mirabilis. Non seulement les deux théories de la nucléosynthèse primordiale et de l’état stationnaire virent le jour indépendamment l’une de l’autre aux États-Unis et au Royaume- Uni, mais en plus leurs auteurs en tirèrent rapidement de nouvelles pré- dictions observables.

2Puisque ce rayonnement « fossile » a été émis par l’Univers tout entier, il doit

donc nous parvenir de l’Univers tout entier et donc de toutes les directions de l’espace – c’est un rayonnement isotrope. C’est pour cette raison qu’il fut longtemps appelé « température du ciel », même si on lui préfère aujourd’hui l’appellation de « fond diffus cosmologique » ou de « cosmic microwave background » pour souligner son ori- gine cosmologique, à la différence du rayonnement des étoiles qui contribue lui aussi – en une bien moindre mesure – à la température du milieu interstellaire.

3

De la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux années 1970, la cosmologie est la scène de nombreux débats, notamment sur la valeur de la constante de Hubble, sur la distance des sources radio lointaines et intenses (aujourd’hui appelées « quasars » pour « quasi-stellar objects ») et sur l’origine des rayons cosmiques. La controverse entre la théorie de la nucléosynthèse primordiale et celle de l’état stationnaire qui nous intéresse ici fut reliée, de près ou de loin, à tous ces débats. Elle re- présente, selon la conception classique de l’histoire de la cosmologie, un cas clair où l’affrontement entre deux théories opposées fut tranché par la confirmation des prédictions de l’une (la théorie de la nucléosynthèse primordiale) et la réfutation des prédictions de l’autre (la théorie de l’état stationnaire).

Cette conception apparaît souvent dans les manuels d’histoire des sciences et dans les travaux de certains historiens des sciences. Ainsi, l’historien Stephen Brush a consacré une étude détaillée à la découverte du fond diffus cosmologique qui aurait été prédite par la théorie de la nucléosynthèse primordiale4. S. Brush a produit de nombreuses études sur certains épisodes précis d’histoire des science5 pour déterminer si « la confirmation d’une prédiction faite avant que le fait empirique ne soit connu est une preuve plus convaincante en faveur d’une théorie que l’explication de faits déjà connus »6, thèse qu’il attribue à Popper et qu’il

nomme « principe de Popper »7.

Le cas de la prédiction du fond diffus cosmologique par la théorie de la nucléosynthèse primordiale semble illustrer ce principe et montrer l’importance des prédictions nouvelles. Mais pour S. Brush, si les parti- sans de la théorie de l’état stationnaire ont été convaincus d’abandonner

4

Stephen Brush, “Prediction and theory evaluation : cosmic microwaves and the revival of the Big Bang.”, Perspectives on science (1993).

5

Voir, entre autres : Stephen Brush, “Prediction and Theory Evaluation : The Case of Light Bending”, Science 246.4934 (1989), p. 1124–1129, Stephen Brush, “Predic- tion and theory evaluation in physics and astronomy”, No truth except in the details, Boston, Kluwer, 1995, p. 299–318, Stephen Brush, “Dynamics of theory change in chemistry”, Studies in History and Philosophy of Science Part A 30.1 (1999), p. 21– 79, Stephen Brush, “Predictivism and the periodic table”, Studies in History and Philosophy of Science Part A 38.1 (2007), p. 256–259.

6

Brush, “Prediction and theory evaluation in physics and astronomy”, p. 299.

leur théorie après la découverte du fond diffus cosmologique, c’est parce que « deux des fondateurs de la théorie de l’état stationnaire avaient proclamé haut et fort leur adhésion au principe de Popper »8.

Dans ce chapitre, je réexamine la controverse entre la théorie de la nucléosynthèse primordiale et la théorie de l’état stationnaire à partir des recherches extrêmement détaillées de l’historien de la cosmologie H. Kragh9. Je m’appuie aussi sur les témoignages de cosmologistes et astro-

nomes recueillis à la fin des années 1980 par Alan Lightman, professeur de physique au MIT et Roberta Brawer, docteure en histoire des sciences au MIT10. Je soutiens que si l’on ne peut se focaliser sur la seule prédiction

du fond diffus cosmologique pour comprendre l’évolution de la cosmologie pendant les années 1950 et 1960, si l’on prend en considération l’ensemble des prédictions réalisées aussi bien par la théorie de l’état stationnaire que par celle de la nucléosynthèse primordiale, on s’aperçoit alors que les prédictions ont effectivement joué un rôle crucial dans la transformation de la cosmologie en une science mature et intégrée aux autres branches de la physique et de l’astronomie — notamment la physique nucléaire et la radioastronomie.

4.1.1

La théorie de la nucléosynthèse primordiale et

ses prédictions

Les fondements de la théorie de la nucléosynthèse primordiale sont for- mulés dans un article de 1948 intitulé « The Origin of Chemical Ele- ments »11. Ses auteurs étaient Gamow et son doctorant de l’Université de Washington, Alpher12.

8

Brush, “Prediction and theory evaluation : cosmic microwaves and the revival of the Big Bang.”, p. 565.

9

Kragh, Cosmology and Controversy .

10

Lightman et Brawer, Origins. L’ouvrage dans lequel sont présentés ces témoi- gnages est précédé d’une courte histoire de la cosmologie qui illustre bien la « concep- tion classique » de l’histoire de la cosmologie, laquelle rejoint en de nombreux points la conception de S. Brush.

11

George Gamow, Ralph Alpher et Hans Bethe, “The Origin of chemical ele- ments”, Physical Review, Letters 73.7 (1948), p. 802–803.

12Le troisième auteur crédité, Hans Bethe (1906-2005), physicien nucléaire à la tête

de la division scientifique du projet Manhattan, qui a contribué aux recherches sur la nucléosynthèse stellaire (au cœur des étoiles) n’a été ajouté que parce que Gamow

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