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Le pouvoir prédictif de la théorie de l’évolution

Prédictions guidées par des données et par des modèles

2.1 Les controverses sur le pouvoir des sciences naturelles historiques

2.1.1 Le pouvoir prédictif de la théorie de l’évolution

La question de la présence de prédictions en biologie ne se pose pas de la même manière selon la discipline biologique considérée. Le fait que l’on puisse réaliser des prédictions classiques en génétique est suffisamment consensuel pour qu’il n’y ait pas de controverse sur la pouvoir prédictif de cette discipline. En effet, depuis la théorie de l’hérédité de Mendel au moins, on dispose de lois statistiques s’appliquant à des systèmes vivants manipulables en laboratoire. La première loi de Mendel, par exemple, énonce si l’on hybride une souche pure présentant un caractère dominant

et une souche pure présentant un caractère récessif, les trois quart en moyenne de leur descendance présenteront le caractère dominant(sous ré- serve qu’aucun pollen extérieur ou pression environnementale ne vienne perturber l’hybridation et la croissance de ces descendants). On peut tester cette prédiction en laboratoire dès lors que l’on dispose des ou- tils suffisants pour contrôler le croisement entre les deux souches, comme par exemple la fécondation artificielle des plantes à fleur. De plus, il est possible, de la même manière, de dériver de cette loi des prédictions concernant les générations suivantes selon l’hybridation à laquelle on les soumet. Les prédictions en génétique se conforment parfaitement au mo- dèle des prédictions guidées par des lois.

En revanche, de telles lois statistiques précisément chiffrées et la pos- sibilité de manipulations expérimentales visant à les appliquer, semblent indisponibles dans d’autres domaines de la biologie et notamment les disciplines chargées d’étudier l’évolution des espèces.

En effet, il n’y a pas de consensus parmi les biologistes et les philo- sophes de la biologie sur le fait que la théorie de la sélection naturelle repose sur des lois ayant le même statut que les lois physiques. De plus, selon cette théorie, l’évolution d’une espèce résulte des mutations des in- dividus de cette espèce et des changements de leur milieu (c’est-à-dire à la fois les transformations géographiques et climatiques, mais aussi et surtout l’évolution des autres espèces qui partagent la même niche éco- logique que l’espèce en question). L’évolution d’une espèce dépend donc de très nombreuses variables, si bien qu’il semble impossible de d’étu- dier leurs corrélation exhaustivement, ou de les manipuler en laboratoire afin de les tester séparément. Sans pouvoir étudier ces corrélations une par une, il peut sembler au premier abord impossible de fixer la valeur d’une de ces variables à partir d’informations sur les autres et donc de réaliser aucune prédiction. Ne pouvant par exemple déterminer comment le milieu d’une espèce va se transformer, ni comment les individus qui la composent vont muter, il ne semble pas possible de prédire comment cette espèce va évoluer. En revanche, il semble possible de déterminer a posteriori — c’est-à-dire une fois qu’une espèce a connu un événement évolutif — quels facteurs ont joué un rôle déterminant dans cet événe-

ment, afin d’expliquer le cours qu’a pris l’évolution.

Cette asymétrie apparente entre capacité explicative et capacité pré- dictive de la théorie de l’évolution a été repérée et utilisée par Scriven, dans un article de 1959 publié dans Science et intitulé « Explanation and Prediction in Evolutionary Theory », contre la thèse de l’identité structu- rale de Hempel, qui affirme que les raisonnements prédictifs et explicatifs ont la même structure logique (voir section 1.1.1 du chapitre précédent) et donc que toute science explicative devrait aussi être prédictive.

L’argument de Scriven est que la théorie de la sélection naturelle re- pose sur le concept d’« adaptation » (fitnsess) qui définit une certaine re- lation entre un organisme et son environnement. Cela implique que l’« on ne peut prédire quels organismes survivront sinon dans la mesure où l’on peut prédire les changements environnementaux. Or nous sommes très peu équipés pour cela »2. Ainsi, tout ce que l’on peut réaliser, ce sont

des « prédictions hypothétiques » de la forme « si cette région devient inondable, alors les animaux sachant nager seront plus adaptés »3. Mais de telles prédictions n’ont de prédiction que le nom pour Scriven, car il est impossible de prédire ou de produire expérimentalement l’hypothèse qui constitue la prémisse de la prédiction (« si cette région devient inon- dable »). De plus, même si l’on parvenait à prédire les transformations de l’environnement, on rencontrerait le même problème pour prédire les mutations des individus d’une espèce face à ces changements de pres- sion sélective : face à un changement de la pression sélective, on ne peut pas prédire a priori quelles mutations génétiques vont se produire, ni lesquelles vont être avantageuses.

L’argument de Scriven est donc le suivant : les organismes et leur en- vironnement sont des systèmes affectés par un grand nombre de facteurs d’origine diverses que l’on ne peut reproduire ou contrôler expérimentale- ment. C’est ce que l’on appelle des systèmes ouverts, par opposition aux systèmes manipulés en laboratoire qui sont dits clos ou fermés car on peut éviter qu’ils soient perturbés. Ainsi, aucun des facteurs qui affectent les organismes et leur environnement n’a une probabilité beaucoup plus forte

2

Scriven, “Explanation and Prediction in Evolutionary Theory”, p. 130.

3

que les autres de produire ses effets : un changement de la température terrestre moyenne peut par exemple être produit par de très nombreux facteurs comme la variation de la luminosité solaire, de l’excentricité de l’orbite terrestre, du taux de CO2 dans l’atmosphère, etc., mais aucun de

ces facteurs n’a un rôle décisif qui permettrait à lui seul d’inférer com- ment va évoluer la température. On a donc affaire à une combinaison de causes rendant l’évolution des systèmes ouverts aléatoires, empêchant ces systèmes d’être prévisibles. Cependant, pour Scriven, même si un événement n’a qu’une faible probabilité d’en entraîner un autre, il peut toujours compter comme l’explication de celui-ci. Voilà pourquoi, selon lui, nous sommes capables d’expliquer l’évolution des espèces a posteriori, mais non de la prédire.

Deux ans après Scriven, Mayr, l’un des principaux artisans de la syn- thèse moderne (la synthèse entre théorie darwinienne de l’évolution et théorie mendélienne de l’hérédité, qui donna une place centrale à l’évo- lution dans toutes les branches de la biologie4) publie un article dans Science, qui propose une distinction entre différents types de recherches sur le vivant qui eut une importante postérité à la fois en biologie et en philosophie de la biologie. Les deux formes de biologie sont la biologie fonctionnelle et la biologie évolutive. Si la première emploie la méthode expérimentale, la biologie évolutive cherche à « étudie les étapes qu’ont traversées les miraculeuses adaptations si caractéristiques de chaque as- pect du monde organique. »5 : c’est donc une discipline dont l’objectif est

de reconstituer une histoire. Pour cette forme de biologie, Mayr admet l’argument de Scriven :

La théorie de la sélection naturelle peut décrire et ex- pliquer certains phénomènes avec une précision considérable, mais elle ne peut faire de prédictions fiables, si ce n’est sous la forme d’énoncés triviaux et sans significations, tel que, par exemple : « les individus les plus adaptés laisseront, en

4

Voir Patrick David et Sarah Samadi, La Théorie de l’évolution : Une logique pour la biologie, Paris, Flammarion, 2011, p. 299.

5

Ernst Mayr, “Cause and effect in biology : Kinds of causes, predictability, and teleology are viewed by a practicing biologist”, Science 134.3489 (1961), p. 1501–1506, p. 1502.

moyenne, plus de descendants. » Scriven a insisté avec raison sur le fait que la plus importante contribution à la philo- sophie faite par la théorie de l’évolution a été de démontré l’indépendance de l’explication et de la prédiction6.

Remarquons que si Mayr, comme Scriven, définit les prédictions comme des prévisions, c’est-à-dire des énoncés qui portent sur une date posté- rieure à la date où est réalisé le raisonnement prédictif 7, Mayr semble, par moments, considérer que ce ne soit pas la seule forme de prédiction possible en science :

En réalité, la manière dont on peut définir « prédiction » en biologie est discutable. Un zoogéographe peut prédire, avec une grande précision, quels animaux peuvent être trouvé sur une montagne ou une île encore non explorée. Un paléontolo- giste peut, de la même manière, prédire avec une forte proba- bilité à quel type de fossiles s’attendre dans un horizon géo- logique nouvellement accessible. Est-ce que de telles conjec- tures correctes d’événements passés sont des prédictions ? [...] Le terme prédiction, cependant, est utilisée de manière sûre et légitime pour les événement futurs8.

Cette apparente digression de Mayr n’est pas sans importance puis- qu’elle a été utilisée par les défenseurs du pouvoir prédictif de la théorie de l’évolution pour répondre aux arguments de Scriven et Mayr.

La mathématicienne et biologiste Mary Williams a ainsi cherché à fournir plusieurs exemples de prédictions de la théorie de l’évolution du genre suggéré par Mayr dans les différents articles qu’elle a écrits sur la question de la testabilité de la théorie de la sélection naturelle9.

6

Mayr, “Cause and effect in biology : Kinds of causes, predictability, and teleology are viewed by a practicing biologist”, p. 1502.

7Voir, sur ce point, la section 1.3.1. 8

Mayr, “Cause and effect in biology : Kinds of causes, predictability, and teleology are viewed by a practicing biologist”, p. 1504.

9M. Williams n’est pas la seule à avoir critiqué la position de Scriven et Mayr,

mais c’est elle qui a proposé les arguments les plus développé et les plus cohérents à ma connaissance. Pour des raisons de clarté et de brièveté, je n’ai exposé ici que les

Après avoir proposé une axiomatisation de cette théorie en 197010

dans un journal de biologie théorique, elle a soutenu, dans plusieurs ar- ticles de philosophie des sciences 11, les trois thèses suivantes :

(1) La structure de la théorie de l’évolution par sélection naturelle n’est pas différente de celle des théories physiques comme la théorie ci- nétique des gaz.

(2) Il existe des prédictions falsifiables tirées de la théorie de l’évolu- tion ;

(3) Ces prédictions et leur test ont la même importance en biologie de l’évolution que dans la plupart des domaines de recherche de la physique.

Dans l’axiomatisation de M. Williams, « l’unité fondamentale d’évolu- tion est le clan ; c’est le clan qui est perpétué de manière différentielle (que ce soit un clan de gène, d’organismes, ou de populations), et c’est cette perpétuation différentielle qui change la face de la nature »12. Le terme

primitif fondamental de cette axiomatisation étant un groupe d’entités, les conséquences déduites des axiomes, parmi lesquelles on trouve des prédictions observables, concernent ces mêmes groupes. Ces prédictions sont donc pour M. Williams à comparer avec celles que l’on réalise en physique statistique, par exemple en tirant des prédictions de la théorie cinétique des gaz sur des populations de molécules.

Ainsi, l’apparent hasard des phénomènes biologiques n’est pas plus un obstacle au pouvoir prédictif de la théorie de la sélection naturelle que

principaux arguments et contre-arguments de la controverse sur le pouvoir prédictif de la théorie de l’évolution, mais on peut se rapporter à l’annexe du chapitre 2 pour un historique plus détaillé de ce débat.

10

Mary Williams, “Deducing The Consequences Of Evolution : A Mathematical Model”, Journal of Theoretical Biology 29.3 (1970), p. 343–385.

11

Voir notamment : Mary Williams, “Falsifiable Predictions of Evolutionary Theory”, Philosophy of Science 40.4 (1973), p. 518–537, Mary Williams, “The Logi- cal Status Of The Theory Of Natural Selection And Other Evolutionary Controver- sies”, The Methodological Unity of Science (1973), p. 343–385, Mary Williams, “The Importance of Prediction Testing in Evolutionary Biology”, Erkenntnis 17.3 (1982), p. 291–306

12

l’apparent hasard du mouvement des particules des gaz n’est un obstacle au pouvoir prédictif de la théorie cinétique des gaz. L’indétermination due au hasard n’apparaît que lorsqu’on essaye de déterminer quel individu particulier, dans les « clans » considérés, ont ou n’ont pas la propriété qui fait l’objet de la prédiction.

Le schéma suivant et son explication se trouvent dans son article de 1973 :

Théorie des gaz −→1 Prédictions sur la température, pres- sion, etc.

− →

2 Prédiction probabi- liste sur la vitesse des atomes, etc. Théorie de la

sélection natu- relle

− →

1 Prédictions sur les rapports, la survie des clans, etc.

− →

2 Prédiction probabi- liste sur la descen- dance d’un couple, la survie d’un indi- vidu, etc.

Les flèches labellisée 1 indiquent des dérivations hypothé- ticodéductives des prédictions depuis la théorie. Les flèches labellisée 2 indiquent les dérivations probabilistes de prédic- tions probabilistes, à partir des prédictions réelles13.

Pour M. Williams, la prédiction « réelle » (actual ) est inférée dans un cadre hypothéticodéductif, et les probabilités n’apparaissent que lorsque l’on sort de ce cadre pour appliquer ce résultat à des individus particu- liers. Si nous étions plus intéressés par les groupes d’organismes que par les individus, nous n’aurions jamais perçu aucun aléatoire dans l’évolu- tion des espèce nous empêchant de dériver des prédictions. Mais étant plus intéressés par les objets de taille humaine, les organismes, que par des populations d’organismes, nous avons l’impression que les prédictions réelles sont celles qui concernent les individus. C’est donc uniquement le fait contingent que la théorie de l’évolution n’a pas pour objet des entités de taille humaine qui lui donne sa particularité et son aspect aléatoire : « la particularité logique [de ces prédictions] n’est pas une propriété de

13

Williams, “The Logical Status Of The Theory Of Natural Selection And Other Evolutionary Controversies”, p. 529.

la théorie de l’évolution, c’est une propriété de la perspective à taille humaine sur la théorie de l’évolution »14.

Comme on le voit, l’argumentation de M. Williams ne questionne pas la conception classique des prédictions et consiste à montrer que l’on peut formuler des raisonnements prédictifs conformes à cette conception dans le cadre de la théorie de l’évolution15. Je considère que cette argu- mentation réussit bien à atteindre cet objectif. On ne discutera donc pas la thèse (2) de M. Williams. On ne discutera pas non plus la thèse (1), car la question du statut des théories biologiques est si complexe qu’elle demanderait une thèse à part. Cependant, je montre dans la deuxième section de ce chapitre que la thèse (3) accorde trop d’importance à ces prédictions conformes à la conception classique des prédictions guidées par des lois : en biologie elles ne sont ni les seules formes de prédictions, ni les plus fréquentes. En cherchant des prédictions qui permettraient d’ex- hiber un contre-exemple frappant aux thèses de Scriven, Mayr, Smart et Popper, M. Williams a laissé de côté la majeure partie de l’activité prédictive de la biologie évolutive, activité qui n’emploie pas de lois et qui ne se fait pas en contexte expérimental.

Ainsi, les exemples que prend M. Williams en 1973 de prédictions ré- futables de la théorie de l’évolution16, ne sont des exemples « de terrain »

qui ne peuvent pas être directement déduites de l’axiomatisation de la théorie de l’évolution qu’elle avait exposée en 1970 :

• La plupart des espèces soumises à la sélection naturelles doivent avoir connu une spéciation allopatrique, c’est-à-dire une évolution due à un isolement géographique.

• La proportion d’hétérozygotes, pour un trait donné dans une po- pulation, doit être différente du nombre d’hétérozygotes dus à la

14

Williams, “The Logical Status Of The Theory Of Natural Selection And Other Evolutionary Controversies”, p. 536.

15Cette stratégie argumentative s’explique par le contexte philosophique dans lequel

M. Williams écrit : durant les années 1960-1970, la théorie de l’évolution a fait l’objet de différentes critiques épistémologiques visant sa testabilité, notamment celles des philosophes des sciences John Smart (1920-2012) et Karl Popper, qui accordaient à la biologie un degré de scientificité inférieure à la physique et à la chimie. Se reporter à l’annexe du chapitre 2 pour plus de détails sur ce contexte.

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mutation et à l’immigration.

Ces prédictions ne peuvent être déduites d’une théorie de l’évolution axiomatisées parce qu’elles supposent d’autres disciplines pour pouvoir être dérivées : la géomorphologie d’une part, la génétique mendélienne de l’autre. Il est en effet très difficile de trouver des prédictions de la théo- rie de la sélection naturelle qui correspondent à la conception classique des prédictions guidées par des lois, c’est-à-dire qui découleraient directe- ment, comme des théorèmes mathématiques, d’un seul groupe d’énoncés pris comme axiomes, sans utiliser d’autres théories. La raison en est, comme je le montre dans la deuxième section de chapitre, que les rai- sonnements prédictifs les plus fréquents en biologie évolutive n’ont pas la structure des prédictions guidées par des lois.

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