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Les critiques existantes des modèles de loi couvrante

Les prédictions guidées par des lois et les modèles de lo

1.2 Les critiques existantes des modèles de loi couvrante

Ces quatre caractéristiques des modèles de loi couvrante en tant que modèles de prédiction peuvent sembler prêter le flanc à de nombreuses critiques. Cependant, si dès les années 1950, de nombreuses objections ont été opposées aux modèles de loi couvrante, ces objections ont donné

12

Hempel, “Aspects of Scientific Explanation”, p. 346.

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lieu au développement de modèles alternatifs d’explication scientifique14

mais pas de prédiction scientifique. Comme le fait remarquer Heather Douglas15, les modèles d’explication qui ont succédé aux modèles de loi

couvrante de Hempel ne sont plus des modèles de prédiction, sans pour autant que les philosophes des sciences aient cherché à construire de nou- veaux modèles pour rendre compte de la structure logique des prédictions scientifiques.

Dans cette section je montre que cet abandon des recherches sur la structure logique des raisonnements prédictifs est dû au fait que l’im- mense majorité des objections formulées à l’encontre des modèles de loi couvrante visaient ces modèles en tant que modèles d’explication et non en tant que modèles de prédiction, comme si leur principal défaut était de rabattre la structure des raisonnements explicatifs sur celle des rai- sonnements prédictifs.

En effet, une grande partie des objections présentées aux modèles de loi couvrante est qu’ils ne représentent pas l’asymétrie des explications : si l’on peut par exemple expliquer la longueur de l’ombre d’une tour à partir de la hauteur de cette tour et de la position du soleil, il semble contre-intuitif, voire absurde, de vouloir expliquer la hauteur d’une tour à partir de la longueur de son ombre et de la position du soleil16. Il semble impossible de pouvoir intervertir l’explanans et l’explanandum lorsque l’on propose une explication et c’est pourtant ce que permettent les modèles de loi couvrante de Hempel.

Cette asymétrie est due au fait que la notion d’explication recouvre intuitivement celle de causalité : expliquer, c’est donner la vraie cause. Ainsi, de même, il ne semble pas que la chute du mercure d’un baro- mètre permette d’expliquer l’imminence d’une tempête parce qu’il n’en

14D’excellents exposés des différents modèles d’explication et de leurs limites sont

disponibles, aussi bien en français qu’en anglais. Voir notamment Denis Bonnay, “L’explication scientifique”, Précis de philosophie des sciences, Paris, Vuibert, 2011, chap. 1, p. 13–61, Laura Feline, Explication scientifique (A), 2017, url : http : / / encyclo - philo . fr / 10992 - 2/ et Wesley Salmon, “Four decades of Scientific Explanation”, Minnesota Studies for Philosophy of Science 8 (1989), p. 3–220.

15

Heather Douglas, “Reintroducing prediction to explanation”, Philosophy of Science 76.4 (2009), p. 444–463.

16

On trouve cet exemple dans Sylvain Bromberger, “Questions”, The Journal of Philosophy 63.20 (1966), p. 597–606.

est pas la cause17 : ces deux phénomènes ont une cause commune qui les

expliquent tout deux, la baisse de la pression atmosphérique.

Mais, à la différence de la notion d’explication, celle de prédiction n’inclut pas forcément celle de causalité. Un raisonnement prédictif per- met de fixer la valeur d’une variable sans avoir à la mesurer en inférant cette valeur à partir des corrélations de cette variable avec d’autres va- riables. Mais ces corrélations n’ont pas à être des relations de dépendances causales : Max Kistler a notamment montré que selon les contextes, il pouvait exister des relations entre phénomènes qui étaient ou non consi- dérées comme causales18. Il fait remarquer en outre que la pertinence de

la notion même d’explication causale repose sur le fait qu’il existe des ex- plication non causales19. De même, il n’y aurait pas de sens à distinguer

des prédictions causales et non causales si seules les premières existaient. De plus, même si ces corrélations sont bien des relations causales, une prédiction n’a pas à suivre l’ordre des causes et des effets : si l’on doit expliquer les causes par les effets, il semble possible de prédire les causes par les effets ou certains effets par d’autres. C’est ainsi que l’on peut concevoir un exercice d’astronomie qui consisterait à prédire la taille d’un immeuble en ne disposant que d’une photographie de son ombre et d’informations relatives à la date et à l’heure à laquelle cette photographie a été prise. De même, on peut utiliser un baromètre pour prédire l’arrivée d’une tempête (c’est même son principal usage), bien que la chute du mercure ne soit pas la cause de cette tempête.

Ainsi, l’immense majorité des objections faites aux modèles de loi couvrante leur reproche de ne pas prendre en compte la spécificité de l’explication par rapport à la prédiction et non de mal représenter la structure des arguments prédictifs20.

17

Cet exemple est celui de Michael Scriven, “Explanations, predictions, and laws”, Minnesota studies in the philosophy of science 3 (1962), p. 170–230.

18

Max Kistler, “La causalité”, Anouk Barberousse et Michael Cozic, Précis de philosophie des sciences, Paris, Vuibert, 2011, chap. 3, p. 100–140, p. 140.

19

Max Kistler, Causalité et lois de la nature, Mathesis (Paris, France), Vrin, 2000, p. 11.

20Une grande partie de ces critiques s’est concentrées sur les disciplines et théories

pour lesquelles la thèse de l’identité structurale entre prédiction et explication était va- lide. Michael Scriven notamment, a soutenu en 1959 l’argument selon lequel la théorie de l’évolution par sélection naturelle est un exemple de théorie ayant un pouvoir expli-

Le seul qui ait explicitement soutenu qu’« explication et prédiction ont des caractéristiques logiques différentes »21 est, à ma connaissance,

Israel Scheffler (1923-2014) dans un article de 1957 :

en accord avec la notion ordinaire et dominante de prédic- tion, toute déclaration ou toute inscription est une prédiction si elle affirme explicitement quelque chose sur un période pos- térieure à la sienne22.

C’est à partir de cette définition des prédictions comme énoncés concer- nant le futur que Scheffler attaque la thèse de l’identité structurale de Hempel. En premier lieu, il fait remarquer qu’à la différence des explica- tions, les prédictions ne nécessitent pas forcément de faire appel à des lois scientifiques, car « les voyants, les prophètes et les journalistes font tous des prédictions, comme les scientifiques » sans l’aide d’aucune générali- sation empirique. En second lieu, Scheffler souligne que c’est parce que les prédictions ne sont que des énoncés concernant le futur qu’ils peuvent être aussi bien faux que vrais et ainsi servir à confirmer ou réfuter une hypothèse. Au contraire les explications, elles, ne peuvent pas être fausses et ne peuvent servir dans le contexte de la confirmation.

Cette critique de Scheffler est d’importance : effectivement, une des caractéristiques centrales des prédictions est qu’elles semblent jouer un rôle important dans la confirmation des hypothèses et théories dont elles sont dérivées. Or une définition des prédictions comme celle des mo- dèles de loi couvrante exclut d’emblée toute capacité de confirmation aux prédictions, ce qui est pour le moins contre-intuitif. Cependant, les objections de Scheffler reposent sur une conception des prédiction comme énoncé portant sur l’avenir. Je montre dans la section suivante que cette conception de la structure des raisonnements prédictifs rencontre de nom- breuses difficultés, notamment parce qu’elle laisse de côté les cas de « ré-

catif mais non prédictif, ce qui limiterait la portée de la thèse de l’identité structurale aux sciences expérimentales. Voir Michael Scriven, “Explanation and Prediction in Evolutionary Theory”, Science 130.3374 (1959), p. 477–482. Le débat qui s’en suivit sur la capacité prédictive de la théorie de l’évolution et d’autres sciences naturelles non-expérimentales est examiné en détail dans le deuxième chapitre de cette thèse.

21

Israel Scheffler, “Explanation, prediction, and abstraction”, The British Jour- nal for the Philosophy of Science 7.28 (1957), p. 293–309, p. 298.

22

trodictions »(aussi appelées postdictions) qui consistent à prédire un phé- nomène passé avant d’en observer les traces ou à montrer que l’on aurait pu prédire l’existence d’un nouveau phénomène avant de le découvrir par l’observation.

Ainsi, à part ces objections de Scheffler, les modèles de loi couvrante n’ont pas été critiqués en tant que modèles de la structure logique des raisonnements prédictifs, ce qui explique qu’aucun modèle alternatif de prédiction n’ait été développé. Dans les deux sections suivantes de ce chapitre, je me livre à une telle critique des principales caractéristiques des modèles de loi couvrante en tant que modèles prédictifs pour montrer la pluralité des pratiques constituant l’activité prédictive des sciences empiriques.

1.3

Les modèles de loi couvrante posent-ils

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