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3.2 1929-1933 : les prédictions des modèles dynamiques d’Univers

3.2.1 La prédiction de Lemaître

La première prédiction de la relation linéaire entre la distance et le dé- calage vers le rouge des galaxies à partir d’un modèle d’Univers dyna- mique est à mettre au crédit du physicien belge Georges Lemaître et parut en 1927 dans un article intitulé « Un Univers homogène de masse constante rendant compte de la vitesse radiale des nébuleuses extraga- lactiques. » Cet article fut publié dans les Annales de la société scienti- fique de Bruxelles, journal en langue française complètement ignoré par les autres scientifiques de l’époque intéressés par la cosmologie, qui écri- vaient soit en allemand soit en anglais. Cependant, il ne resta pas lettre morte puisque sa traduction en anglais par Eddington en 193045, dont Lemaître était un ancien étudiant, rendit célèbres les équations différen- tielles de Friedmann, redécouvertes par Lemaître, équations qui corrèlent la densité de l’Univers, sa courbure et la constante cosmologique à son taux d’expansion.

Cependant, pour autant que les prédictions sont concernées, l’analyse de Lemaître diffère radicalement de celle de Friedmann : dès les premières lignes de son article, Lemaître cite le modèle de de Sitter dont le « grand intérêt est d’expliquer le fait que les nébuleuses extragalactiques semblent nous fuir avec une énorme vitesse, comme une simple conséquence des propriétés du champ de gravitation, sans supposer que nous nous trou- vons en un point de l’Univers doué de propriétés spéciales »46. Comme on

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Georges Lemaître, “A homogeneous universe of constant mass and increasing radius accounting for the radial velocity of extra-galactic nebulae”, Monthly Notices of the Royal Astronomical Society 91.5 (1931), p. 483–490.

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l’a vu dans la section précédente, Lemaître s’était intéressé dès 1925 au modèle de de Sitter en raison de sa capacité prédictive. Cependant, dans son article de 1927, il remarque que le modèle d’Einstein n’est pas dénué, lui non plus, de capacité prédictive, car il « conduit à une relation entre cette densité [de matière dans l’Univers] et le rayon de l’Univers47», re-

lation qui « a fait prévoir l’existence de masses énormément supérieures à tout ce qui était connu lorsque la théorie a été pour la première fois comparée avec les faits »48. De manière assez subtile, Lemaître considère que cette relation a été prouvée par la découverte d’autres galaxies que les nôtres. En réalité, rien n’indique que cette découverte permette de tester le modèle d’Einstein, puisque l’évaluation de la masse et du rayon de l’Univers était bien au-delà de la portée des moyens d’observation de l’époque. Mais Lemaître a raison de souligner que le modèle d’Einstein a effectivement la capacité de réaliser certaines prédictions sur la masse de l’Univers, prédictions dont le modèle de de Sitter est incapable puisqu’il suppose un Univers vide.

Cette comparaison des solutions d’Einstein et de de Sitter concernant leur capacités prédictives respectives permet à Lemaître de présenter son propre modèle d’Univers comme « une solution intermédiaire qui pourrait combiner les avantages de chacune d’elles »49 et donc de mettre immé-

diatement l’accent sur ses relations aux données astronomiques.

La solution « intermédiaire » proposée par Lemaître est identique à celle de Friedmann : le rayon de l’Univers (c’est-à-dire son facteur d’échelle) R n’est pas une constante dans le temps mais une fonction du temps50. Mais à la différence de Friedmann cinq ans plus tôt, Lemaître

sant rendant compte de la vitesse radiale des nébuleuses extra-galactiques”, Annales de la Société scientifique de Bruxelles, série A 47 (1927), p. 49–59, p. 49.

47Il s’agit de la relation 2. discutée dans la section précédente. 48

Lemaître, “Un Univers homogène de masse constante et de rayon croissant ren- dant compte de la vitesse radiale des nébuleuses extra-galactiques”, p. 49.

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Lemaître, “Un Univers homogène de masse constante et de rayon croissant ren- dant compte de la vitesse radiale des nébuleuses extra-galactiques”, p. 50.

50On lit parfois que le fait que Lemaître ait été séminariste puis abbé aurait influencé

ses recherches vers des modèles d’Univers ayant une origine dans le temps (voir par exemple North, “The Early years”, p. 23). De telles affirmations relèvent du procès d’intention et rien de tel ne peut être prouvé à la lecture de l’article de 1927, lequel ne décrit même pas à un modèle d’Univers ayant un commencement dans le temps, mais un modèle d’Univers éternel avec une phase d’expansion.

Figure 3.1 : Sur cette figure la galaxie A est 1,5 fois plus éloignée de la galaxie C que de la galaxie B. Pour un observateur dans la galaxie A, l’augmentation du facteur d’échelle R entre t = 1 (à gauche) et t = 2 (à droite) a pour conséquence d’éloigner 1,5 fois plus la galaxie C que la galaxie B. La récession des galaxies est donc proportionnelle à leur distance par rapport à l’observateur, quelle que soit la place de cet observateur dans l’Univers.

en tire immédiatement une conséquence pour les observations astrono- miques : c’est l’expansion de l’Univers qui provoque un décalage vers le rouge des galaxies, décalage proportionnel à leur distance51. En effet, cette expansion a pour effet de multiplier les distances entre les galaxies, ce qui apparaît aux observateurs situés dans une de ces galaxies comme une fuite des autres galaxies. En outre, plus la distance entre les ob- servateurs et une galaxie est grande, plus le résultat de l’expansion de l’Univers sera important et donc plus la galaxie paraîtra fuir les observa- teurs rapidement52. Il en résulte donc que l’expansion de l’Univers a pour

effet d’éloigner les galaxies de la nôtre d’autant plus rapidement qu’elles sont lointaines.

Lemaître ne se contente pas de prédire le fait que les galaxies sont dé- calées vers le rouge proportionnellement à leur distance : il calcule aussi la valeur de cette proportion qu’il interprète comme le taux d’expan- sion de l’Univers. À partir d’un article de l’astronome étatsunien Gustav

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Lemaître, “Un Univers homogène de masse constante et de rayon croissant ren- dant compte de la vitesse radiale des nébuleuses extra-galactiques”, p. 56.

52Voir la figure 3.1 pour une illustration et l’annexe pour le détail mathématique

Strömberg (1882-1962) qui reprenait les données sur les décalages spec- traux des nébuleuses obtenues par Slipher53 et des mesures de distance

des mêmes galaxies obtenues par Hubble, Lemaître réussit à évaluer la valeur de la constante de Hubble54 avant même que celui-ci ne lance le

programme de recherche qui le mènera à découvrir la relation qui porte aujourd’hui son nom55.

Lemaître n’était ni le premier à prédire le décalage vers le rouge des galaxies, ni le premier à prédire la proportionnalité de ce décalage et de leur distance, ni le premier à avoir mesuré ces décalages vers le rouge ou la distance des galaxies. Il n’est pas, enfin, le premier à avoir trouvé des solutions non statiques aux équations d’Einstein. Mais il est bien le premier à avoir vu le rapport entre tous ces éléments.

On n’entrera pas ici dans des querelles de priorité, dont la complexité est disproportionnée par rapport au bénéfice que l’on pourrait espérer de leur résolution. Cependant, il semble bien que l’idée selon laquelle c’est Hubble ou Friedmann qui est à l’origine de la découverte de l’expansion de l’Univers soit une idée assez récente. Comme le remarquent les historiens H. Kragh et Robert Smith, dans les années 1930 c’est à Lemaître (après la traduction de son article en anglais) que la plupart des astronomes, physiciens et mathématiciens intéressés par la cosmologie, attribuent la paternité de l’expansion de l’Univers :

En 1931, de Sitter annonça que la solution de l’énigme concer- nant le choix entre les modèles A et B avait été fournie par Lemaître dont « la brillante découverte, l’"Univers en expan- sion", a été découverte par le monde scientifique un an et demi auparavant, trois ans après sa publication. » En 1933, Eddington rapporte dans son ouvrage The Expanding Uni- verse que [...] « les recherches délibérées de solutions non sta- tiques par Friedmann » ont été redécouvertes par Lemaître

53

Gustav Strömberg, « Anaysis of Radial Velocities of Globular Clusters and Non Galactic Nebulae », in : The Astrophysical Journal 61 (1925).

54

Lemaître, “Un Univers homogène de masse constante et de rayon croissant ren- dant compte de la vitesse radiale des nébuleuses extra-galactiques”, p. 294.

55Hubble n’admit d’ailleurs jamais que la relation entre le décalage vers le rouge

et la distance des galaxies soit une preuve de l’expansion de l’Univers plutôt qu’une vélocité apparente explicable par d’autres mécanismes.

« qui développa brillamment la théorie astronomique qui en résultait »56.

Il semble donc que les contemporains de Lemaître, malgré la redécou- verte tardive de son article, aient considéré qu’il avait prédit l’expansion de l’Univers, prédiction confirmée par les travaux de Hubble et non que Hubble ait été à l’origine de la découverte de l’expansion de l’Univers qui aurait par la suite forcé les cosmologistes à ajuster leurs modèles pour tenir compte de ce fait.

De plus, cette prédiction fut effectivement considérée comme un suc- cès, si l’on considère son impact sur des scientifiques comme de Sitter qui, pourtant, avait proposé un modèle d’Univers menant à la même prédic- tion. Celui-ci déclara en effet dans une courte note au journal Nature en 1931 qu’ « une solution d’une simplicité telle qu’elle apparaisse évidente d’elle-même [...] ne peut laisser le moindre doute que la théorie de Le- maître est essentiellement vraie »57. Einstein et de Sitter écrivirent même un article ensemble en 193158 qui adoptait les solutions dynamiques de l’équation de Friedmann-Lemaître et aboutit à un modèle d’Univers dont la courbure et la constante cosmologique sont nulles (l’Univers Einstein- de Sitter).

Ainsi, les prédictions ont joué un rôle décisif dans la formation de la cosmologie scientifique, en montrant que les modèles de de Sitter, puis de Friedmann-Lemaître, pouvaient être reliés aux observations des déca- lages spectraux des galaxies, ce qui provoqua un premier rapprochement entre physiciens théoriciens et astronomes observateurs dans les années 1920, puis une transformation majeure des débats cosmologiques dans les années 1930. Mais pourquoi est-ce la prédiction de Lemaître et non celle de l’effet de Sitter, qui fut à l’origine du premier consensus dans l’his- toire de la cosmologie moderne alors qu’elles prédisent la même relation observable entre la distance et le décalage vers le rouge des galaxies ?

56

Helge Kragh et Robert Smith, “Who Discovered the Expanding Universe ?”, History of Science 41 (2003), p. 141–162, p. 158.

57

Cité par Ellis, “Innovation, resistance and change : the transition to the expan- ding universe”, p. 105.

58

Albert Einstein et Willem De Sitter, “On the Relation between the Expan- sion and the Mean Density of the Universe”, Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America 18.3 (1932), p. 213.

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