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Contexte et enjeux de la thèse : le débat sur les nouvelles prédictions

L’étude de l’activité prédictive et de ses succès est en effet d’autant plus urgente aujourd’hui que la notion de nouvelles prédictions est, depuis trois décennies, au cœur d’une des principales controverses de philoso- phie des sciences : l’opposition entre antiréalisme et réalisme scientifique. Le réalisme scientifique est une famille de positions philosophiques qui ont toutes en commun de soutenir que la connaissance scientifique est vraie, ou du moins qu’elle vise à l’être, au sens où elle reflète la réalité

de la nature telle qu’elle existe indépendamment de nos perceptions ou théories. Les anti-réalistes partagent la thèse selon laquelle la science ne peut et/ou ne doit pas viser à décrire une telle réalité.

Le principal argument en faveur du réalisme scientifique est connu sous le nom d’argument du miracle, en référence à l’affirmation d’Hilary Putnam (1926-2016) selon laquelle « le réalisme scientifique [serait] la seule philosophie qui ne fait pas du succès de la science un miracle »3.

L’argument semble simple et intuitif : il repose sur l’apparente évi- dence que si nous arrivons à construire des théories qui s’appliquent par- ticulièrement bien aux données empiriques, qui sont confirmées par de nombreux tests et utilisées pour mettre au point de nouvelles technolo- gies efficaces, alors il n’y a qu’une infime probabilité que les postulats que font ces théories sur la nature de la réalité (sur ses entités fonda- mentales ou sur les lois qui les régissent) ne soient pas vraies (ou du moins approximativement vraies). S’il s’agissait uniquement de fictions, il faudrait une « coïncidence cosmique »4 infiniment peu probable, pour qu’elles s’appliquent si bien à l’expérience.

Pourtant cet argument est difficile à soutenir car l’intuition sur la- quelle il repose nous échappe dès que l’on essaye de la formuler précisé- ment. De quel type de succès scientifique parle-t-on et pourquoi serait-il si inexplicable sans faire appel à la thèse du réalisme scientifique ?

Le succès scientifique peut en effet prendre de nombreuses formes et même s’il peut nous sembler que les sciences empiriques modernes ont rencontré de nombreux succès, nous sommes un peu dépourvus lors- qu’il s’agit de fournir un ou plusieurs critères nécessaires et suffisants pour identifier un succès scientifique. Ce qui compte comme un succès varie selon les disciplines scientifiques et les époques et ce qui a pu ap- paraître comme un succès pour Claude Ptolémée (100-168) — arriver à décrire tous les mouvements des astres par des compositions de mouve- ments circulaires uniformes — est aujourd’hui conçu comme un système ad hoc empêtré dans sa complexité. Le fait qu’il n’existe actuellement

3

Hilary Putnam, Philosophical Papers : Mathematics, Matter and Method, Cam- bridge, Cambridge University Press, 1975, p. 73.

4

John Smart, Philosophy and Scientific Realism, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1963.

plines non-scientifiques et pseudo-scientifiques, est la meilleure preuve du fait que nous ne disposions pas d’un tel critère pour définir le succès scientifique : il suffirait en effet de l’appliquer pour déterminer quelles recherches rencontrent suffisamment de succès pour être appelées scien- tifiques et lesquelles peuvent être reléguées au rang de pseudo-sciences.

Cependant, si nous ne disposons pas de critères nécessaires et suf- fisants du succès scientifique, nous disposons sûrement de critères suf- fisants, puisque certains épisodes de l’histoire des sciences apparaissent indéniablement comme des réussites, comme la précision des lois de Ke- pler (1571-1630), l’explication de l’adaptation des espèces à leur environ- nement par la théorie de la sélection naturelle de Darwin (1809-1882), la prédiction de l’existence d’éléments chimiques inconnus par Dmitri Mendeleïev (1834-1907) ou l’unification des théories électriques et ma- gnétiques par James Maxwell (1831-1879).

Parmi ces succès, lesquels sont si impressionnants qu’ils ne pourraient s’expliquer que si les théories qui en sont responsables sont vraies ou approximativement vraies ?

Puisqu’il est ici question des sciences empiriques, le type de succès le plus évident est l’accord avec les données expérimentales : l’adéquation empirique. Reste à déterminer ce que l’on entend par là.

Si l’adéquation empirique ne désigne que le fait que la théorie soit compatible avec les données existantes, l’objection principale que l’on peut faire est qu’il a existé un grand nombre de théories passées qui rendaient ainsi compte d’un ensemble très varié de phénomènes et qui étaient considérées comme confirmées, mais qui ne sont plus aujourd’hui qualifiées de vraies au sens où l’on ne considère plus qu’elles décrivent les entités et les processus réellement à l’œuvre dans la nature. Un des grands apports de l’histoire des sciences depuis les années 1960 est d’avoir replacé les théories scientifiques passées dans leur contexte afin de mon- trer leur cohérence interne et leur efficacité à rendre compte des données disponibles à l’époque de leur développement. Larry Laudan a donné de nombreux exemples de telles théories passées qui étaient empiriquement adéquates mais qui ont été par la suite rejetées :

• La théorie des orbes cristallines de l’astronomie antique et médié- vale.

• La théorie des humeurs en médecine.

• La géologie « catastrophiste » et la théorie d’un déluge universel. • La théorie chimique du phlogistique.

• La théorie de la chaleur reposant sur l’hypothèse du calorique. • La théorie vibratoire de la chaleur.

• Les théories des forces vitales en physiologie. • La théorie de l’éther optique.

• La théorie de l’inertie circulaire.

D’après L. Laudan, on pourrait allonger cette liste« ad nauseam »5 et dé-

velopper ce que l’on appelle désormais l’« induction pessimiste » : puisque la plupart de nos théories passées fortement confirmées se sont révélées fausses il y a une forte probabilité que nos théories actuelles se révèlent fausses à leur tour.

Il est donc impossible de séparer la question du réalisme scientifique de l’histoire des sciences et de la théorie de la confirmation, à moins d’ad- mettre la conséquence absurde que des images scientifiques du monde suc- cessives et incompatibles sont toutes aussi vraies les unes que les autres. Face à l’objection de l’induction pessimiste, les philosophes réalistes se mirent en quête d’un autre type d’adéquation empirique plus restric- tive que la simple correspondance entre un certain nombre d’énoncés théoriques et de résultats expérimentaux, c’est-à-dire une autre forme de succès empirique qui permettrait de cerner l’ensemble des théories scientifiques dignes de foi. Le fait qu’une théorie soit à même d’expli- quer de nombreux phénomènes semble représenter un succès dans tous les champs de l’activité scientifique. Cependant la notion d’explication

5

Larry Laudan, “A Confutation of Convergent Realism”, Philosophy of Science 48.1 (1981), p. 19–49, p. 33.

ployée : ce qui constituait une bonne explication pour Ptolémée ne l’était plus, par exemple, pour Johannes Kepler. La notion d’explication faisant débat depuis plusieurs décennies – si ce n’est plusieurs siècles – parmi les philosophes des sciences, les succès explicatifs ne semblent pas suffisant pour soutenir l’argument du miracle et ont été progressivement éliminés du débat sur le réalisme scientifique6.

C’est pourquoi, à partir de la fin des années 1980, les réalistes ont reformulé l’argument du miracle en l’appuyant sur la notion de succès prédictif plutôt que sur celle de succès explicatif, considérant que ce type de succès est suffisant, sinon nécessaire, pour qu’une théorie soit confir- mée empiriquement et que la plupart des théories passées aujourd’hui rejetées comme fausses n’ont pas connu de succès prédictifs. John Wor- rall7 et Alan Musgrave8 notamment, ont caractérisé ce type de succès en s’inspirant des arguments d’Henri Poincaré9 (1854-1912) et de Pierre

Duhem10 (1861-1916) : si les théories sont choisies en fonction de leur

capacité à réaliser des nouvelles prédictions11, c’est-à-dire les prédictions

de phénomènes d’un genre nouveau par rapport à ceux qu’une théorie est destinée à expliquer, alors cette capacité est inexplicable si les hypothèses de ces théories ne sont pas vraies ou partiellement vraies, donc les succès prédictifs indiquent quelles théories sont dignes de foi. L’objectif de cette stratégie est de prouver qu’aucune des théories confirmées par des succès

6

Sur ce point, voir Juha Saatsi, “Historical Inductions, Old and New”, Synthese (2017), publication en ligne.

7

John Worrall, “Structural Realism : The Best of Both Worlds ?”, Dialectica 43.2 (1989), p. 99–124.

8

Alan Musgrave, “The Ultimate argument for scientific realism”, Relativism and realism in science, sous la dir. de Robert Nola, Dordrecht, Springer, 1988, p. 229– 252.

9

Henri Poincaré, La Science et l’hypothèse, Paris, Champs-Flammarion, 1902.

10Dans son ouvrage La Théorie physique, son objet, sa structure (1914), qui a exercé

une influence constante sur les épistémologues tout au long du xxe siècle, Duhem

considère que nous ne pouvons nous empêcher, comme par un « acte de foi », de croire qu’une théorie est une « classification naturelle » de lois empiriques, lorsqu’elle « pro- phétise le résultat d’une expérience scientifique avant qu’elle n’ait été réalisée. »Pierre Duhem, La Théorie physique : son objet, sa structure, 2e edition (1914), Paris, Vrin, 1906, p. 37. Les conceptions de Duhem et de Poincaré sont étudiées en détail dans les troisième et quatrième parties de cette thèse.

11Je traduis ainsi l’expression novel predictions qui a acquis un sens précis et tech-

prédictifs ne fait partie de la liste de l’induction pessimiste de L. Lau- dan et donc que celle-ci ne constitue pas une objection à l’argument du miracle s’il est fondé sur les succès prédictifs.

Ainsi, l’immense majorité des conceptions du réalisme scientifique développées depuis vingt ans12 définissent ainsi principalement le succès

des sciences empiriques comme un succès prédictif et c’est cette forme de succès qui leur permet d’identifier les théories dites « matures » qui échappent à l’induction pessimiste de L. Laudan et peuvent prétendre à la vérité.

Cependant, cette utilisation des succès prédictifs soulève un nouveau problème, qui vient cette fois-ci de la théorie de la confirmation : pour quelle raison devrait-on considérer qu’une théorie est confirmée par ses succès prédictifs ? John Stuart Mill (1806-1873) et John Mayard Keynes (1883-1946) notamment, ont développé des arguments (sur lesquels on revient dans la troisième partie de cette thèse) pour prouver qu’il n’y a aucune raison de donner un poids spécifique aux prédictions réussies dans le choix des hypothèses. En effet, si un tel choix est rationnel et fondé uniquement sur les relations logiques entre les données empiriques et les hypothèses, en quoi le fait qu’un phénomène ait été observé avant ou après la formulation d’une hypothèse pourrait-il l’influencer ? L’ordre chronologique des découvertes n’a pas valeur de preuve si l’on soutient que la confirmation d’une hypothèse n’est affaire que de rapports formels et atemporels entre hypothèses et données empiriques.

Les philosophes réalistes qui donnent aux succès prédictifs une por- tée telle qu’ils permettent de discriminer entre vraies et fausses théories doivent donc répondre à ces objections et soutenir une position prédicti- viste concernant le choix des hypothèses, c’est-à-dire une conception qui donne aux prédictions une place spécifique dans la confirmation ou la corroboration des théories.

12Parmi lesquelles on trouve les ouvrages suivants qui sont discutés dans cette thèse :

Jarrett Leplin, A Novel Defense of Scientific Realism, Oxford, Oxford University Press, 1997, Stathis Psillos, Scientific realism : How science tracks truth, Londres, Routledge, 1999, Anjan Chakravartty, A Metaphysics for Scientific Realism : Kno- wing the Unobservable, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, James Lady- man et Don Ross, Every Thing Must Go : Metaphysics Naturalized, Oxford, Oxford University Press, 2009.

montre les limites de ces positions et les pousse à évoluer. Certaines théo- ries confirmées et considérées comme vraies, comme la théorie de l’évolu- tion de Darwin, ne semblent avoir été confirmées que par des phénomènes déjà connus et non par des prédictions. Doit-on considérer qu’elles sont dénuées de capacité prédictive ou revoir la définition de ce qui compte comme une nouvelle prédiction ? À l’inverse, certaines théories comme l’optique ondulatoire de Fresnel, qui décrit la lumière comme la vibra- tion d’un milieu élastique au repos absolu (l’éther optique), s’appuient sur des images scientifiques du monde aujourd’hui rejetées et ont pour- tant mené à d’éclatants succès prédictifs.

Ainsi, la plupart des philosophies réalistes ont été amené à se reposi- tionner et à développer de nouveaux arguments : les théories scientifiques ne seraient pas totalement et parfaitement vraies mais seulement approxi- mativement ou partiellement vraies, en ce sens que seuls certains de leurs postulats décrivent la nature telle qu’elle existe réellement. La question devient alors de savoir comment déterminer lesquels de ces postulats sont vrais et s’ils ne disparaissent pas lorsqu’une nouvelle théorie voit le jour et élimine celle à laquelle ils appartiennent.

La procédure la plus connue et la plus discutée pour déterminer quels sont les postulats théoriques dignes de foi est celle proposée par Stathis Psillos13 sous l’appellation de stratégie divide et impera (« diviser pour régner ») : S. Psillos considère qu’il faut examiner quelles hypothèses jouent un rôle crucial dans la dérivation des succès prédictifs d’une théorie et vérifier qu’elles sont retenues dans les théories postérieures, assurant une continuité entre théories du même domaine par-delà les révolutions scientifiques.

Ainsi, ces récents développements dans le débat sur le réalisme scien- tifique donnent aux nouvelles prédictions une importance sans précédent. Non seulement les succès prédictifs sont utilisés pour déterminer quelles théories sont approximativement ou partiellement vraies, mais aussi quels aspects de ces théories sont dignes de foi et constituent un progrès scien- tifique. Autrement dit, les succès prédictifs font office non seulement de

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critère inter-théorique pour trier les théories « matures » pouvant pré- tendre à la vérité des théories « immatures » du passé, mais aussi de critère intra-théorique pour distinguer, au sein de ces théories matures, entre les constituants centraux auxquels on peut se fier pour décrire la réalité et les postulats sans authentique effectivité.

Les succès prédictifs de la théorie ondulatoire de la lumière de Fresnel, par exemple, permettraient ainsi non seulement de classer cette théorie comme mature, mais aussi, par l’examen attentif de la manière dont ces prédictions ont été dérivées, de montrer que seules les équations fonda- mentales de cette théorie sont réellement indispensables pour engendrer ces succès et que le postulat de l’éther n’est qu’une fiction sans utilité.

L’étude historique précise des processus menant à de nouvelles pré- dictions, en étudiant des épisodes précis d’histoire des sciences, est ainsi devenue nécessaire non seulement pour débattre du bien-fondé du réa- lisme scientifique, mais aussi pour examiner quelle version du réalisme scientifique est acceptable. S. Psillos, Anjan Chakravartty14 et Peter Vi- ckers15par exemple, en étudiant différents exemples comme la théorie du fluide calorique ou l’électromagnétique de Maxwell, cherchent à identifier quels postulats de ces théories sont dignes de foi et quelles entités pos- tulées existent réellement. J. Worrall et Ioannis Votsis16 d’un autre côté,

s’appuyant notamment sur les prédictions de l’optique de Fresnel et de la classification des éléments chimiques de Mendeleïev, considèrent que seules les relations entre entités postulées par une théorie permettent de dériver de nouvelles prédictions. Ils soutiennent ainsi un « réalisme structural » selon lequel on se doit d’être sceptique sur la capacité de nos théories à identifier les entités qui composent la réalité, mais l’on peut se fier à leur description de la « structure » de cette réalité, c’est-à-dire des relations qu’entretiennent les entités entre elles. Au contraire, des

14

Chakravartty, A Metaphysics for Scientific Realism : Knowing the Unobser- vable, p. 34-47.

15

Peter Vickers, “A Confrontation of Convergent Realism”, Philosophy of Science 80.2 (2013), p. 189–211.

16

Ioannis Votsis, “The prospective stance in realism”, Philosophy of Science 78.5 (2011), p. 1223–1234.

que des exemples comme les prédictions de Kepler ou d’Albert Einstein (1879-1955) prouvent que l’argument du miracle et la stratégie divide et impera ne sont pas valides.

Ainsi, une large dimension du débat entre réalistes et anti-réalistes s’est développée autour de la notion de nouvelles prédictions et consiste aujourd’hui à étudier le rôle de prédictions dans l’évolution historique des connaissances scientifiques et dans l’acceptation de nouvelles hypothèses. L’état actuel de la controverse entre réalistes et anti-réalistes montre donc que l’étude attentive et diligente des raisonnements menant à de nouvelles prédictions, instruite par une histoire précise des succès prédic- tifs et de leur influence sur la confirmation des théories, est nécessaire. C’est pourquoi, si l’on veut clarifier le rôle des nouvelles prédictions dans les argumentations réalistes et anti-réalistes, il est indispensable de se poser la question de la structure logique des raisonnements prédictifs (pour comprendre comment sont dérivés les succès prédictifs), celle de l’influence réelle qu’ont eu ces succès dans l’histoire des sciences (pour savoir s’ils ont effectivement joué un rôle dans l’acceptation de nouvelles hypothèses) et d’analyser sur cette base le rôle que jouent les prédictions dans le choix des hypothèses (pour déterminer si les prédictions réussies ont valeur de preuve). Or ce travail global, qui montre les liens entre ces questions et les étudie avant d’aborder le débat sur les nouvelles pré- dictions, n’a pas encore été réalisé. Ainsi, même si l’examen critique de l’argument du miracle fondé sur les succès prédictifs constitue le fil direc- teur de cette thèse, celle-ci ne peut se résumer à ce simple examen mais doit aborder chaque niveau d’analyse de l’activité prédictive : logique, historique, choix des hypothèses et métaphysique.

17

Timothy Lyons, “Scientific Realism and the Stratagema de Divide Et Impera”, British Journal for the Philosophy of Science 57.3 (2006), p. 537–560.

18

Kyle Stanford, Exceeding our grasp : Science, history, and the problem of un- conceived alternatives, Oxford, Oxford University Press, 2006.

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