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3.2 1929-1933 : les prédictions des modèles dynamiques d’Univers

3.2.2 Un cas de sous-détermination prédictive

La comparaison entre la prédiction de l’effet de Sitter et celle de Lemaître est un cas d’école intéressant, quoique trop peu étudié59. Comme on

l’a vu, elles ont toutes deux connu un certain succès, mais d’ampleur différente. D’un point de vue scientifique, la différence entre ces deux prédictions n’est ni dans le phénomène prédit (la récession des galaxies) ni dans la théorie dont elles sont tirées (la relativité générale). Cette différence n’est que dans le raisonnement prédictif, c’est-à-dire dans les étapes de la série d’inférence qui permettent de dériver ce phénomène astronomique à partir des équations des champ de la relativité générale. Le cas rencontré ici de deux prédictions différentes du même phéno- mène illustre une difficulté de certaines philosophies de la confirmation et du réalisme scientifique60 et qui s’apparente à ce que l’on appelle, au moins depuis les travaux de Willard Quine61, la sous-détermination empirique des théories scientifiques. Cela désigne le fait qu’il existe plu- sieurs systèmes théoriques empiriquement équivalents, c’est-à-dire qui prédisent les mêmes données expérimentales. Cependant, dans le cas de la prédiction du même phénomène par l’effet de Sitter et par le modèle d’Univers dynamique de Lemaître, il s’agit de deux manières différentes de réaliser une prédiction à partir du même système théorique (la relati- vité générale). C’est pourquoi il ne s’agit pas ici d’une sous-détermination empirique de systèmes théoriques, mais d’une sous-détermination des pré- dictions au sein d’un même système théorique.

Les questions que l’on se pose ici sont les suivantes : quelles différences y a-t-il entre le raisonnement prédictif de de Sitter et celui de Lemaître ? Ces différences peuvent-elles expliquer le succès des modèles d’Univers en expansion sur l’Univers de de Sitter ?

La première explication du moindre succès de la prédiction de de Sit- ter par rapport à celle de Lemaître est qu’elle est fondée sur un modèle

59Pour une des seules études des mérites respectifs de ces deux prédictions, voir

Ellis, “Innovation, resistance and change : the transition to the expanding universe”, p. 99.

60Voir chapitre 7, section 7.4 et chapitre 8, section 8.2. 61

Willard Quine, “On empirically equivalent systems of the world”, Erkenntnis 9.3 (1975), p. 313–328.

qui a des inconvénients embarrassants. Rappelons que l’Univers de de Sitter n’a aucune densité, ce qui en fait un modèle très idéalisé de l’Uni- vers réel. Cependant, cette idéalisation lui est rarement reprochée, que ce soit par ses contemporains ou les cosmologistes actuels qui continuent d’étudier les propriétés intéressantes du modèle de de Sitter.

En revanche, un problème important de ce modèle vient du fait que chaque observateur, dans l’Univers de de Sitter, a un « horizon », c’est- à-dire une distance au-delà de laquelle il ne peut percevoir d’événements. Cela, en soi, n’est pas étonnant, puisque tout observateur dans l’Univers a un horizon qui est proportionnel au temps que met la lumière à lui parvenir depuis des événements distants62. Mais les horizons de l’Univers

de de Sitter sont particuliers : les corps au repos semblent attirés vers lui, mais n’ont plus de vélocité lorsqu’ils l’atteignent 63. Seul l’observa-

teur n’est pas attiré par son horizon. Autrement dit, dans l’Univers de de Sitter, il n’y a que les corps qui passent par l’origine du référentiel qui suivent des géodésiques de l’espace-temps, les autres accélèrent vers l’horizon avant de l’atteindre et de rester au repos.

On pourrait donc avoir l’impression que l’Univers de de Sitter était criblé de défauts. Son seul succès étant la prédiction des décalages vers le rouge des galaxies, on se serait empressé de s’en débarrasser dès lors que d’autres modèles d’Univers — ceux en expansion — ont permis de réaliser la même prédiction.

En réalité ces « défauts » de la solution de de Sitter font son originalité et son utilité parce qu’ils permettaient de prédire la récession des galaxies et de définir un état de l’Univers (connu sous le nom de phase de de Sitter) qui a un grand rôle dans les théories de l’inflation développées dans les années 198064. Mais, si l’on se reporte au jugement, que prononça de Sitter lorsqu’il prit connaissance du modèle de Lemaître, il semblerait

62Un événement situé à une année-lumière de la Terre est ainsi en dehors de notre

horizon pendant une année après s’être produit, parce que la lumière qui en provient ne peut nous avoir atteint.

63Cette différence entre deux types d’horizons — un horizon « particule » et un

horizon « événement » n’a cependant été clarifiée qu’en 1956 par Wolfgang Rind- ler, « Visual Horizons in World Models », Monthly Notice of the Royal Astronomical Society 116, 1956, p. 335–350.

que ce que de Sitter appréciait dans la prédiction de Lemaître soit sa « simplicité » qui « ne peut laisser le moindre doute que la théorie de Lemaître est essentiellement vraie »65.

Même si l’on laisse de côté l’idée selon laquelle la simplicité du mo- dèle de Lemaître serait une preuve de sa vérité, on peut être étonné par cette affirmation de de Sitter. En quoi, en effet, le modèle de Lemaître est-il plus simple que celui de de Sitter ? Le modèle de de Sitter semble une des solutions les plus simples possibles des équations de la relativité générale puisqu’elles tendent toutes vers 0 l’infini66. À l’inverse, les mo- dèles d’Univers dynamiques de Friedmann-Lemaître semblent compliquer la théorie relativité générale en instaurant un nouveau paramètre qui dé- pend du temps : le facteur d’échelle de l’Univers. Les modèles d’Univers de Friedmann-Lemaître semblent donc faire intervenir plus de variables et donc être plus complexes que les modèles statiques.

Mais la « simplicité » d’une théorie ou d’un modèle n’est jamais chose aisée à définir (voir chapitre 7, section 7.3) et bien souvent elle dépend du contexte et de l’objectif poursuivi par celui qui la juge. Or, dans le cas qui nous intéresse ici, c’est la simplicité prédictive qui importe, c’est- à-dire la simplicité pour mener à bien le raisonnement prédictif qui relie des principes théoriques à des phénomènes observés.

Or, dans le cas de de Sitter, ce raisonnement prédictif est très com- plexe. D’une part, il ne découle pas directement du modèle de de Sitter que le décalage des galaxies vers le rouge soit proportionnel à leur dis- tance . À l’inverse, dans les modèles d’Univers en expansion, cette propor- tionnalité est une conséquence « naturelle » des équations de Friedmann- Lemaître, les équations différentielles reliant le taux d’expansion de l’Uni- vers à sa densité de l’Univers, sa courbure et la constante cosmologique. En effet, si ces trois derniers paramètres sont fixés, alors le taux d’expan- sion d’Univers est constant (à une époque donnée de l’Univers), ce qui implique que la récession des galaxies et donc leur décalage vers le rouge est proportionnel à leur distance (voir l’annexe au chapitre 3 pour une démonstration).

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Cité par Ellis, “Innovation, resistance and change : the transition to the expan- ding universe”, p. 105.

Ainsi, même si les modèles d’Univers dynamiques sont plus complexes que le modèle de de Sitter, ils permettent cependant de résumer les re- lations entre les principaux paramètres cosmologiques en des équations différentielles simples d’utilisation dont on peut, en quelques étapes, dé- duire la formule permettant de mesurer le décalage vers le rouge des galaxies en fonction de leur distance67. De plus, cette formule est préci- sément celle qu’obtint Hubble en 1929 : la prédiction de Lemaître était donc à la fois plus simple et plus précise que celle de de Sitter.

Pour prendre une analogie avec un autre cas d’histoire des sciences plus connu et plus étudié, on peut comparer le modèle de de Sitter au mo- dèle ptoléméen du système solaire et le modèle de Friedmann-Lemaître au modèle copernicien. Les deux modèles ptoléméens et coperniciens étaient fondés sur les mêmes principes théoriques : rendre compte du déplace- ment des planètes par une composition d’orbites circulaires et de mouve- ments uniformes. Le modèle copernicien n’était pas en soi plus simple que celui de Ptolémée si l’on prend comme mesure de la simplicité le nombre d’épicycles et de paramètres à ajuster pour obtenir les positions d’une planète donnée au cours du temps68. En revanche, si l’on se concentre sur la manière dont on peut prédire le mouvement rétrograde des planètes, le système copernicien utilise un raisonnement prédictif à la fois plus simple et plus précis que le système ptoléméen, puisqu’aucun épicycle n’est nécessaire pour le réaliser69.

De même, le modèle de de Sitter et celui des Univers dynamiques proviennent tous deux des mêmes équations et il est difficile d’estimer lequel est en soi le plus simple. En revanche, si l’on se concentre sur la manière de prédire un phénomène qui revêt particulièrement d’im- portance aux yeux des contemporains, alors on peut affirmer que les

67Il ne faut à Lemaître que quelques lignes pour déduire la formule du décalage vers

le rouge à partir de l’équation de Friedmann-Lemaître. En revanche, il fallut à Weyl un mémoire entier d’une complexité telle que Robertson lui demanda de l’aide pour le comprendre, pour obtenir un effet de Sitter où le décalage est proportionnel à la distance. Cf. Merleau-Ponty, Cosmologie du XXe siècle, p. 63.

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Voir à ce sujet Owen Gingerich et James MacLachlan, Nicolaus Copernicus : Making the Earth a Planet, Oxford, Oxford University Press, 2005, chapitre 4.

69Dans le modèle copernicien, les épicycles sont utilisés pour faire en sorte que les

orbites soient des cercles centrés sur le Soleil et non pour prédire la rétrogradation des planètes.

modèles d’Univers dynamiques sont plus simples et plus précis, parce qu’ils mènent plus naturellement à la prédiction d’une récession des ga- laxies en fonction de leur distance. En effet, si l’on utilise les équations de Friedmann-Lemaître, il faudrait que la constante cosmologique, la cour- bure et la densité de l’Univers soient des variables très finement ajustées pour que le taux d’expansion de l’Univers soit égal à zéro et que l’on ob- serve aucun mouvement des galaxies proportionnel à leur distance (voir annexe au chapitre 3). La prédiction de la récession des galaxies à partir des équations de Friedmann-Lemaître est donc bien plus robuste que la même prédiction à partir du modèle de de Sitter (voir chapitre 2, section 2.2.2).

Mais pourquoi se concentrer sur la prédiction d’un phénomène en par- ticulier et en quoi la simplicité et la précision du raisonnement prédictif représentent-elles un succès ? Dans le cas de la prédiction du décalage spectral des galaxies vers le rouge, c’est parce que ce phénomène était l’un des plus étonnants — et, pour cette raison, un des plus connus — pour les astronomes et physiciens des années 1910-1920. De même, le mouvement rétrograde des planètes étaient, pour l’astronomie de l’anti- quité et du moyen-âge, l’un des phénomènes les plus surprenants et les plus difficiles à prédire. Réaliser simplement et précisément une prédiction de ce type de phénomène surprenant est une gageure qui impressionne les contemporains et qui acquiert rapidement la réputation de succès70.

3.2.3

Le succès prédictif des modèles d’Univers dy-

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