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Le deuxième axe du catalogue est de rétablir la vérité scientifique pour des curiosités aux caractéristiques fabuleuses. Si certains articles sont de simples descriptions des apparences et modes de vie des naturalia, d’autres ont pour but de déconstruire une ou plusieurs fables attachées aux curiosités. Ils ne décrivent alors quasiment pas les spécimens mais s’attardent longuement sur les histoires attribuées : peu importe à quoi ressemble la curiosité puisque ce qu’on en dit est faux. Le rétablissement de la vérité passe moins par la description de la curiosité elle-même que le rapport des faits qui doivent être relus et corrigés.

Molinet doit en premier lieu désigner les légendes comme de fausses informations et en même temps défendre ses propres connaissances pour ne pas être accusé de diffuser un savoir erroné, car comme l’explique Frédérique Aît-Touati :

la science décrit le monde. Afin d’affirmer sa capacité à dire le monde, elle doit à toute force se prémunir contre toute imputation de fictionnalité. Dès lors, le terme de fiction devient dans le discours scientifique une arme rhétorique, une manière de désigner ce qui est faux, erroné, ou non conforme à la méthode scientifique et expérimentale qui se met en place.21

Pour se prémunir d’accusations de fictionnalité, Molinet fourni des informations vérifiées et vérifiables : il présente les références des auteurs cités et utilisés, il explique comment il est parvenu à ses conclusions, etc. Comme présenté par Frédérique Aît-Touati, le terme « fiction » est un outil permettant de pointer ce qui est scientifiquement faux car elle est un produit de pure imagination, ou le détournement d’une chose réelle en créature fabuleuse, par exemple. Molinet n’emploie pas le substantif « fiction » pour désigner ce qui est faux mais utilise le terme de « fable » et ses dérivés. Antoine Furetière attribue plusieurs

21 Aît-Touati, Frédérique, « Focus thématique. Science et fiction », Hilaire-Pèrez, Liliane et Simon, Fabien et Thébaud-Sorger, Marie [dir.], L’Europe des sciences et techniques : un dialogue des savoirs,

acceptions à « fable » parmi lesquelles se trouve « fausseté »22. Il définit l’adjectif

« fabuleux » comme ce « qui est faux, inventé à plaisir »23. Nous avons relevé deux

occurrences du substantif « fable » – une au pluriel dans « Un Oyseau de Paradis » : « et plusieurs autres fables qu’on invente au sujet de cet Oyseau »24 et une au singulier dans

« Un Remora » : « c’est ce que j’estime une fable »25 – quatre occurrences de l’adjectif

« fabuleux » : trois occurrences de masculin singulier dans « Une Main de Sirenne » : « et qu’en seconde conséquence, tout ce qu’on dit des Sirennes, est fabuleux »26, « Une Rose de

Jericho » : « mais je croy tout cela fabuleux »27 et « Une Mandragore » : « les vertues

qu’on leur attribuë, tout cela est fabuleux »28, ainsi qu’une au féminin pluriel dans « Une

Main de Sirenne » : « on rapporte plusieurs choses de ce Poisson, que j’estime fabuleuses »29. Nous pouvons souligner que ces curiosités sont des incontournables des

cabinets car elles sont merveilleuses : la sirène et la mandragore sont des créatures mythiques, le rémora, l’oiseau de paradis et la rose de Jéricho sont dotés de capacités quasi-magiques selon les récits : le rémora, un petit poisson, est capable d’arrêter des navires et de les faire couler, la rose de Jéricho aide, entre autre, les femmes à accoucher et l’oiseau de paradis est toujours en vol puisqu’il est dépourvu de pattes.

Pourquoi Molinet fait-il figurer ces curiosités alors que son ouvrage révèle une volonté scientifique ? Antoine Schnapper analyse leur présence ainsi :

Le respect pour les auteurs anciens, le charme des légendes qui remontent au fond des âges rendent indispensables pour un collectionneur certains objets, alors même que le scepticisme grandit à leur égard : le père du Molinet ne croit plus que le rémora puisse stopper les navires, mais il ne se sent pas moins obligé de le faire figurer dans le cabinet de Sainte-Geneviève.30

La pression des autorités et de l’attractivité ont donc probablement poussé Molinet à inclure ces curiosités. Nous pensons cependant que leur présence est également motivée par la prétention scientifique de l’ouvrage. Molinet saisit l’opportunité de l’ajout de ces

22 Furetière, Antoine, Dictionnaire universel, La Haye, Leers, 1690. 23 Ibid.

24 Le Cabinet, « Un Oyseau de Paradis », p. 186. 25 Ibid., « Un Remora », p. 205.

26 Ibid., « Une Maine de Sirenne », p. 204. 27 Ibid., « Une Rose de Jérico », p. 211. 28 Ibid., « Une Mandragore », p. 212. 29 Ibid., « Une Main de Sirenne », p. 204.

30 Schnapper, Antoine, Le géant, la licorne, la tulipe : collections et collectionneurs dans la France du

curiosités fabuleuses pour en dénoncer la fiction et rétablir une vérité scientifique s’appuyant sur des faits. Et pour cela, il est obligé de rappeler les vieilles légendes pour les dénoncer et permettre au lecteur de savoir ce dont il est question.

Molinet exprime donc sans détour son avis à plusieurs reprises pour juger de la crédibilité et de la véracité des capacités accordées aux curiosités en les qualifiant de « fables » et de « fabuleux ». Par exemple, dans « Une Rose de Jérico », Molinet fait une distinction nette entre l’invention et le réel : « et qu’elle ne se ferme point qu’elle n’ait donné son fruit, mais je croy tout cela fabuleux, et ce qui est vray, c’est que pour faire ouvrir cette Rose qui seroit aussi séche que le bois, il en faut mettre la queuë dans l’eau tiéde »31. La sentence « tout cela fabuleux » ne laisse pas de place à la discussion, l’avis et

le jugement de Molinet sont établis et ne changeront pas. L’annonce de la réalité scientifique par « ce qui est vray » est également ferme et surtout ne fait pas intervenir la subjectivité de Molinet. Il n’estime pas ou ne croit pas que pour ouvrir une rose de Jéricho il est nécessaire de la mettre dans l’eau, il l’affirme sans passer par des verbes d’opinion ou de perception car cela est véridique et vérifiable.

Nous pouvons tout de même soulever le fait que Molinet n’élimine pas totalement les fables de ses descriptions. Par exemple, la corne de licorne est toujours créditée de ses vertus curatrices, alors que Molinet réfute entièrement l’existence de cet animal dès les premières lignes de l’article :

Il y a presentement fort peu de Curieux qui assûrent que cette Corne que l’on nomme de Licorne, vient d’un animal terrestre, et on peut dire qu’aujourd’hy la question est décidée, et qu’il n’est plus permis, pour ainsi parler, de nier que c’est la corne d’un poisson.32

Le ton est ferme et sans appel grâce au présent générique, « la question est décidée », qui permet à n’importe quel énonciateur dans n’importe quelle situation d’émettre un énoncé qui demeure valide, ainsi qu’au vocabulaire et à la négation, « et qu’il n’est plus permis […] de nier », qui ôtent au lecteur la possibilité de remettre en cause les propos. Molinet développe ensuite l’apparence de la supposée licorne et présente le véritable animal possédant cette dent : le narval. L’existence de la licorne chevaline est donc réfutée et classée au rang de fable.

31 Le Cabinet, « Une Rose de Jérico », p. 211. 32 Ibid., « Une Corne de Licorne », p. 194.

Cependant, le chanoine accorde du crédit aux vertus curatrices de cette dent et affirme qu’elles sont bien réelles. Il utilise pour cela deux exemples. Le premier est le rapport d’une expérience menée par des « Médecins d’Ausbourg en l’année 1593. sur un chien auquel ils donnèrent de l’arsenic » et qu’ils sauvèrent en lui faisant ingurgiter de la corne infusée. Cette expérience est décrite dans le Museum de Worm*, un professeur danois réputé parmi les naturalistes, auquel Molinet fait plusieurs fois référence et à qui il accorde énormément de crédit. Cette expérience profite du poids d’autorité de Worm* et peut être ainsi qualifiée de véridique. Le deuxième exemple est une aventure arrivée à un proche de Molinet, « un tres-honnête homme de mes amis, et digne de foy ». Cet homme est présenté comme fiable car il fait partie de l’entourage de Molinet, « de mes amis », il est une personne « tres-honnête » donc qui « merite de l’estime, de la louänge, à cause qu’il est raisonnable, selon les bonnes mœurs »33, et surtout est « digne de foy » donc digne

de crédit. Cet homme a guéri l’un de ses enfants condamné par les médecins grâce à « un boüillon [de] trente-six grains de la raclure d’un bois de Licorne ». Et cela, il l’« a assuré » à Molinet.

Il est donc étonnant de constater que Molinet accrédite la dent de narval de ces vertus, lui qui rejette fermement la force prodigieuse du rémora et l’existence des sirènes. Ces deux exploits sont cependant suffisants pour le persuader et le convaincre des vertus car ils sont rapportés par des personnes en qui Molinet place sa confiance par l’autorité qu’elles représentent (Worm*) ou par le lien avec elles et les qualités morales attribués (le très honnête ami digne de foi). Ce qui nous paraît étrange est le fait qu’une corne de licorne devrait avoir ces propriétés fabuleuses parce qu’elle est un animal légendaire et rare – même si les cornes d’animaux réels ont longtemps été créditées de propriétés fabuleuses, et le sont encore dans certaines régions du monde. Il est donc intriguant que le narval hérite des propriétés curatrices quasi-magiques de la licorne alors qu’il est un animal réel et qu’il n’est pas rare de trouver des dents sur les plages, ni si difficile de s’en procurer.