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L’outil le plus utilisé pour décrire les curiosités et pour rétablir la vérité est l’autopsie. Une autopsie est « ce que l’on voit de ses propres yeux, ce dont on a fait l’expérience »34. Les deux éléments à retenir de cette méthode sont donc la vue et

l’expérience personnelle : nous constatons les faits par nous-même en les voyant. Dans le courant humaniste, les informations sont jugées plus ou moins recevables en fonction de leur provenance : une connaissance vue et vécue par une personne a plus de poids qu’une entendue, c’est-à-dire rapportée et racontée par une tierce personne, qui elle-même a plus de valeur qu’une lue. Avec cette méthode, l’autorité des auteurs antiques est redéfinie car « les savoirs peuvent franchir les bornes que les Anciens avaient fixées ‘‘pour se confronter directement aux choses, aller à leur rencontre, sans l’unique médiation des textes’’ (Besse, 2004). »35 « L’observation est au cœur de la pratique de la science et de la culture

expérimentale »36 humaniste et classique : il faut voir et expérimenter par soi-même pour

s’instruire et comprendre, et ainsi détecter les erreurs chez les autorités. L’autopsie devient un gage de qualité et de véracité, autant pour les récits de voyage que pour les ouvrages scientifiques. Molinet n’échappe pas à cela et appuie plusieurs de ses arguments sur cette méthode. Elle peut être simplement utilisée pour la description. Par exemple, toutes les mesures illustrent l’attention portée aux détails et prouvent que Molinet a pris le temps d’observer les curiosités qu’il décrit. Il met en avant ses expériences personnelles en qualité de témoignage : ce qu’il dit est véridique puisqu’il l’a vu et vécu.

La marque la plus flagrante de l’autopsie est la présence d’expressions renvoyant à l’expérience de la vue de Molinet, telles que « je voy par la tête de cet animal que nous avons » ou « J’ay remarqué qu’il n’y avoit à la machoire inférieure » dans l’article « Une Tete de Rosmarus »37. Ici le chanoine décrit la tête de morse en s’appuyant sur son

observation. Ces marques d’autopsie sont contenues dans les verbes de vision et de perception, le plus courant étant « voir », mais aussi dans des adverbes tels que « voicy », composés du verbe « voir » et de l’adverbe « ici ». Molinet se sert de ce vocabulaire pour

34 Simon, Fabien, « Découvrir : un Nouveau Monde de savoirs », Hilaire-Pèrez, Liliane et Simon, Fabien et Thébaud-Sorger, Marie [dir.], Op. cit., p. 25.

35 Ibid.

36 Simon, Fabien, « Expérimenter : le laboratoire de la nature », Ibid., p. 41. 37 Le Cabinet, « Une Tete de Rosmarus », p. 199.

attirer l’attention du lecteur sur des points précis de ses descriptions. Elles se combinent aux marques de son autopsie en faisant le lien entre deux expériences visuelles : Molinet invite le lecteur à pratiquer lui-même cette méthode à travers les descriptions et les gravures. Et l’autopsie est mise en pratique non seulement pour décrire mais également pour déduire. Par exemple, dans l’article « Une petite Tortuë »38, il fait mention de

différentes espèces, notamment des deux grandes catégories que sont les tortues de mer et les tortues de terre. Le père du Molinet rapporte qu’Elien le Sophiste* décrit des habitations recouvertes d’écailles de tortues. Notre auteur observe son spécimen et note que les écailles ne peuvent pas être employées de la même manière puisqu’elles sont trop petites. Il est déduit que sa tortue et celle d’Elien* sont de deux espèces distinctes.

Molinet met également en application l’autopsie pour juger de la fiabilité de ses sources. Par exemple, ne disposant pas de rhinocéros entier il est contraint de se tourner vers d’autres naturalistes pour avoir une description de l’animal complet. Il nous cite plusieurs auteurs mais n’accorde de crédibilité qu’à Worm* et Belon* : « [Worm] nous cite ensuite l’autorité de Jacobus Bontius qui en avoit vû un plus de cent fois, qu’on avoit enfermé dans une fosse, et tres-souvent plusieurs autres dans les bois. »39 La description de

Belon* est jugée bonne et recommandable car elle se fonde sur une expérience visuelle réitérée « plus de cent fois ». Même si Molinet choisit une source écrite, elle est de bonne qualité car elle est le résultat d’une autopsie renouvelée donc efficace. De plus, il est précisé que le rhinocéros était « enfermé dans une fosse ». Belon* a donc pu observer en détails l’animal puisqu’il était dans un lieu clos, ce qui aurait été plus difficile avec un rhinocéros en liberté. Worm* est crédité de fiabilité car il s’appuie sur Belon*. Les autres auteurs sont moins fiables car ils n’ont pas vu de rhinocéros, leurs descriptions reposent donc entièrement sur des lectures et des ouï-dires : « Wormius dit à la page 336. de son Cabinet, qu’il n’y a pas lieu de s’étonner de ce que plusieurs Auteurs parlent si differemment de cet animal, la plûpart n’en ayant point vu. »40 À propos des gravures,

Molinet reprend l’argument de Worm :

Il auroit été à souhaiter qu’après ce rapport de Bontius, Wormius nous eût fait dessiner le Rhinoceros, on l’auroit comparé à celuy que Jonston nous a donné à la page 66. de son

38 Ibid., « Une petite Tortuë », p. 198.

39 Ibid., « Une Corne de Rhinocéros », p. 192. 40 Ibid., p. 193

Histoire naturelle ; il y a de l’apparence qu’il l’avoit pris de l’histoire des Animaux de Gesnerus, pag. 843, ou d’Aldrovandus, 884, mais je doute que ces Auteurs en ayent jamais vû ; car les estampes que nous avons dans leurs ouvrages, sont bien différentes d’une que Philippe Galle grava à Anvers en l’année 1586.41

La gravure de Philippe Galle* est présentée comme plus réaliste car Molinet connaît son histoire : Jean Mofflin*, chapelain du roi d’Espagne Philippe II*, a fait réaliser un dessin d’un rhinocéros offert à la cour espagnole. Ce dessin a ensuite servi de modèle à Philippe Galle* pour réaliser la gravure de 158642. La crédibilité de cette gravure par rapport à celle

choisie par des auteurs n’ayant pas vu de rhinocéros est fondée sur l’expérience : Mofflin* a vu le rhinocéros, il a donc pu confirmer que le dessin était réaliste avant de le faire parvenir au graveur.

L’autopsie permet également de rectifier des légendes par la simple observation, ce qui est l’un des buts du catalogue. Nous pouvons en premier lieu étudier le cas de la fictionnalité de la licorne. Molinet utilise la méthode de l’autopsie pour soulever l’incroyable quantité de cornes visibles à travers les cabinets : « mais depuis un siécle il est tant venu de ces cornes du Roiaume de Dannemarc, qu’on ne révoque plus en doute, que celles que nous avons en France, au Tresor de S. Denys, n’ayent été peschée dans la Groenland, et autour des Isles du Septentrion. »43 L’argument de la quantité sert à Molinet

de preuve à l’inexistence de la licorne : comment serait-il possible de disposer d’autant de cornes si elles proviennent bien de l’animal mythique, donc rare et difficilement approchable ?

L’autopsie fonctionne également pour ce que nous ne voyons pas. Pour démontrer cette fois le caractère fabuleux de l’existence de la sirène, Molinet souligne l’absence systématique de la quasi-totalité du squelette de cette créature :

Si la tête de cette prétenduë Sirenne avoit autant de rapport à celle d’un homme, que la main, sans doute on auroit été curieux d’en garder, et d’en montrer quelqu’une, comme on a fait des mains ; or on ne voit point dans les Cabinets des Curieux de squelets de la tête de ce Poisson, mais seulement la main, ce qui manque qu’il n’y a rien d’extraordinaire en tout le reste du corps, et qu’en seconde conséquence, tout ce qu’on dit des Sirennes, est fabuleux.44

41 Ibid.

42 Voir l’annexe 1-19 pour la gravure du rhinocéros de Philippe Galle. 43 Ibid., « Une Corne de Licorne », p. 194.

Molinet tire de ses expériences de visiteur, lecteur et auditeur la conclusion que les sirènes n’existent pas puisque lui-même et d’autres ont constaté de leurs propres yeux que seules les mains sont conservées. L’absence du reste du corps est alors révélatrice : pourquoi ne conserver qu’une main alors que la singularité de cette créature est d’être mi-humaine mi- poisson ? Détenir au moins la queue, sinon tout le corps, semble tomber sous le sens pour pouvoir justifier de l’existence de la sirène. Cette conclusion est possible grâce à l’observation des manques et de leurs répétitions d’un cabinet à l’autre.

Par ailleurs, Molinet admet également avoir des lacunes. Même s’il pratique l’autopsie, il ne sait pas tout. Mais il ne s’attarde pas sur son ignorance, il propose des hypothèses qu’il argumente. Lorsqu’il doute de ses informations, Molinet emploie le verbe « croire » : par exemple, « La seconde et plus petite espéce qui n’a pas plus d’un pied de longueur, est, je croy, le Lézard dont parle Marcgravius à la page 238. de son Histoire du Bresil »45. Avec cette tournure, les informations délivrées sont placées sous réserve. Les

hypothèses sont laissées au soin du lecteur qui peut les apprécier et juger de leur recevabilité. Par exemple, dans l’article « La Plante Arbor Coralloïdes », Molinet rapporte la rumeur selon laquelle « les Dames de l’Amérique s’en servent pour Eventails »46. Il

ajoute « « je ne sçay si cela est vray mais il est toujours constant, qu’elles s’en pouroient servir à cet usage ». Molinet ne cache pas son ignorance mais il porte un jugement sur cette rumeur à partir de ses observations : la plante est « toujours constant », donc suffisamment rigide pour qu’une utilisation en guise d’éventail soit possible. Le conditionnel « pouroient » indique au lecteur qu’il s’agit d’une supposition. En proposant des hypothèses, Molinet dépasse ses lacunes et place le lecteur dans une posture de réflexion. Il l’invite à s’impliquer dans la lecture en jugeant pertinentes ou non les hypothèses et déductions. Ainsi, le lecteur n’est pas qu’un simple spectateur passif, ce qui lui permet de mieux intégrer les connaissances car il aura pris le temps d’y réfléchir, de les manipuler, de les juger et de s’interroger. Pour compléter son propre travail d’autopsie et présenter certaines de ses hypothèses, Molinet n’hésite pas à citer les auteurs dont il tire ses connaissances.

45 Ibid., « Un Lézard du Brésil », p. 192. 46 Ibid., « La Plante Arbor Coralloïdes », p. 207.

VIII. Citations

La posture de naturaliste qu’adopte Molinet lui permet de critiquer les autorités, mais pour cela, il faut les citer. Et cet acte particulier, celui de rapporter les propos d’autrui, souligne l’ambition scientifique de l’ouvrage. Aujourd’hui nous définissons la citation comme l’« action de citer un passage d’auteur, de reproduire exactement ce qu’il a dit ou écrit, oralement ou dans un texte. »1 La notion d’exactitude dans le rapport des propos

d’autrui n’était pas aussi prédominante aux XVIe et XVIIe siècles. Pour illustrer le rapport

des humanistes et des classiques à la citation, nous proposons ce développement de Michel Jeanneret dans sa préface de Des monstres et prodiges d’Ambroise Paré :

[Paré] cite volontiers ses sources, mais il oublie aussi de signaler beaucoup d’emprunts. Faut-il s’indigner et crier au pillage ? La pratique est alors courante. Avant la reconnaissance des droits d’auteur et l’invention des guillemets, les mêmes matériaux, de deuxième ou de énième main, circulent d’un livre à l’autre, tantôt rattachés à une origine précise, tantôt comme un bien commun, anonymes et recyclables à volonté. Quantité de traités savants sont des compilations, des collections des pièces détachables qui, appartenant à tout le monde et à personne, passent aisément d’un contexte à l’autre.2

Même si Claude du Molinet fournit la plupart des références bibliographiques des auteurs et ouvrages qu’il cite, ce que les savants du XVIIe siècle font de plus en plus, il n’échappe

pas totalement à l’oubli de signaler certains emprunts. Malgré cela, la présence de citations et de leurs références sont un argument supplémentaire pour appuyer la qualité du travail de Molinet car les choix des auteurs cités, ainsi que la manière de le faire illustrent le sérieux de la rédaction et l’ambition scientifique.