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Le lien unissant texte et image est visible dès la préface et l’éloge. Comme nous l’avons dit plus haut, la première gravure, le portrait du père du Molinet, a vocation à être complétée par le texte, à savoir l’éloge, dans sa mise en forme même : l’encart situé juste en-dessous du portrait précise qu’il est superficiel et qu’il faut lire le catalogue pour réellement découvrir qui était Molinet. Le chapeau de l’éloge reprend cette idée : « La peinture qu’en firent ces habiles gens, le représente mieux que le portrait que nous en avons fait graver. » Nous pouvons noter qu’une distinction est faite entre la « peinture » des mots et le portrait « grav[é] ». La gravure, même si elle est fine, est toujours plus grossière que la peinture. Elle procède par élimination de la matière et propose plutôt une image figée de la réalité. La peinture se construit de petites touches successives comme le fait une description textuelle qui accumule les adjectifs, les adverbes, les figures de style, les reformulations pour parvenir à la transcription se rapprochant au plus près de la réalité. Mais les deux médias ont leurs qualités et leurs défauts : la gravure ne permet pas de voir tous les détails, la description n’offre pas une vision globale immédiate. C’est donc leur association qui permet d’offrir un portrait le plus réel possible. La préface est fondée en grande majorité sur ce lien. Molinet remédie aux manques de la gravure en décrivant le contenu sur treize paragraphes des cabinets fermés à l’image. Même s’ils avaient été représentés ouverts, le lecteur n’aurait pu distinguer que des formes ressemblant à des

25 Voir l’annexe 1-11 pour un exemple de gravure d’une lamie. 26 Voir l’annexe 1-12 pour un exemple de gravure d’un pristis.

médailles. Un panneau ou une étiquette, donc l’usage du texte, aurait été nécessaire pour préciser le type de médailles contenues dans chaque cabinet.

Dans le catalogue, Molinet entretient perpétuellement le lien entre ses descriptions et les planches de gravures. Ce lien est un élément primordial entre les cabinets de curiosités et leurs catalogues. Josette Rivalain écrit à propos des ouvrages d’Aldrovandi* que « les illustrations étaient accompagnées d’un texte explicatif, afin de donner un portrait exact du réel, but vers lequel tendait tout cabinet de curiosité. »27 Cette remarque est

applicable pour Le Cabinet et le père du Molinet.

Les articles sont donc des descriptions des gravures, et celles-ci sont des représentations illustrées et concrètes du texte. Nous pouvons nous attendre à des amorces d’articles présentant les curiosités sur un ton « documentaire », comme l’introduction de l’article « Une dent de l’Hippopotame » : « L’hippopotame est un animal à quatre pieds, et amphibie »28. Le spécimen conservé au cabinet devient le représentant de son espèce grâce

au déterminant défini « le » qui désigne en hyperonyme l’espèce hippopotame à travers une dent particulière. Ici, le présent a une valeur générale et descriptive : peu importe l’hippopotame que nous choisissons comme représentant, cet animal reste un quadrupède amphibien. Cependant, les autres curiosités ne sont pas introduites ainsi. Molinet insiste sur la singularité de ses collections en désignant précisément ces spécimens comme représentants de leur espèce. Cette mise en lumière se fait par le déterminant démonstratif « ce » (et ses formes « cet », « cette », « ces »). Ces déterminants sont utilisés pour désigner un objet, une idée, etc. déjà connus de l’interlocuteur. Comme les planches sont placées en début de chapitres, Molinet considère que le lecteur a connaissance des gravures et qu’il peut donc se permettre d’utiliser un déterminant démonstratif pour débuter sa description. Toujours dans l’idée d’une visite virtuelle textuelle, ces déterminants peuvent remplacer le geste de monstration qu’effectuerait Molinet pour présenter ces curiosités si nous étions au cabinet. Par exemple, l’oiseau de paradis, le flamant, le pingouin, la corne de girafe et le tatou sont introduits par le déterminant « cet », « cette » pour sa forme féminine. D’autres curiosités sont annoncées par la formule de présentation « c’est »

27 Rivalain, Josette, « Cabinets de curiosités, aux origines des musées », Outre-Mer, 88, n° 332-333, 2001, p. 20. [disponible sur https://www.persee.fr/doc/outre_1631-0438_2001_num_88_332_3878]

comme « c’est un moineau de l’Amérique »29 ou « c’est le squelet d’une main de

sirenne »30. L’accent est donc moins mis sur le fait de décrire une espèce que de présenter

le spécimen conservé à Sainte-Geneviève.

Dans d’autres cas, « voicy », composé du verbe « voir » et de l’adverbe « icy », remplace le déterminant démonstratif pour introduire la curiosité. Par exemple, la tête de

rosmarus est annoncée de cette manière : « Voicy la tête d’un autre animal aussi

amphibie »31. Le verbe « voir » est fréquemment employé par Molinet pour attirer le regard

du lecteur sur la partie qu’il souhaite commenter, et permet de la manière la plus simple et la plus directe de créer un pont entre le texte et l’image. Ainsi, dans l’article « Une Pie du Brésil », il expose le fait qu’« on n’y voit point de narine »32 (sur le bec). Il est alors

possible de se référer à la gravure pour observer s’il y a ou non une concordance entre les propos de l’auteur et l’image. Le texte est également là pour compléter les lacunes graphiques dues à la mise en page. Par exemple, Molinet possède deux spécimens de tatou. Il n’en a fait représenter qu’un, le plus beau et le plus complet, mais décrit tout de même le deuxième. Ayant la gravure et la description du premier, le lecteur peut visualiser sans trop de difficultés le deuxième tatou avec ses différences et particularités. Nous pouvons également noter le cas de l’emploi du verbe « voir » et de l’adverbe « icy » : « que l’on voit icy dessiné »33. Cette fois, la désignation de la naturalia se fait par l’adverbe « icy ».

Le texte est également utile pour compenser le fait que les curiosités ne sont représentées qu’une seule fois, et donc sous un seul angle. Les mesures données par Molinet permettent de se les figurer en trois dimensions. Par exemple, dans l’article « Une Aiguille à écailles », il nous fournit trois mesures permettant d’imaginer en volume l’« aiguille » : « deux pieds et demy de longueur depuis la queüe jusques au commencement de la tête ; la largeur de son dos proche sa tête est de trois pouces, et la circonférence de son corps, au plus gros, porte presque un pied de circuit. »34 Outre la

taille, le texte complète les gravures en détaillant les couleurs et les textures. Par exemple,

29 Ibid., « Un Moineau de l’Amérique », p. 186. 30 Ibid., « Une Main de Sirenne », p. 203. 31 Ibid., « Une tête de Rosmarus », p. 199. 32 Ibid., « Une Pie du Brésil », p. 190. 33 Ibid., « Un Armadille », p. 191.

l’écorce de la noix d’acajou est décrite comme « épaisse, spongieuse en dedans »35. La noix

elle-même est « blanche et revêtuë d’une petite peau qui tire sur le jaune »36. Nous pouvons

tout de même noter que le graveur a usé de quelques tours pour essayer de saisir au mieux certaines particularités : par exemple, la queue du rat musqué est dessinée orientée vers le lecteur pour que nous puissions observer que le dessus est plat. Ou encore, le creux de la dent d’hippopotame est rendu grâce à un jeu sur les ombres.

La teneur des descriptions repose beaucoup sur la nature du sujet et de l’importance que leur accorde Molinet. Certaines sont plus ou moins complètes, plus ou moins focalisées sur l’apparence des curiosités. Par exemple, la description « Un Pristis ou Serra »37 est la plus fournie en termes de mesures avec quinze occurrences. Molinet a

mesuré le requin sur la hauteur, la largeur, la circonférence, a fait de même pour chaque nageoire et a relevé les écarts entre certaines parties. Au contraire, le « Moineau de l’Amérique »38 ne dispose d’aucune mesure mais d’un rapport précis de la beauté de son

plumage. Ainsi, nous savons que ces plumes ont des couleurs très vives, « qu’il ne le peut être davantage », que leurs extrémités sont de « couleur de feu », que celles des ailes « d’un fort beau noir », tout comme sa queue qui arbore également des plumes jaunes. À côté de cela, la description de la girafe extrapole à partir de la corne. Molinet décrit l’animal en entier en s’appuyant sur diverses descriptions comme celles de Belon*39 et

apporte même des précisions historiques sur l’arrivée de cet animal en Europe et sur son caractère réputé d’une rare docilité.

Enfin, le cas des curiosités fabuleuses (la sirène, la mandragore et la licorne) diffère quelque peu. La description de l’apparence de ces curiosités est soit noyée dans le reste des propos, comme la corne de licorne, dont on sait qu’elle mesure six pieds et deux pouces de long ; soit complètement absente comme pour la main de sirène : seule l’hybridité supposée de cette créature est décrite, ainsi que la longueur des cheveux ; soit rapidement évoquée pour servir l’argumentaire de Molinet, comme pour la mandragore : la forme

35 Ibid., « Une Noix d’Acajou », p. 210. 36 Ibid.

37 Ibid., « Un Pristis ou Serra », p. 201.

38 Ibid., « Un Moineau de l’Amérique », p. 186.

39 Belon, Pierre, Les observations de plusieurs singularitez, livre II, chap. XLIX, p. 118-119. [disponible sur Gallica https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1511373w.r=Belon%2C%20Pierre%20observations? rk=64378;0].

humaine décrite est expliquée par la méthode de fabrication ; soit focalisée sur une partie précise, comme pour la rose de Jéricho dont la texture est comparée à du bois lorsqu’elle est hors de l’eau. La description précise de ces curiosités n’est pas primordiale car le but de ces articles est de rétablir la vérité sur ces naturalia fabuleuses.

Nous pouvons donc résumer le lien entre image et texte de la manière suivante : les images servent d’illustration au texte en le documentant, le texte est une description, une légende conséquente de l’image. Ces deux médias sont à la fois similaires puisqu’ils ont le même sujet, mais leur nature permet de l’éclairer sous différents angles en se complétant. Grâce à la présence du narrateur-guide, de la transcription de l’organisation et de l’inclusion des images palliant l’absence des curiosités, Molinet parvient à créer un cabinet textuel se visitant virtuellement. Et cette création sert l’ambition scientifique du chanoine et la diffusion des connaissances, elle-même déjà appuyée par le choix du français.

VII. Vulgarisation et vérité scientifique

La visite d’un cabinet de curiosités doit à la fois susciter le plaisir de s’émerveiller devant des créatures et objets étonnants, mais également être instructive. Un catalogue de cabinet se propose le même but puisqu’il est à la fois la continuité du cabinet et un média complémentaire. Les propos tenus à l’écrit doivent être très clairs : contrairement à une visite, le lecteur ne peut pas demander au livre de reformuler ou de lui apporter des informations supplémentaires. Pour cela, il doit consulter d’autres ouvrages, qui eux aussi doivent être compréhensibles. Héritier de l’humanisme et contemporain de la science expérimentale, Molinet s’est engagé dans la rédaction d’un ouvrage faisant à la fois mémoire du cabinet et acte de diffusion des connaissances : « j’en ferai l’explication, afin d’en conserver la memoire, et en rendre plus facile la connoissance »1. Le Cabinet est donc

une œuvre que nous pouvons, entre autre, qualifier de « scientifique » dans le sens de somme de connaissances dans un domaine précis dans l’intention de les diffuser. Mais pour transmettre le savoir, il faut qu’il soit accessible. Nous avons établi plus tôt que le narrataire, l’image construite du lecteur par Molinet, est un curieux amateur et non un savant naturaliste. Les informations dispensées doivent alors être suffisamment limpides

pour être assimilées et servir au lecteur. Nous avons dégagé deux buts proposés en ce sens dans le catalogue : le premier est celui de transmettre le savoir, ce qui passe par la vulgarisation des connaissances scientifiques, le second est de diffuser un savoir véridique débarrassé des superstitions et des fables.