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Au Burkina Faso et au Mali, la sociabilité populaire s’enracine d’abord dans le voisinage : le quartier, la rue ou le « carré ». Etre voisin se dit sigi-nyogon « ceux qui habitent ensemble et vivent de la même manière ». Robert VUARIN (2000 : 88) avait remarqué l’intéressante polysémie du mot nyogon, qui signifie tout à la fois « réciprocité », « identité » et « voisinage ». la solidarité, ka nyogon dèmè, est un principe qui existe avant tout entre « pairs » et entre « proches ». Parce qu’on y travaille, comme artisan, négociant ou colporteur et parfois comme agriculteur le voisinage est fondamentalement et quotidiennement un lieu de sociabilité masculine. Hormis, les relations d’amitié ou de camaraderie que peut susciter la coopération à une activité commune (professionnelle, associative, sportive, etc.) à Bamako et à Bobo-Dioulasso, la sociabilité amicale159 des hommes160 se déploie dans le cadre des grins161. Aujourd’hui comme hier, pour un Bamakois ou un Bobolais avoir des parents, des amis et des connaissances qui rendent visite ; être connu et honoré dans son grin et porté par sa bonne réputation dans sa famille étendue et dans son lieu de travail, est le signe de l’accomplissement personnel et de la réussite sociale.

La sociabilité vicinale est donc un élément essentiel des conventions qui régulent les interactions dans l’espace public. D’une part, elle tend à réduire les distances sociales et ethniques qui séparent les citadins. D’autre part, elle fonde l’ordre social sur un code de savoir-vivre commun sanctionné par les jugements d’honneur et de honte fondés sur des valeurs partagées. Enfin, elle est à la base de la cohésion sociale sur laquelle s’appuient

159 La solidarité amicale se distingue fondamentalement de la solidarité communautaire par l’absence d’obligation subie : on ne choisit pas ses parents, mais on choisit ses amis ! la réciprocité y semble librement consentie et ses modalités, choisies et assumées, tissent le lien social en fonction des besoins affectifs et sociaux des protagonistes.

160 Les femmes ont aussi leurs propres institutions de sociabilité.

les pouvoirs politiques. En effet, comme on dit à Bobo, « tout le monde se connaît ! » ou bien « on se sait ! » et quand on ne se connaît pas, on fait tout pour savoir qui est, socialement, cette personne. La logique clientéliste impose de savoir précisément qui est qui dans cette ville : on ne sait jamais !

VII.3.1 La sociabilité masculine du « grin »

Un grin162 c’est un groupe permanent d’hommes d’une même classe d’âge, vivant dans le même quartier ou dans la même rue163. C’est une forme de transposition urbaine du système villageois des classes d’âge, mais ici ce ne sont plus des agnats qui coopèrent, ce sont des amis qui se cooptent mutuellement. À Bamako et à Bobo-Dioulasso, les hommes d’un grin se réunissent dans un même lieu public, chaque soir en semaine et les après-midis du week-end pour jouer aux dames, « belotter », faire une partie de boules ou bavarder et commenter l’actualité (baroke yoro « le lieu de la palabre ») sous les petits hangars et les grands arbres qui bordent l’espace limitrophe des concessions.

Le grin164 est un espace social de partage et de solidarité, on y prend le thé en tout en rapportant les nouvelles sur la vie publique et la vie privée des gens. Mais le grin est aussi un cadre privilégié de l’entraide. Les relations internes qui y sont intensément et patiemment cultivées permettent de tirer parti de la diversité et de la complémentarité professionnelle des membres165. Chacun peut y poser ses problèmes et les uns ne payent pas les services que les autres sont professionnellement susceptibles de rendre. Dans cette communauté d’amis, la solidarité est conçue comme un dévouement indéfini et surtout, gratuit et chacun se fie166 aux autres. Certes, donner librement, c’est mettre autrui sous sa dépendance, mais c’est aussi accepter de se mettre sous la sienne quand il donnera à son tour. Dans la logique d’une telle relation, c’est l’interdépendance qui est recherchée. Le don amical est inconditionnel. Chacun donne en espérant qu’un jour l’autre donne à son tour, ce qui n’est pas du tout la même chose que donner pour recevoir comme dans la logique clientéliste ou donner plus pour recevoir moins comme dans la logique agonistique ! Celui qui donne éprouve du plaisir à se trouver dans la position enviable d’être reconnu capable d’offrir une aide et de recevoir les signes de gratitude du donataire. La réciprocité amicale, c’est le principe par lequel les uns et les autres tentent, à tour de rôle et perpétuellement, de sécuriser leur existence en se construisant comme recours pour autrui. La solidarité est tissée dans le temps par les dons/contre-dons qui n’apparaissent jamais comme des contreparties mais comme des générosités spontanées. Au cours des interactions amicales, l’entente et la connivence sont de rigueur et suscitent le don spontané. Dans la réciprocité amicale, la « générosité » est la forme que prend le « don » et la « gratitude » celle que prend le « retour » pour le plaisir reçu du fait de vivre ensemble dans la reconnaissance mutuelle des valeurs partagées. La fidélité à ces principes et la croyance partagée en cette conception conduisent au tissage d’une relation extrêmement chaleureuse et durable: l’ami est l’homme lige de son ami. Les amis sont ceux qui personnifient l’espoir et le recours ; ils sont ceux sur qui l’on peut compter en cas de problème grave. Comme ailleurs, la définition sécuritaire de l’amitié conçue comme certitude de recevoir une aide en cas de « coup dur » est complémentaire de la confiance et constitue une dimension centrale de la représentation de l’amitié privilégiée par les catégories sociales les plus pauvres. Car la

162 Francisation probable du verbe bambara ka géré « se regrouper, se réunir ».

163 Il s’y tisse « une sociabilité parfois plus importante et plus efficace économiquement que la socialbilité familiale. » Alain SINOU (1987 : 82).

164 Gérard Etienne, 1991, « Deux associations malinké complémentaires : le ton et le grin », L'ethnographie, 86, 2 : 51- 60.

165 Robert VUARIN note qu’en raison de la précarisation de leurs conditions d’existence, les jeunes ont tendance à substituer une exploration relationnelle plus large, plus orientée vers la quantité et la diversité.

réciprocité des attentes ne concerne pas l’entraide banale qui s’échange au quotidien dans une relation sociale en cours, elle tient à la gravité du problème vécu et au caractère exceptionnel et très personnel167 d’un malheur plus que d’une difficulté. Plus que des choses, ce sont des « grands » services que les amis se donnent et se rendent, et la qualité de ceux-ci dépend étroitement des réseaux familiaux et communautaires dans lesquels ils sont insérés. Ainsi, en ville, l’ami168 est celui qui met les ressources de ses réseaux personnels à la disposition de son ami en l’introduisant, par exemple, auprès des personnes influentes de sa parentèle169. Les richesses qui circulent dans les échanges sociaux d’un réseau amical ne sont pas nécessairement matérielles, c’est le capital social de chacun qui constitue la principale ressource pour tous les autres. Il est apparu qu’une des qualités les plus importantes de la solidarité amicale était la possibilité des amis de pouvoir accéder aux réseaux sociaux de leurs amis170.

Robert VUARIN (2000) a constaté que dans les vieux quartiers de Bamako là où les familles étendues sont fortement enracinées, contiguës et largement déployées, les grins sont nombreux, vivants et efficaces dans leurs fonctions d’élargissement du réseau relationnel et de résolution collective des difficultés personnelles. Mais dans les quartiers neufs, là où la parenté n’a que peu investi l’espace résidentiel, « les groupements et solidarités horizontaux sont fluctuants, temporaires et la sociabilité est errante » (VUARIN, 2000 :118). Les grins y sont plus instables et fluctuants ; ce sont plutôt des « groupes de thé » composés de jeunes hommes, moins enracinés dans la permanence, dans l’encadrement des générations au sein des familles étendues installées de longue date dans un territoire urbain. C’est le voisinage qui est le critère principal de leur composition. Une différence majeure avec les anciens grins des vieux quartiers qui a été observée par Robert VUARIN (Ibid.:122) est la stratégie de sociabilité mise en oeuvre par ces jeunes gens. Ils sont moins dans une logique d’approfondissement de la relation amicale avec quelques proches que dans une logique d’exploration relationnelle plus large. Ils sont plus orientés vers la quantité et la diversité des relations que vers l’intimité du lien.

VII.3.2 La sociabilité féminine des tontines

La sociabilité féminine se déploie principalement dans des institutions qui entremêlent le social et l’économique : les tontines. La tontine (ton, grupu ou pari en Bambara) est l’institution spécifique de la sociabilité féminine171 extra familiale. Elle rassemble un nombre variable de femmes cotisant une même somme d’argent et s’attribuant le total ainsi rassemblé à tour de rôle selon une périodicité pré-établie172. Cette somme importante sert le plus souvent à faire face à une dépense cérémonielle urgente. Les tontines s’inscrivent dans des échanges complexes où l’économique et le social s’imbriquent et se conditionnent mutuellement : une partie des biens cérémoniels reçus lors d’une fête sont

167 À cet égard, l’amitié implique la discrétion et « le respect du devoir de secret ».

168 « l’amitié confiante » leminiya (caractérisée par la confiance réciproque, on se connaît assez pour évaluer précisément les services que l’on peut se rendre), « l’amitié intime » teriya autorise l’effacement de la honte (maloya) ; on ne risque pas le danger d’une révélation publique ou le jugement moral blessant. Jigi « l’espoir » est une relation sûre mais unilatérale, un protecteur de confiance qui a les moyens et qui veut faire plaisir. Proche d’une relation clientéliste, le jigi se distingue du « patron » fama par l’intimité liant les partenaires et le désintéressement du protecteur. Au sommet de l’échelle d’amitié se trouve celui qui est « proche au point de parler avec le ventre » le

konofonyogon avec qui la confiance est totale .

169 Mais, ici comme ailleurs, l’amitié n’est pas une variable indépendante de l’identité d’appartenance de classe et elle se traduit bien souvent par un niveau d’éducation et de revenu comparable.

170 La sociabilité horizontale de « la voie des amis » est directement dépendante, en intensité comme en efficacité, de la sociabilité verticale des parents, car la privation du recours à l’aide des aînés entraîne un affaiblissement de l’entraide entre égaux.

171 Il existe cependant des tontines d’hommes dans les services et les administrations.

172 On le voit, le mode de recours à l’entraide est très différent de celui des hommes. Il est inter-individuel pour les hommes et collectif pour les femmes.

revendus. La somme ainsi collectée est investie dans une petite activité productrice (beignets, brochettes) ou marchande dont les revenus alimentent les tontines, qui elles- mêmes concentrent l’épargne et fournissent les ressources nécessaires à l’achat des biens cérémoniels pour la prochaine invitation. La sociabilité féminine est donc structurée autour d’un système circulaire à trois éléments (cérémonies, tontines, activités économiques) qui s’alimentent mutuellement. On trouve des tontines familiales et extra- familiales dont le revenu sert à régler des « problèmes populaires » (publics) ou des problèmes privés, souvent économiques. En premier lieu, les adhérentes du « tour » souhaitent utiliser leur gain pour les dépenses occasionnées par les mariages, baptêmes, décès, frais d’hospitalisation d’un parent ou de scolarisation d’un enfant, en seconde priorité, on trouve le besoin d’acquitter l’impôt, une créance urgente ou la constitution d’un fonds de commerce. À côté de cette fonction bancaire, ou plutôt de sécurité assurantielle de la tontine, il convient de souligner l’importance de sa fonction sociale d’insertion dans le collectif féminin local, mesurable en termes de sécurité matérielle et affective lui conférant l’estime d’elle-même et une réputation honorable. Le mode particulier qu’ont les femmes bamakoises et bobolaises d’explorer la sociabilité horizontale traduit leur faible accès à l’emploi salarié. Contrairement aux hommes qui cherchent un recours dans une relation personnelle à laquelle ils s’adressent en secret, les femmes s’adressent publiquement à un ou des collectifs opérant en permanence une conversion réciproque des capitaux sociaux et économiques (Ibid. :134). Il s’ensuit que les femmes responsables de tontine sont des personnes puissantes, souvent ce sont des notables occupant une position intermédiaire entre le quartier et le pouvoir, qui connaissent les secrets des habitantes du quartier et qui ont les moyens de résoudre leurs difficultés.