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La meilleure étude socio-anthropologique dont nous disposions pour étayer nos recherches sur l’étude des modes d’habiter la ville est celle de Émile LE BRIS (et al.,1987) et la plus récente est celle de Robert VUARIN (2000). VUARIN y aborde la question complexe du mode « d’habiter » en ville à partir d’une recherche de terrain extrêmement fine de la sociabilité cérémonielle dans deux quartiers très différents de la capitale.

Au moment de la pénétration coloniale, Bamako est un village de quelques centaines d’habitants répartis entre plusieurs quartiers : Dravela, Niarela, Bozola, Touréla. Les deux premiers étaient habités par des paysans, le troisième par des pêcheurs et le quatrième par des commerçants Maures (SINOU, in Le BRIS et al.,1987 : 73). Cette répartition révèle des rapports de force, de rivalité entre lignages , entre autochtones et « étrangers ». Chaque communauté exprimant à travers l’occupation de l’espace sa présence, son pouvoir et son statut par rapport aux autres quartiers. En 1904, la France fit du village de Bamako situé en bordure du fleuve Niger, le chef lieu de la colonie du Soudan (Ibid. : 72). Les Européens définissent un périmètre à l’intérieur duquel sont édifiés les bâtiments administratifs et les logements des colons. Le principe directeur du développement de la ville de Bamako est comme souvent en Afrique, celui d’une extension horizontale et centrifuge, à partir d’un centre historique constitué ici par l’ancien village (Bozola, Niarela) qui est en partie rasé. Les nouveaux citadins africains sont relégués dans les lotissements « indigènes » (Missira, Bagadadji, Bamako Kura, Dar es Salam, Bolibana) situés autour de la ville blanche. Alain SINOU note que les différences fondamentales introduites par le domaine privé, les limites inextensibles de la parcelle et sa valeur marchande qui provoqueront plus tard une modification des pratiques d’habiter n’ont alors guère de matérialité, d’autant qu’à cette époque il y a une certaine continuité formelle dans la procédure d’affectation de la terre qui est assurée par le chef de quartier nommé par l’administration et chargé de la délivrance des terrains ainsi que de la police du quartier. (Ibid. : 74).

Ce régime d‘occupation urbaine perdure jusqu’en 1960 et produit un paysage urbain fait de quartiers lotis et tramés dont le plan orthogonal ou en damier (Les lots et les rues sont tous de même taille et se croisent selon des axes perpendiculaires) répondait aux normes urbaines les plus modernes de l’époque. La ville continua par la suite de s’étendre dans ces deux directions opposées, canalisée au sud par le fleuve Niger et au nord par les derniers contreforts des monts mandingues inconstructibles, hormis la colline de Koulouba, dont le palais, dominant la ville, abrita les autorités successives du pays. A partir de 1950 et jusqu’après l’Indépendance, une nouvelle zone concentrique de quartiers89 lotis, destinés aux employés de l’Etat vinrent agrandir la ville, pendant que l’ouverture du pont de Badala sur le Niger permettait une première occupation organisée de la rive sud90. Après l’indépendance, l’accroissement de l’exode rural et le manque de moyens financiers ne permet plus d’étendre la procédure du lotissement. Les quartiers centraux se densifient, mais surtout les périphéries s’étendent, sous l’effet d’une intense installation précaire (car illégale) dans des quartiers non lotis qualifiés de « spontanés »91 et dans la quasi-totalité des quartiers sud du fleuve92. » (VUARIN, 2000 : 63-64). Quelques quartiers récents ont été lotis dans ces zones excentrées : Lafiabougou (ouest), Djelibougou (est), Sogoninko, Daoudabougou et Nouvelles Sema (sud). Aujourd’hui, le district de Bamako est découpé en six communes. Pour la période récente, l’urbanisation progresse et rejoint la première couronne de villages périphériques, produisant d’immenses quartiers « spontanés » au statut foncier confus fruit d’une combinaison du droit « traditionnel » des chefs de terre villageois avec le droit foncier national93.

Aujourd’hui encore, plusieurs de ces quartiers vivent des conflits fonciers inextricables qui opposent les chefferies des villages concernés aux autorités municipales. La population provenant de l’exode rural s’insère dans l’espace urbain de deux manières.

89 Hamdallaye, Badialan, Ntominkorobougou, Jikoroni Para à l’ouest, Kinzambougou et korofina à l’Est 90 Badalabougou, quartier Mali

91 Bankoni-Sikoroni et Fadjiguila au nord-est 92 Sabalibougou, Bakojikoroni, Magnambougou

En premier lieu, elle s’insère illégalement dans les zones périphériques non-loties (augmentant de la sorte la population des quartiers spontanés). En second lieu, elle s’insère dans les villages périphériques qui deviennent des têtes de pont de l’exode rural. Ce qui accentue leur caractère latent de foyers d’accueil sinon « ethniques » du moins régionaux. C’est le cas de Sénou ou de Nyamakoro pour les populations du sud Mali : Bobo, Minyanka ou Sénoufo (VUARIN, 2000 : 66). Chacun des quartiers et des villages de la couronne urbaine constitue ainsi une sorte de sas pour les populations provenant des régions limitrophes. « ce premier mode d’installation, relativement autonome, est le fait de familles nucléaires quittant définitivement leur village, le plus souvent pour des raisons de survie ; il est massif, et en grande partie responsable de l’extension spatiale de la ville » (Ibid.). Mais il n’est pas le seul : les villageois s’installent aussi dans les concessions des familles anciennes des vieux quartiers du centre, comme personne hébergée ou comme locataire. Cette forme d’installation concerne plutôt des migrants individuels, jeunes, saisonniers puis définitifs, ayant avec les chef de concession des relations de parenté, de dépendance statutaire, de communauté régionale ou de travail entretenue souvent depuis plusieurs générations. Après quelques années, lorsque leur situation se sera

quelque peu stabilisée, ils s’installeront à leur tour à la périphérie urbaine. Ainsi que l’a bien observé Robert VUARIN (2000), l’extension de la ville dans l’espace obéit à des mouvements complexes et les déplacements de la population résidente au sein de la ville (migrations inter quartiers) jouent un rôle considérable. Ainsi, la disponibilité foncière de la périphérie n’attire pas seulement les nouveaux bamakois. Mais également les citadins de vieille souche qui y trouvent l’espace nécessaire à l’établissement d’une cellule familiale cherchant à s’éloigner des conflits qui empoisonnent l’atmosphère des concessions surpeuplées du centre.

L’extension de la ville n’est donc pas seulement l’effet de l’exode mais aussi des mouvements internes déterminés par les évolutions des groupes de parenté localisés. Et à la fin des années 80, Robert VUARIN constatait qu’il y avait paradoxalement de moins en moins de correspondance directe entre ancienneté de l’implantation citadine et centralité urbaine de la résidence ! (VARIN 2000 : 66). La périphérie urbaine est ainsi devenue l’objet des aspirations foncières des populations les plus anciennement citadines lorsqu’elles se trouvent privées de la disposition autonome d’une concession familiale : tous les conflits internes ou les tendances centrifuges au sein de la « grande famille », formes d’exacerbation urbaine des dynamiques traditionnelles des groupes de parenté, peuvent alimenter cette aspiration et ce flux. Ce schéma d’expansion est grosso modo le même pour la ville de Bobo-Dioulasso au Burkina Faso.

V.1.1 Deux quartiers : Bozola et Jumenzana

L’un, Bozola « chez le Bozo », est ancien et situé au cœur de la ville. L’autre, Jumanzana, plus récent se situe en périphérie. Le premier, fort de sa longue histoire qui a commencée avant la colonisation a tenté de maintenir ses privilèges en demeurant comme « un village dans la ville ». La chefferie « traditionnelle » y reste toujours puissante et l’intégration sociale respectueuse des « coutumes » bambara dont elle est la gardienne. Pour ces mêmes raisons de préséance historique, la chefferie et les notables ont toujours refusé les transformations d’infrastructure visant à transformer l’habitat : lotissement, alignement et assainissement. De fait ce quartier est aujourd’hui parmi les plus insalubres de la ville. L’autre témoigne du processus constant de l’envahissement des terroirs villageois périphériques par l’urbanisation dans lequel « la ville envahit le village » (VUARIN 2000 : 61) 94. Un résultat fort intéressant de cette recherche95 a été de montrer la corrélation entre les différences spatiales et historiques qui opposent ces quartiers et la variation des principes de la sociabilité urbaine bamakoise.

V.1.1.1

L!exemple du quartier de Jumenzana

La morphologie du quartier montre une imbrication dynamique de l’espace villageois, des lotissements récents et des installations dites spontanées : « À plus de dix kilomètres du centre, au pied des monts mandingues, le quartier de Jumenzana s’étend sur les confins de la ville. Autrefois champs de culture du village de Nafaji, caché dans les collines et dont il est séparé par une belle mangueraie, il a vu peu à peu les citadins et les immigrés de la brousse arriver, à qui le chef de village a concédé parcelles sur parcelles, après ce premier arrivant vers 1970, Jumenza, gendarme de son état. Ils ont construit des concessions en banco, plus ou moins étroites, souvent croulantes aujourd’hui, qui font ressembler ce quartier à un village du pays bambara, si ce n’était l’incessant trafic de

94 l’essentiel de la présentation des quartiers est reprise des chapitres 3 à 6 de l’excellente étude de Robert VUARIN (2000).

95 L’intérêt d’étudier la sociabilité urbaine à travers la diversité de ses formes et de ses conditions de détermination réside dans la possibilité d’en retrouver, au-delà de ses variations, les principes fondamentaux.

« bâchées » — les camionnettes servant au transport collectif — qui rejoignent la ville en une bonne heure par la route encombrée de Koulikoro.

Ici, les familles sont petites, pauvres le plus souvent. Aucun équipement : quelques mosquées, une école, les habituelles échoppes de koroboro, les détaillants songhai, et de tailleurs. Pendant le jour, la vie est en ville. Le soir, plongé dans les ténèbres, le quartier est constellé des lampes à pétrole des boutiques et des groupes de thé. » (VUARIN, 2000 : 62- 63). Jumenzana s’est implanté sur les terres du village proche de Nafaji que quelques grandes familles ont quitté pour s’installer et prendre la chefferie du nouveau quartier. Mises à part ces grandes familles, les concessions comprennent entre un et deux ménages. Ce peut être deux ménages apparentés partageant la même cour, deux ménages locataires ou encore un locataire et un propriétaire. Les concessions les plus récentes correspondent au mode d’habiter caractéristique des quartiers périphériques en cours de peuplement où la concession d’habitation est peuplée par un ménage de quatre à cinq personnes partageant leur cour avec une ou des personnes supplémentaires (ibid : 72). Comme Jumenzana, les autres quartiers périphériques de la capitale ont pour particularité d’être peuplés de familles restreintes et isolées dont la propriété foncière incertaine renforce l’instabilité résidentielle.

V.1.1.2

Un domaine communautaire au cœur de l!espace public: Bozola

« Au premier coup d’œil, tout oppose ces deux quartiers. Bozola est une active fourmilière en perpétuel mouvement. Ses rues étroites, aux caniveaux débordants de déchets divers et d’eaux usées, sont en permanence encombrées de passants, de portefaix, de charrettes ou de camions déballant ou emportant les marchandises dont regorgent les magasins et entrepôts qui bordent ses rues. Les concessions sont en dur, et leurs propriétaires ont tous construit à leur périphérie des échoppes ou des entrepôts qu’ils exploitent ou le plus souvent louent à des commerçants de vêtements, bonbons, cigarettes, pièces détachées, matelas mousses, sucre, noix de cola (…) , de tout ce qui arrive au Mali de France, Allemagne, Hong Kong ou Arabie Saoudite. Au cœur du quartier, des ruelles secrètes conduisent aux cours surpeuplées96 où vivent les lignages gigantesques des plus prestigieuses et puissantes familles marchandes ou maraboutiques de la ville » (VUARIN, 2000 : 62). Le quartier de Bozola est avec Niaréla le seul à présenter un système résidentiel continu.

Les familles qui composent ce vieux quartier sont implantées depuis plusieurs générations. Elles ne pratiquent plus la pêche, mais le commerce. Elles rassemblent souvent une centaine de personnes, et sont propriétaires d’une ou de plusieurs concessions. « La sociabilité intrafamiliale familiale y est très forte et ces grandes familles sont liées entre elles par des intermariages qui procurent une forte cohésion à la communauté de quartier. » (Ibid. : 72). Il convient de noter que du fait de l’absence de lotissement à Bozola, le sol a toujours été attribué par un lignage qui a de ce fait favorisé la venue d’une certaine catégorie de population afin d’asseoir et conforter son pouvoir (SINOU, in Le BRIS et al.,1987 :75). Cette stratégie d’accueil de parents éloignés ou d‘étrangers de passage conjuguée à la pratique de la polygynie, s’inscrivait alors dans la logique de pouvoir du système Bambara précapitaliste, où la richesse et le pouvoir sont fonction du nombre de dépendants et où la propriété du sol est collective. Cependant, avec le développement de la ville conjuguée à l’insertion des citadins dans les rapports marchands, la terre devint marchandise et capital. Les règles de l’appropriation foncière changèrent et celle-ci est devenue un enjeu majeur de conflits d’intérêt.

96 Bozola : 600 hab./ha. En allant du centre vers la périphérie, les densités de population varient de 600 hab./ha à 50 hab./ha, ce qui indique soit une diminution de la dimension des familles, soit une augmentation des superficies occupées (VUARIN , 2000 : 65).