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De la « grande famille » au quartier : les mutations socio-spatiales

Les nouvelles transactions de construction/bail se multiplient aujourd’hui dans le quartier Madimba. La construction de ces nouvelles boutiques contribue au changement rapide de la morphologie du quartier. Des nouvelles boutiques et des maisons en étages poussent comme des champignons. Les anciennes résidences lignagères cèdent petit à petit la place à des mini galeries marchandes, ou à des complexes de boutiques.

Mais ces transactions contribuent également à déchirer les familles, et à mettre au jour des conflits qui auraient pu autrement rester larvés. Ces contrats de construction/bail posent beaucoup de problèmes dans les grandes familles. Certains de ces conflits sont déférés devant les cours et tribunaux. Il y a également des conflits qui opposent les familles aux commerçants, car plusieurs familles se rendent compte après signature du contrat qu’elles ont été flouées sur certaines clauses, ou que les commerçants n’exécutent pas les clauses du contrat tel que convenu. Mais nous n’avons pas présenté ici les conflits déférés devant la justice. Il nous a semblé plus important dans un premier temps, de mettre en exergue les changements intervenant dans la construction du lien familial dans les plus anciennes familles citadines, et la crise que le lien social familial peut connaître dans un milieu partagé entre l’influence des transformations globales et les dynamiques locales.

Nous avons vu que les parcelles de la « grande famille » dans les Anciennes cités de Kinshasa ont été et sont encore des centres de diffusion et d’essaimage de la famille à travers la ville au fil des générations. Jusqu’à un passé récent, la diffusion des membres du

lignage à l’échelle de la ville est plus l’expression d’une délocalisation plutôt qu’une dislocation de la grande famille. Cela a également été montré par des études menées dans d’autres villes africaines dans les années 1980 (Le Bris et al., 1987 :261). En effet, le groupe familial ne perd pas son unité sociale dans ce processus où elle perd son unité géographique. Pourtant ceci ne s’est pas fait par hasard. Notre enquête a également montré que dans ce processus de diffusion de la famille, la parcelle de la « grande famille » est un des éléments du ciment et de maintien de l’unité de ce groupe familial éparpillé à travers la ville. Alors qu’advient-il du lien familial dès lors que ce patrimoine commun devient l’objet de conflit entre les membres de la parentèle ou en vient à être aliéné ?

Certains de ces conflits se soldent par la vente des parcelles, la liquidation de ce patrimoine hérité, qui tenait encore ensemble des gens d’une même famille ou d’un même lignage, malgré tous les problèmes qu’une telle cohabitation pouvait engendrer. La vente de ces parcelles, rachetées par ces riches commerçants contribue ainsi à changer le visage et la composition du quartier qui semble engagé dans un processus de transformation essentiellement commercial, alors que pendant plusieurs décennies, les parcelles du quartier avaient été mixtes, combinant résidence et activités commerciales. Mais voyons de près ce que sont ces transactions de construction/bail que les familles effectuent avec les commerçants.

Ces différents conflits, cette transformation morphologique rapide du quartier suivant ce processus plein de contradictions, n’est pas vécue sans douleur par certains habitants du quartier ; ils expriment dans les entretiens des craintes, de la perte leur identité, celle que leur conférait leur quartier ; ils ont peur que leur quartier lui-même ne perde son identité face à toutes ces mutations ; ils ont peur aussi parce qu’ils sentent qu’ils sont en train de perdre la “maîtrise“ de ce quartier. Les différents conflits à la base de ces mutations n’opposent pas seulement les membres de la parentèle entre eux, ou encore les familles et les commerçants. Ce n’est pas seulement un conflit entre ceux qui veulent accéder aux parcelles du quartier ou s’en emparer et ceux qui veulent les garder. Ils opposent aussi les commerçants étrangers entre lesquels la lutte pour obtenir la construction d’un magasin est parfois impitoyable. Ils opposent également les commerçants étrangers et les différents courtiers locaux qui essayent de s’arnaquer mutuellement, sans oublier les autorités administratives ou judiciaires devant lesquels les contentieux sont parfois déférés, etc. Il s’agit selon toute vraisemblance de conflits qui portent sur les formes d’appropriation de l’espace en fonction des acteurs, des activités, et des besoins d’occupation.

La forte pression du commerce international sur ce quartier ainsi que les conflits internes aux familles entraîne des mutations profondes pleines d’aspects contradictoires. La construction de ces magasins, dans beaucoup de cas observés, se fait suivant un processus conflictuel qui met en branle des tensions internes aux grandes familles propriétaires des parcelles, et conduit à mettre en question le lien social. Il convient de savoir que ce quartier est l’un des plus vieux quartiers africains de la ville. La plupart de ses parcelles appartiennent ou sont habitées par des héritiers de troisième, quatrième, ou cinquième génération des premiers propriétaires de l’époque coloniale.

V

Bamako et Bobo-Dioulasso

Bamako et Bobo-Dioulasso présentent une situation urbaine comparable, caractérisée par l’extrême importance de l’enjeu foncier marqué par l’afflux dans les quartiers autochtones, de nouveaux citadins à la recherche d‘une location ou d’une parcelle. Dans ce contexte, la structure lignagère des quartiers fondateurs de ces deux villes (Bozola, Dioulassoba) est un atout précieux. Dans chaque ville, elle est à la base de la constitution d’un groupe d’intérêt fondé sur la base d’une ascendance patrilinéaire et d’une histoire partagée communes qui légitime les droits coutumiers des premiers propriétaires du sol et maintient leur pouvoir solidaire face aux interventions de l’administration d’Etat, face aussi aux revendications d’une population allochtone devenue majoritaire dans la ville. Pourtant, les lignages fondateurs sont loin de présenter une configuration groupale homogène. En effet, l’urbanisation régulière du centre ville, conjuguée à l’introduction du droit occidental transforme continûment la terre en capital — le patrimoine lignager et propriété privée — de sorte que les statuts socio-économiques des familles qui composent les lignages fondateurs sont très diversifiés. Cette diversification est le produit de stratégies dont les enjeux se situent de plus en plus hors du champ de la communauté lignagère locale : dans le champ de l’économie et de la société globale urbaines (MARIE, 1987 : 189).