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Conflits de pouvoirs locaux & conflits de municipalités autour des marchés de rue

III.2.1 L!affaire des redevances et des taxes journalières

Dans une période de raréfaction des sources de revenus pour les municipalités, les marchés de rue autour du Marché Central se sont avéré être des sources de revenus juteuses pour les autorités administratives dont ils relèvent. Comme on pouvait s’y attendre, la « reconnaissance » de ces marchés de rue, et les revenus alléchants qui en découlent, ont provoqué vers la fin des années 1990 des tensions et conflits entre d’une part, les autorités administratives du Marché central et d’autre part, les communes voisines du Marché Central.

Au Congo le petit commerce est réglementé par l’ordonnance-loi n°79-021. Elle dispose que ceux qui exercent le petit commerce doivent payer à l’Etat une patente annuelle. Par ailleurs, les municipalités sont autorisées à percevoir une redevance journalière sous forme de taxe auprès des commerçants qui vendent dans les marchés publics. Elles peuvent également percevoir une taxe journalière d’assainissement afin de pouvoir nettoyer et maintenir la propreté dans les marchés publics.

III.2.1.1Le début des conflits

Les conflits ont débuté, lorsque la Commune de Kinshasa a décidé d’envoyer ses agents pour percevoir la taxe journalière au marché Bitula, en déclarant que ce marché se tenait dans sa circonscription. Il s’en est suivi une période d’imbroglio pendant laquelle les commerçants du Bitula ne savaient plus auprès de qui payer le « ticket », c’est-à-dire la taxe journalière, étant donné que les agents percepteurs du Marché central et ceux de la Commune de Kinshasa se croisaient sur le terrain, car ils venaient tous leur réclamer le paiement de la redevance. Quelques incidents ont eu lieu lorsque ces agents venant des circonscriptions différentes se rencontraient sur le terrain pendant la perception, puisque les uns invalidaient les « tickets » des autres. Il est arrivé que des commerçants paient deux fois la taxe journalière, une fois aux agents du Marché central et une fois aux agents de la Commune de Kinshasa, afin de pouvoir vendre tranquillement. Mais d’autres refusant de payer une deuxième taxe, se voyaient confisquer leurs marchandises ou chasser du lieu

71 Bana Kin, est l’expression usuelle en lingala pour désigner les Kinois : Bana, veut dire les enfants, et Kin, est une forme abrégée de Kinshasa. Bana Kin veut dire littéralement, les enfants de Kinshasa.

de vente. Pour régler ce litige, l’affaire fut portée auprès des autorités urbaines à l’Hôtel de Ville de Kinshasa.

III.2.1.2La situation administrative du Marché central et des marchés de rue

Nous allons essayer de voir rapidement la subdivision administrative de la ville de Kinshasa, ainsi que la situation administrative des marchés, pour mieux comprendre ce qui a provoqué ces conflits. La Ville de Kinshasa a le statut d’une ville-province. Elle est considérée comme une province au même titre que les autres provinces du pays. C’est ainsi que la plus haute autorité urbaine qui la dirige est appelée Gouverneur de la ville, au lieu d’être appelée Bourgmestre de la ville. La ville de Kinshasa est administrativement subdivisée en 24 communes. A la tête de chacune d’elles, il y a un bourgmestre de Commune.

Nous avons dit précédemment que les Anciennes cités de Kinshasa formaient trois communes qui se trouvent dans les parties centrales de la ville. Il s’agit des communes de

Barumbu, de Lingwala, et de Kinshasa. Cette dernière commune qui porte le même nom

que la ville est ainsi appelée parce qu’elle est la plus ancienne de toutes les Anciennes

cités. C’est là que l’on a construit les tout premiers quartiers africains. Ces trois communes

formant les Anciennes cités sont voisines de la Commune de la Gombe, qui est la commune où se trouvent le Centre des Affaires et le centre gouvernemental. La Commune de la Gombe fait partie de la ville européenne de l’époque coloniale. Nous avons également dit que le Marché central de Kinshasa se trouve à la frontière et joue le rôle de charnière entre la ville (le Centre des Affaires) et les cités (les quartiers populaires). Le Marché central de Kinshasa se situe administrativement dans la Commune de la Gombe. Cependant, il a été décidé depuis 1982 que le Marché central relevait directement de l’Hôtel de Ville de Kinshasa72 (c’est-à-dire de la mairie centrale) et non de la Commune de la Gombe où il se situe. Or à Kinshasa, les marchés relèvent en général de la commune où ils sont installés, et cette commune a le droit de prélever des taxes auprès des commerçants qui vendent dans ces marchés. En cette période de crise où les communes reçoivent difficilement les subsides du pouvoir central, les marchés constituent une source importante de revenus pour les communes.

Par contre, le Marché Bitula se tient principalement sur la Rue Rwakadingi, une rue qui délimite le Marché central vers le Sud, et qui fait la frontière entre la Commune de la Gombe et la Commune de Kinshasa. En d’autres mots, la situation du Bitula est compliquée parce qu’il est à cheval sur deux municipalités : une partie se tenant sur les trottoirs/Nord qui font partie de la Commune de la Gombe, une partie se tenant sur les trottoirs/Sud qui font partie de la Commune de Kinshasa, et une partie se tenant sur la chaussée qui ne fait partie d’aucune commune ! Bien plus, le Bitula progresse étend ses tentacules dans les rues et avenues de la Commune de Kinshasa, mais aussi de la Commune de Barumbu. Mais c’est finalement dans la commune de Kinshasa que se tient la plus grande partie du Bitula. C’est pour cette raison que la Commune de Kinshasa avait décidé d’envoyer ses agents percevoir la taxe journalière auprès des commerçants du

Bitula. Mais l’administration du Marché central ne l’entendait pas de cette oreille.

III.2.1.3 Les tentatives de règlement des conflits

Quelques mois après, la Commune de Kinshasa, la Commune de la Gombe et la Commune de Barumbu réclamèrent elles aussi la perception des redevances journalières sur une partie des marchés de rue, censés se trouver dans leurs juridictions. Après les

72 En fait, jusqu’en 1982, le Marché central de Kinshasa dépendait des Services de la Présidence de la République. En 1982, c’est par l’arrêté n° S.C./016/B.V.G./82 du 2 février 1982 qu’il est revenu sous l’autorité de l’Hôtel de Ville de Kinshasa. En 1993, par l’arrêté n°S.C./125/BGC/M.A.M./LEM/93 du 28 octobre 1993, il est devenu un service public urbain de l’Hôtel de Ville de Kinshasa.

affrontements sur le terrain entre agents percepteurs envoyés par le Marché Central, ceux qui avaient été envoyés par la Commune de Kinshasa, par la Commune de la Gombe, et par la Commune de Barumbu exigèrent que les autorités urbaines puissent trancher et mettre fin à ces conflits.

Les conflits ont duré plusieurs mois, et la situation sur le terrain est restée assez longtemps confuse. Au mois de novembre 2000, l’Hôtel de ville de Kinshasa, qui est l’autorité de tutelle des communes ainsi que du Marché central, trancha en faveur du Marché central de Kinshasa. Dans une lettre adressée aux responsables du Marché central73, l’Autorité urbaine décida de l’annexion de tous les petits marchés de rue environnants au Marché central, avec comme conséquence que toutes les recettes générées par ces marchés devraient désormais être versées à la comptabilité de l’Administration du Marché central. Il pria les bourgmestres des Communes de la Gombe, de Barumbu et de Kinshasa de retirer leurs agents commis à la perception des taxes de ces différents marchés de rue. Du point de vue des responsables de ces communes, une telle décision de l’Autorité urbaine n’était pas justifiée. Aucun argument n’était avancé pour justifier cette décision qui, du coup, paraissait comme injuste et partiale. Ils eurent le sentiment que l’Autorité urbaine avait tranché par préférence pour le Marché central, pour la simple raison que ce dernier relevait de l’Hôtel de ville et que par conséquent si les petits marchés de rue étaient annexés, leurs recettes iraient droit à l’Hôtel de ville. Aussi ces trois communes n’étaient pas prêtes à céder aussi facilement, d’autant plus qu’il était clair que ces marchés de rue se situaient dans leurs juridictions respectives.

En fait, l’Autorité urbaine devant laquelle ce litige avait été porté était dans une position très inconfortable pour le régler. En effet, elle se trouvait à la fois en position de juge et de parti. Sans le vouloir, elle était impliquée dans le conflit, car le Marché central de Kinshasa relève directement de l’Hôtel de Ville. Il lui était ainsi difficile de justifier de l’impartialité de sa décision dès lors qu’elle avait tranché en faveur du Marché central qui était un de ses services.

Si la décision ne fut quasiment pas suivie sur le terrain, à cause du sentiment d’injustice des uns et de culpabilité des autres, elle eût néanmoins l’avantage de calmer le jeu et de conduire finalement les protagonistes à une sorte de compromis tacite, sans qu’aucune négociation ouverte n’ait été faite. Selon ce compromis tacite, on a observé des concessions de la part du Marché central d’une part et des trois communes d’autre part : les agents du Marché central prélèvent les taxes sur certaines parties des marchés de rue, du moins sur celles qui sont les plus proches du Marché central, tandis que les agents des communes prélèvent les taxes sur les autres parties de ces marchés. Ainsi au lieu de perdre l’entièreté des recettes de ces marchés de rue, telles que le prévoyait la décision de l’autorité urbaine de novembre 2000, les trois communes n’en ont perdu qu’une partie.

Malgré ce compromis tacite, la Commune de Kinshasa est revenue à la charge quelques mois après, en septembre 2001. A la base de cette nouvelle attaque sur le terrain, un malentendu à propos d’une lettre de l’Autorité urbaine demandant aux trois communes de Barumbu, de Kinshasa et de la Gombe, de respecter les limites géographiques de leurs juridictions. Après avoir accusé réception de la lettre de l’autorité urbaine, les responsables de la Commune de Kinshasa, ont mis en avant l’argument des limites géographiques des communes invoquée par l’Autorité urbaine elle-même pour contre- attaquer. Ils ont envoyé une fois de plus leurs agents percevoir les taxes aux marchés

Bitula et Koweit sur certaines parties de ces marchés où les agents du Marché central

percevaient la taxe après le compromis tacite. Lorsque les agents du Marché central croisaient désormais ceux de la Commune de Kinshasa sur le terrain pour la perception

73 C’est dans la lettre n° SC/2820/BGV/DMA/MI/00, du 21 novembre 2000, adressée aux responsables du Marché Central que cette décision a été prise, avec une copie aux responsables des trois communes engagées dans les conflits.

des taxes, ces derniers brandissaient la lettre de l’Autorité urbaine, en disant qu’ils étaient en train de prélever les taxes dans les limites de leur juridiction et ne faisaient là que respecter les consignes de l’Autorité urbaine. Le Marché central perdait ainsi une partie de la recette de ces marchés de rue : la perte a été évaluée à environs 200 étals pour le Marché Koweit et 200 étals pour le marché Bitula au profit de la Commune de Kinshasa !

III.2.2 La question des limites du Marché central et de la salubrité des espaces publics

III.2.2.1Des frontières problématiques

L’argument des limites géographiques, invoqué par l’Autorité urbaine a donné un léger avantage aux trois communes pour la perception des taxes sur les marchés de rue par rapport au Marché central. Malgré cela, la situation sur le terrain est encore assez floue au moment où nous menions notre enquête en 2004 et 2005. L’ambiguïté est principalement due au fait que la plupart de ces marchés de rue se trouvent à cheval entre plusieurs entités administratives. Il est donc difficile de tracer une frontière claire. On peut pour illustrer cela, prendre l’exemple d’une rue, d’un marché de rue ou les deux. Mais reprenons l’exemple de la rue Rwakadingi déjà évoquée et qui illustre bien cette situation. Dans cette rue se tiennent plusieurs marchés de rue : une partie du Marché

Bitula, une partie du Marché Koweit et deux autres marchés de rue qui n’ont pas encore

de nom.

La rue Rwakadingi qui fait la frontière Sud du Marché central relie deux axes routiers principaux de la ville sur une longueur d’environ 600 mètres. Sur toute cette longueur, la rue a été aménagée et revêtue d’asphalte afin de permettre l’accès des véhicules au Marché central.74 Sur ce segment de 600 mètres, la rue est très large et comporte deux chaussées séparées par un terre-plein central, comme un boulevard. Le marché Bitula occupe à la fois les deux trottoirs, les deux chaussées et le terre-plein. Mais comme on l’a dit, la rue Rwakadingi, est aussi la frontière entre la Commune de Kinshasa et la Commune de la Gombe. Alors à quelle entité appartient le marché Bitula ?

La photographie ci-dessous représente la rue Rwakadingi, « rue/frontière », rue très large sur le segment d’entrée au Sud du Marché central. Il est tôt le matin, certains commerçants n’ont pas encore commencé à étaler leurs marchandises. On voit à gauche des étals encore vides, qui occupent le trottoir faisant partie de la Commune de Kinshasa. A droite au loin, il y a des étals qui occupent le trottoir qui fait partie de la Commune de la Gombe. Au milieu, une partie du terre-plein est occupée par un dépotoir d’immondices. Les parties du terre-plein qui ne sont pas occupés par les immondices sont occupées par des étals. Le Terre-plein et les deux chaussées font partie d’une zone « neutre ». Car la partie du Bitula qui occupe le terre-plein central et les deux chaussées se trouve juste sur la frontière et n’appartient théoriquement à aucune juridiction. Il est donc difficile d’attribuer le marché Bitula à une entité spécifique, étant donné que ce marché de rue se trouve à la fois dans la Commune de la Gombe, dans la Commune de Kinshasa et au Marché central. En l’absence d’une décision politique claire des autorités urbaines, on peut penser que les déchets entassés par les commerçants sur le terre-plein central matérialisent une frontière pratique, celles des usages populaires de l’espace public de la rue.

Des étals sur la rue Rwakadingi

On voit bien qu’en partant du point de vue des limites géographiques, la question n’est pas aisée à régler. Elle est même davantage brouillée, car le Bitula tout en étant à cheval sur trois entités administratives et sur un terrain neutre, se présente à vue d’œil comme un seul et même marché de manière continue. Bien d’autres petits marchés de rue autour du Marché central présentent le même genre de caractéristiques. Ceci alimente le contentieux entre le Marché central et les trois communes qui l’entourent, étant donné que les marchés de rue continuent à prendre de l’extension en même temps que les recettes qu’ils génèrent. Alors ce sont les ordures et les déchets de l’activité quotidienne qui vont marquer la frontière des usages et des usagers.

On a l’impression que les protagonistes s’arrangent comme ils peuvent et qu’à certains moments, les uns essaient de prendre l’avantage sur les autres, comme on l’a observé pendant l’enquête en 2004.

En 2004, les responsables du Marché central ont tenté encore une fois de reprendre l’avantage sur la Commune de Kinshasa, en l’accusant de percevoir les taxes dans les limites du Marché central. Ils ont adressé à l’Autorité urbaine un rapport portant sur la « situation des limites du Marché central et de la Commune de Kinshasa ». On ne sait pas si ce rapport avait été spécifiquement demandé par l’Autorité urbaine, mais il visait apparemment de l’amener à nouveau à prendre une décision en faveur du Marché central à propos de la perception des taxes sur les marchés de rue. Ils avancent dans ce rapport un argument selon lequel l’Autorité urbaine aurait décidé vers les années 1980, après s’être concerté avec les responsables des Communes de Kinshasa et de la Gombe, d’étendre les limites du Marché central. Cette extension toucherait à l’Est, l’avenue Lwambo (ex Bokassa), à l’Ouest l’avenue Kasa-Vubu, au Sud la rue Lowa, et au Nord l’Avenue du Commerce.

III.2.2.2La question de la gestion des immondices

La décision d’étendre les frontières du Marché central dans les années 1980 aurait été motivée, selon ce rapport, par une augmentation très sensible de la population commerçante au Marché central et par les problèmes d’assainissement qui en découlaient. Cette augmentation sensible de la population commerçante aurait eu une incidence sur l’extension du Marché Bitula. En effet, à cette époque-là, le Bitula était composé à majorité des commerçants du Marché central qui y vendaient le soir pour écouler leurs produits périssables après les heures de fermeture officielle du Marché central. Ce serait notamment à cause des déchets produits le soir au Bitula par des commerçants payant déjà la taxe le jour au Marché central qu’il aurait été décidé d’étendre les frontières du Marché central dans le Sud jusqu’aux rues Rwakadingi et même Lowa faisant partie de la Commune de Kinshasa. Le rapport ne donne malheureusement pas de date précise, ni de référence administrative prouvant qu’une telle décision aurait été effectivement prise. Selon ce rapport, il est étonnant que vingt ans après, les responsables de la Commune de Kinshasa remettent en question cette décision et les frontières tracées à l’époque.

Pour donner encore plus de poids à leur argument, les responsables du Marché central indiquent dans ce rapport que le Bitula est un marché qui vend principalement des produits alimentaires périssables et qu’à ce titre, il produit énormément des déchets. Par ailleurs, la Commune de Kinshasa, si prompte à encaisser les taxes du Bitula, ne dispose pas de moyens d’évacuer ces immondices que seul le Marché central peut prendre en charge. En plus, les résidents de la Commune de Kinshasa, tout comme des deux autres communes voisines proches du Marché central, ont coutume de venir déverser « frauduleusement » leurs déchets ménagers sur les décharges publiques du Marché central.

Ce serait donc essentiellement à cause du problème d’évacuation des immondices produits par le Marché central et ses environs que les autorités qui se sont succédés à la tête de l’Hôtel de ville auraient décidé que le Marché central puisse gérer les marchés de rue qui constituaient son prolongement dans sa périphérie. Les responsables du Marché central demandent ainsi à l’Autorité urbaine de les autoriser à percevoir à nouveau les taxes sur les parties des marchés de rue Bitula et Koweit que la Commune de Kinshasa avait récupérées en 2001 étant donné d’une part, qu’ils se situent dans les limites du Marché central telles que tracées dans les années 1980 (même si ces marchés se tiennent sur des rues faisant administrativement partie de la Commune de Kinshasa) et d’autre