• Aucun résultat trouvé

Les reformes et les mesures d’organisation moderne prises par les occupants français, autrichiens et italiens en Albanie n’étaient pas une chose nouvelle. La Russie avait procédé à une politique similaire dans les Principautés roumaines occupées après le Traité d’Adrianople de 1829. Afin de gagner à sa cause les populations autochtones, elle a eu une politique très libérale en Moldavie et en Valachie : rédaction de la première constitution moderne – les Règlements

organiques – où s’insinuait l’unité des deux pays, l’organisation administrative en départements dirigés par des préfets, construction des boulevards larges à Bucarest (sous l’égide du général francophile Pavel Kiseleff), etc. L’aspect original de la République de Kortcha a été donné comme nous avons vu par son commandant militaire, le colonel Descoins292, et ne s’inscrit que

287 Démétre Kolovani, La Question de Koritza, op. cit., annexe n° 14, p. 72-73. 288 (1859-1942). Général de brigade.

289 Maliq, lac dans le voisinage de la ville Kortcha.

290 On peut noter la décision des autorités françaises de rouvrir des école grecques. Owen Pearson, Albania in the

twentieth century : a history, vol. 1: Albania and King Zog : independence, republic and monarchy, 1908 - 1939, The

Centre for Albanian Studies, London, I. B. Tauris publisher, p. 111.

291 Pour plus de détails concernant la vie de cette entité cf. Renaud Dorlhiac, Les territoires albanais sous

administration française (1916 – 1920), mémoire de DEA sous la direction de Gilles Veinstein, EHSS, 1999.

292 Préfaçant son ouvrage, Justin Godart appelle le Général Descoins fondateur de la République de Kortcha, même si

l’ancien commandant du détachement de Kortcha affirme qu’il n’a rien fait que respecter les décisions du Général Sarrail, son supérieur. A l’appui de ses affirmations Descoins cite un télégramme qu’il a reçu le 8 décembre 1916 : « Tous les fonctionnaires grecs (royalistes ou vénizélistes) doivent être supprimés à Korytza et dépendances. L’autorité

102 partiellement dans la stratégie de l’Armée d’Orient. En revanche, pour les Albanais, la République de Kortcha a représenté un véritable embryon d’État, principal fédérateur des aspirations nationales albanaises pendant les années 1916 -1918.

Nous disposons pour tous ces faits d’un rapport adressé au Général Sarrail en date du 9 janvier 1917 par le colonel Descoins293 et qui a constitué le noyau dur d’un ouvrage publié dans la

Revue d’Histoire de la Guerre Mondiale. C’est à la fois un bilan, une analyse politique et surtout une justification. Le fil directeur est simple. Il s’agit de montrer que les réformes doivent être poursuivies au bénéfice des Albanais et dans l’intérêt français pour écarter les germes d’une autre guerre dans les Balkans.

L’organisation des territoires albanais sous occupation française a compris tous les domaines de la vie : politique, financier, social, juridique, économique, sanitaire, culturel, les travaux publics, la sûreté publique. Rien n’a échappé à l’état-major de la mission militaire qui ressemblait plus à un gouvernement d’un pays qu’à un corps d’officiers294.

Après le passage des pouvoirs par les vénizélistes, les autorités militaires françaises font une priorité de la mise en ordre de l’administration et des finances du territoire. Le 27 décembre 1916, un Règlement sur la comptabilité publique était adopté pour contrôler les recettes et les dépenses des fonds publics du kaza de Kortcha295. L’impôt général sur le revenu et les taxes du timbre, perçues sur les actes notariales et judiciaires ont été pour la première fois introduits dans le pays. Le budget a été institué. La répartition des dépenses tenait compte premièrement de l’état de guerre et de la nécessité de constituer et d’entretenir une force de police et de gendarmerie afin d’assurer l’ordre public et seconder les troupes françaises. Parallèlement était opérée une réduction des dépenses de l’administration au strict nécessaire. Les marchandises en provenance de la Grèce étaient exonérées à la douane, sauf les produits de luxe. Pourtant l’export des produits de première nécessité vers la Grèce a été interdit296 car la politique des autorités militaires françaises visait à éviter la famine et améliorer ainsi les conditions de vie de la population. Pour combattre la spéculation sur la monnaie297, le 1er février 1917, le Conseil d’administration a décidé d’imprimer

militaire française désignera les fonctionnaires autochtones. Une police locale sera organisée et sera à la disposition du fonctionnaire qui administrera le cercle. Le commandement militaire français aura la direction et la surveillance administrative et militaire de tout le territoire. » Général Descoins, op. cit., p. 4 et 22.

293Idem, p. 29- 40.

294 D’ailleurs Descoins, une fois gagné à la cause albanaise, veut s’inscrire dans une continuité, rappelant « les

souvenirs des croisés francs, des princes de la famille d’Anjou [qui ont proclamé le premier royaume albanais et ont introduit une administration, n. n.] et surtout ceux de l’époque napoléonienne (…) ». Général Descoins, op.cit., p. 54.

295 SHAT, 20N847, Conseil d’Administration, Règlement sur Comptabilité Publique, 27 décembre 1916. 296 Général Descoins, op.cit., p. 31-32.

297 Au début de l’occupation, la monnaie française subissait une dépréciation de 14 % par rapport à la monnaie grecque.

Après qu’ils aient interdit par un décret cette spéculation financière, les Français ont décrété l’égalité entre le franc français et la drachme grecque. Les billets albanais ont été distribués en échange des billets français et grecs, thésaurisés ensuite dans la Caisse centrale de Kortcha. Idem, p. 50.

103 des billets divisionnaires, les francs albanais. Une autre question importante était la question d’un service postal fonctionnel car chaque famille albanaise possédait plusieurs membres à l’étranger, surtout aux États-Unis. Le problème d’un service postal était lié à la question financière car les Albanais immigrés envoyaient de l’argent à leurs familles. Les occupants grecs avaient quasi supprimé les bureaux de poste afin d’isoler ce territoire disputé du monde extérieur. En plus, le stock des timbre-poste laissé ne pouvait suffire plus de 15 jours. Dans ces conditions, le Conseil d’Administration, sous l’inspiration du colonel Descoins, prend la mesure d’imprimer sur place des timbre-poste. Portant l’aigle bicéphale et l’inscription en albanais « Kortcha, Autonomie albanaise » les timbres ont représenté des véritables manifestes de propagande en faveur de la mission française. Mais pour les Albanais la signification a été plus profonde, ayant des connotations nationales.

Sur un plan plus pratique, les recettes accumulées de la vente des timbres a permis de couvrir les frais de fonctionnement du service postal et des fonctionnaires des lignes télégraphiques et téléphoniques (utilisées uniquement par l’armée française). Les billets de banque, comme d’ailleurs les timbres poste, ont été gravés par le soldat Davier, ancien élève d’Oscar Roty298.

Pour la sureté publique a été instituée la Préfecture de Police qui disposait d’une gendarmerie- police. Afin d’obtenir un réel concours de la part de Thémistocle Germenji et de sa puissante bande armée, celui-ci a été nomme préfet de police. Une gendarmerie mobile, ayant pour effectif jusqu’à 600 hommes, devait compléter les moyens d’ordre public, notamment dans les villages. De la même manière que la police (ou les travaux publics), la création de la gendarmerie répond à un double souci, sécuritaire et de propagande :

« Elle occuperait de suite chefs et hommes des bandes dissoutes, attirerait ceux qui font encore partie de celle hésitantes à se rallier en leur offrant une situation sûre, et nous créerait un élément discipliné, prêt à agir pour notre cause. »299

Afin d’obtenir l’autosuffisance alimentaire, le Service Agricole fut créé300. Un plan pour l’exploitation agricole intensive des plaines de Kortcha et de Biklista a été rédigé par le lieutenant Vuillier, ingénieur agronome de formation.

298Idem, p. 32-33, 49-50. 299 Idem, p. 28.

104

105 « Par ses soins, des contrats de prêts de semences furent passés avec les cultivateurs aux conditions suivantes : nous donnions gratuitement les graines aux cultivateurs qui en faisaient la demande mais, à la récolte, il devait nous être rendu le double de ce que nous avions prêté ; le reste demeurait la propriété du cultivateur »301.

Dans le domaine de la justice, les Français mirent sur pied des institutions judiciaires : le

Conseil de Guerre du Territoire de Kortcha, composé d’officiers français, fut créé le 19 mars 1917302. Le 21 mai 1917, un code pénal entre en vigueur, qui prévoit la création d’un Conseil de

Police avec des compétences limitées : lutte contre la spéculation, respect de l’ordre public, ravitaillement, etc. Le Tribunal Prévôtal du Territoire de Kortcha a été institué le 17 juin 1918 pour juger « des infractions aux règlements relatifs à la discipline générale du territoire ».303 Les tribunaux religieux ont été maintenus et reconnus pour les questions d’état civil (filiation, mariage, etc.…). »304 L’administration sanitaire, dirigée par le médecin-major Danos, soignait les troupes ainsi que l’ensemble de la population. Il y a eu dès février 1917 un hôpital militaire disposant d’un service d’ambulances305. Un hôpital civil a ouvert ses portes en octobre 1918. Le service vétérinaire avait à sa tête le vétérinaire aide-major de 1ère classe Bonhomme306.

Pour « tout ce qui touche les affaires d’école »307 fut instituée le 5 avril 1917 la Direction de

l’Enseignement. Quelques mois après le départ du colonel Descoins, le lycée français ouvre ses

portes. Le personnel enseignant était formé par Vital Gerson, le directeur, venu de Salonique, et assisté par trois professeurs albanais. La première année, 1917-1918, le lycée comptait trente-six élèves. Il y en eut une cinquantaine les trois années suivantes308.

Les militaires français se sont intéressés aussi aux transports :

« Nous avions donc organisé, avec des animaux de bât du pays, des convois

libres analogues à ceux qui fonctionnent au Maroc. Ces excellentes petites bêtes

faisaient un trajet journalier moyen de 50 kilomètres avec une charge utile de 80 kilogrammes. Douze cents chevaux de bât étaient ainsi en service au début de mai 1917. »309

Enfin, le lieutenant du génie Bidon, ingénieur des mines, s’occupait de la reconnaissance des ressources minières ainsi que de leur mise en valeur310. Le géographe de la Sorbonne, Jacques

301 Général Descoins, op.cit., p. 37.

302 SHAT, 20N848, Rapport sur le fonctionnement du Conseil de guerre du Territoire de Kortcha, 1918, AFO n° 1057/I. 303 Idem, Territoire de Kortcha, Règlement portant création d’un Tribunal Prévôtal, 17 juin 1918, n° 840/2.

304 Général Descoins, op.cit., p. 35. 305 Idem, p.47.

306 Idem, p. 38.

307 SHAT, 20N857, Commission de l’Enseignement, Rapport sur la question de l’Enseignement, 2 avril 1917.

308 Xavier de Courville, « L’Histoire du Lycée de Kortcha / Historia e Liceut të Korçës », Lyceum. La revue du lycée de

Korça, Ière année, n° unique, juillet 1936, p. 10-27 (cet article a été rédigé à l’aide des témoignages de M. Pogoni, le

directeur administratif du lycée et de M. Brégeault et Zéga, professeurs).

309 Général Descoins, op.cit., p. 38. 310 Idem, p. 37.

106 Bourcart, mobilisé en Albanie, entreprend, lui aussi, une minutieuse reconnaissance des ressources naturelles des Confins albanais administrés par la France311.

Un dernier mot concernant les rapports entre les deux territoires militaires de l’Entente en Albanie, français et italien, s’impose. Le succès enregistré par les Français à Kortcha, faisait de ceux-ci les acteurs les plus importants en Albanie, ayant également à leur solde Essad Pacha qui se trouvait à Salonique. Les Italiens pratiquaient envers la République de Kortcha une politique de pénétration pacifique, accordant des facilités aux commerçants albanais pour l’acquisition des produits italiens. Leur propagande visait à contrecarrer la Grèce et la France, et à préparer des liens pour l’après guerre. L’agent consulaire italien à Kortcha, Moncieri, secondé par son secrétaire, Francesco Vona, était en relations avec les milieux albanais militants et cherchait à instrumentaliser leur attitude anti-grecque. Le colonel Bardi de Fourtou, prenant possession de son commandement, lui déclara :

« Nous sommes ici pour la même cause générale, celle de l’Entente. Je ne veux pas qu’on me mette des bâtons dans les roues. »312

On voit donc émerger un conflit latent franco-italien pour l’exercice d’une future influence dans les Balkans.

*

* *

Le parti pris albanais du Colonel Descoins en tant qu’officier de l’armée française peut être critiquable. En revanche, son œuvre de pacification peut servir de modèle même aujourd’hui. En arrivant à Kortcha, Descoins trouve une situation apparemment ingérable : une atmosphère de violence, une population effrayée par les atrocités commises par les Grecs313 et soumise à toute sorte de propagande anti-française, une société comprenant des musulmans et des chrétiens. Au bout de six mois de commandement (novembre 1916 – mai 1917), il laissa une « Koritza baignée

311 Jacques Bourcart, Les Confins albanais administrés par la France (1916-1920).Contribution à la géographie et à la

géologie de l’Albanie moyenne, Paris, Delagrave, 1922.

312 AMAE, Correspondance politique et commerciale, Série Z Europe 1918 – 1940, Albanie 46, Dépêche n° 298, de M.

de Billy, ministre de France en Grèce à Pichon, a.s. Situation à Koritza, Athènes, le 20 octobre 1918, n° 41-43.

313 Robert Vaucher écrivait à ce sujet dans l’Illustration (« Les Alliés en Albanie », Illustration, n°3866, 7 avril 1917) :

« Toute cette région de Kolonia est dévastée depuis le passage des bandes grecques en 1913. Les noms que l'on trouve sur la carte ne sont plus que des souvenirs, sur le terrain, ils ne sont représentés que par quelques ruines informes marquant la place des villages musulmans. De rares huttes de paille abritent des malheureux vivant misérablement de quelques champs de maïs. Partout on sent la haine de l'homme pour celui qui n'est pas de sa race et de sa religion. Les musulmans vous disent tranquillement: « Les Grecs étaient les plus forts; ils ont tout détruit; mais Allah est grand et nous serons vengés un jour. » Nos braves soldats ne comprennent rien à cette haine... « Si ce n'est pas malheureux, me disait ce matin un paysan bourguignon, il y a de la terre à cultiver et ces gens meurent de faim et ne pensent qu'à se tuer les uns les autres. Quel pays de malheur! »

107 de calme » où « les habitants vaquaient normalement à leurs activités ». Du point de vue militaire, le flanc gauche de l’Armée française d’Orient était assuré par « l’excellence d’organisations et de dispositions défensives dont l’habileté parait d’avance à la brusquerie d’attaques auxquelles il était, d’ailleurs, permis de ne pas croire »314.

Documents relatifs