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L'Italie ne s'opposerait pas au partage des régions frontalières nord et sud de l'Albanie entre la Serbie, le Monténégro et la Grèce, si tel était le souhait

La France, l’Albanie et la Question adriatique

7- L'Italie ne s'opposerait pas au partage des régions frontalières nord et sud de l'Albanie entre la Serbie, le Monténégro et la Grèce, si tel était le souhait

des puissances alliées. L'Italie aurait le droit de diriger les relations extérieures de l'Albanie. (…) 180»

Ces dispositions sont valables considérant la situation géostratégique de 1915 – 1917 et une possible victoire de l’Entente qui faisait de la Russie tzariste une puissance des Balkans par l’annexion de Constantinople et la russophilie de la Serbie et du Monténégro. Donnant satisfaction aux revendications italiennes, la diplomatie française envisageait non seulement l’obtention d’une alliance militaire (ce qui était certainement prioritaire), mais avait en perspective de faire de l’Italie une barrière contre le germanisme vers l’Adriatique et un contrepoids à la Russie. Une fois la chute du tsarisme entrainant la sortie de la Russie de la guerre et l’éloignement radical de Belgrade des soviets, les résolutions de Londres sont devenues caduques. C’est dans ce contexte, croyons-nous, que l’on doit analyser le partage de l’Albanie à Londres.

179 En 1915, Gabriel Hanotaux fait paraître une Histoire illustrée de la guerre de 1914 où il présente l’indépendance de

l’Albanie comme « projet austro-hongrois » et le Monténégro « dépouillé des fruits » de sa victoire, c’est-à-dire la perte de la ville de Scutari en 1913 (Histoire illustrée, op.cit., p. 60).

180 Ce document a été rendu public pour la première fois par les Izvestia , le 28 février 1917, sous le titre "Les

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A la recherche de la fortune, de l’aventure ou de l’amour : des Français en Albanie

Après l’évocation des grands moments qui ont jalonné les rapports entre la France et l’Albanie, un peu de « petite histoire » s’impose. Elle entre dans la catégorie des faits-divers de la relation franco-albanaise. On a vu que ces contrées marginales de l’Empire ottoman attirent l’attention des diplomates, des archéologues, des industriels et des hommes d’affaires. Mais il y a aussi ceux qui voyagent sans un but précis, à la recherche de l’aventure ou de la fortune, ou simplement parce qu’ils y ont été amenés par les différentes circonstances de la vie.

Les ressources forestières de l’Albanie attirent et des particuliers essaient avec plus ou moins de succès de tirer un bénéfice de leur exploitation. Le consul de France à Janina, Auguste Dozon, déjà évoqué, raconte lors du voyage qu’il entreprend pour prendre connaissance de l’état du pays :

« De Tirana à Scutari s’étend une vaste plaine (…) couverte en grande partie de vastes forêts (…). J’ai rencontré un Français qui venait de les explorer et avait essayé, sans succès, de traiter avec le pacha de Scutari pour le droit d’en exploiter une partie. Ce Français est l’associé de M. Piat et s’évertue avec lui à proposer au gouvernement hellénique des entreprises, pour lesquelles les ressources nécessaires leur font, je crois, défaut. »181

Plus chanceux, l’ingénieur Augustin Briot réussit dans cette affaire de forêts. D’ailleurs, il passe une grande partie de sa vie dans la ville de Scutari182. C’est l’un des plus anciens, sinon le plus ancien, Français d’Albanie. On le trouve mentionné dans différents documents diplomatiques, en tant qu’ingénieur en chef du vilayet de Scutari, entrepreneur ou prêtant son aide au consulat de France en 1919, comme nous allons le voir plus tard. Concernant ses affaires forestières, se trouve aux archives diplomatiques italiennes, un acte de transaction conclu entre Briot et l’avocat italien Antonio Dagna, en date de 6 novembre 1908 et enregistré auprès du consulat italien. Ce dernier achète pour la somme de 4300 livres italiennes le droit d’exploitation des forêts de Skurai que l’ingénieur Briot avait obtenu le 19 janvier de la même année183. Dans le même dossier se trouve aussi une étude effectuée par l’ingénieur français sur « La forêt de Kiafmola » (position géographique, superficie, quantité et nature des bois, conditions d’exploitation), située sur la rive droite de la rivière de Fani, l’une des plus importantes de Mirditë, région située au nord du pays184. Mais il y a aussi, comme dans toute affaire qui génère des rumeurs sur sa rentabilité, les victimes inévitables des escroqueries. Le prince roumain Grigore Ghica, dans son passionnant livre de mémoires, raconte que son oncle Albert Ghica, candidat malheureux au trône de l’Albanie, resté

181 Auguste Dozon, « Excursion en Albanie », op. cit., p. 615.

182 A l’époque ottomane, il a été ingénieur en chef du vilayet de Scutari.

183 Archivio Storico Diplomatico (Roma), Affari Politici 1931-1945, Albania, Busta N. 2 (1931), Contratti relativi alle

foreste d’Albania.

74 sans argent pour soutenir sa cause, aurait « vendu à des naïfs de Lyon » d’hypothétiques forêts de châtaigniers en Albanie, « pensant qu’une fois l’indépendance obtenue, les forêts seront attribuées à la Couronne et l’opération deviendra licite »185. Et Grigore Ghica continue : « La note a été payée par mon père pour éviter le scandale (…) »186. Dans le même livre on apprend aussi comment le duc de Montpensier a été amené à se présenter comme candidat au trône de l’Albanie :

« Après la guerre balkanique, [Albert Ghica, n.n.] réalisant la fantaisie de ses prétentions, a eu l’idée géniale de faire roi Ferdinand de Montpensier. L’a porté faire connaissance aux chefs [des Albanais n.n.]. Arrivés en yacht à Valona, les chefs l’ont accueilli en barques décorées avec des tapis de grande valeur, des habits soignés, tous les bijoux sur eux. Albert l’avait prévenu que les Albanais, tireurs d’élite, appréciaient la maestria ; de joie et d’enthousiasme, ils chassaient des mouettes en vol. Montpensier a tiré lui-aussi, - n’en a pas manqué une -. Aurait pu arriver surement roi, si la France l’avait appuyé : stupide (par haine des Bourbons), elle l’a laissé tomber. » 187

Dans l’Albanie ottomane de la fin du XIXe siècle on peut trouver aussi des Français occupant différents postes de fonctionnaires qui exigeaient la connaissance de la langue française. Citons de nouveau Auguste Dozon :

« A la station télégraphique [de la ville d’Elbassan, n. a.] il y avait un employé, un Français, chargé des services en langues étrangères ; la suppression de ce poste a, comme à Prévéja, soulevé des plaintes générales et légitimes. En effet, outre l’incertitude qui résulte dans la transmission des dépêches, du système orthographique si imparfait en turc, le nombre de sujets ottomans qui savent cette langue est excessivement borné ; si l’on veut faire des économies sur le nombre des emplois il semble que l’administration pourrait exiger de ses employés turcs la connaissance du français, voire des langues indigènes les plus répandues. »188

Comment ces Français arrivent-ils à travailler dans ces contrées périphériques de l’Empire ottoman ? Voici la lettre qu’un médecin parisien adresse au consul de France à Scutari, probablement à la veille des guerres balkaniques, et qui peut constituer une des nombreuses explications concernant un tel choix :

« …On vient de me proposer d’aller exercer la médecine et la chirurgie à Scutari d’Albanie. Un confrère qui a été médecin colonial et qui vient de passer un an je crois à Scutari où il a exercé la médecine abandonne la profession pour s’adonner à un autre genre d’affaires.

Il me propose de me présenter à la clientèle qu’il avait constituée là-bas, m’affirmant qu’il y a à Scutari une place importante à prendre. Il n’y a pas de chirurgien, parait-il, vraiment capable, et l’on me dit qu’avec mes titres et mon

185 Grigore Ghica, Grigri, cu sapte ilustratii de W. Siegfried, Madrid, 1973 (prefata de Constantin Balaceanu-Stolnici ;

editie îngrijita de Mariana Avanu Marcu, Bucuresti, Editura Fundatiei Culturale Române, 1998), p. 58-59.

186 Idem. 187 Idem, p. 59.

75 expérience (déjà ancienne) je peux prendre une place importante au point de vue moral et matériel.

Par suite de graves chagrins de famille je quitterais volontiers Paris quelques temps, et ne crains pas, non plus que ma femme et mes filles, d’aller au loin. (…) »189

A la suite des guerres balkaniques et de la participation médiatisée des Grecs, les terres albanaises sont vues comme un territoire mythique, terre originaire de l’Iliade qui attire un personnage célèbre comme Lord Byron190. Le secrétaire de la Légation de Roumanie à Durrës, Michel Sturdza, rappelle, dans son ouvrage inédit, rédigé en français, « L’Aventure albanaise, 1914 », la présence de deux jeunes Français venus combattre sous le drapeau du Prince de Wied, en saisissant bien leurs motivations :

« Deux jeunes Français se sont joints aux hôtes de l’hôtel Pirron. De Jaunage est un habitué de l’Albanie, il sait en conter d’excellentes, avec cette pointe d’attendrissement et d’affection que j’ai toujours rencontrée chez ceux qui ont appris à connaître ce pays d’enfants terribles. Pierre de Pimodan mâchonne une courte moustache blonde, d’un visage incroyablement gaulois ; son profil moyenâgeux, son regard bleu et voyageur évoquent impérativement le haubert ou le casque et les équipées lointaines des preux, ses ancêtres.

C’est l’instinct qui fait débarquer hier Pimodan. En principe, il cinglait vers un Orient plus lointain, en mal de distraction et d’imprévu ; devant Durazzo il s’est dit qu’il y aurait peut-être quelque chose à faire sur cette terre presque inconnue et c’est pourquoi il atterrit avec ses valises et son Winchester. J’aime cette nouvelle acquisition pour le roman que nous vivons ; les personnages viennent l’un après l’autre, avec exactement l’allure qu’il faut, prendre leur place et s’ajouter à ce décor chimérique, comme choisis et mus par la main d’un Jules Verne ou d’un Gabriel Ferry. 191»

Sturdza montre dans le passage suivant la persistance du courant pro-grec en France à travers l’expérience de son nouvel ami Pimodan, suivie de la confrontation décevante avec la réalité du terrain :

« (…) Les procédés d’hellénisation dans les Balkans nous apparaissent ici, classiques ! Frapper à la tête les autres populations chrétiennes, supprimer par l’assassinat leurs chefs ou leurs pasteurs et, profitant du désarroi produit, installer d’autorité l’influence du Patriarcat. Les souvenirs d’Homère et d’Epaminondas aidant, quelques occidentaux se sont efforcés de retrouver dans ces opérations la trace de l’héroïsme et de la force antiques ; Pimodan, lecteur assidu de M. Denys Cochin, était du nombre : aujourd’hui il a changé d’idée. 192»

189 CADN, Coopération, Ambassade Turquie, Correspondance avec les échelles, carton 1 – Scutari d’Albanie, Lettre au

consul de France à Scutari, s. d., signature indéchiffrable.

190 Le poète anglais Byron, qui fit un voyage en Albanie en 1809, évoque visages et paysages albanais dans son poème

épique Le Pèlerinage du chevalier Harold.

191 Michel Sturdza, op. cit., p. 44, Chapitre VII : « Sur les sentiers de la guerre ». Michel Sturdza sera ensuite ministre

de Roumanie en Estonie et ministre des Affaires étrangères (septembre 1940 –janvier 1941).

76 Gagné à la cause albanaise, le marquis de Pimodan se met au service du prince Guillaume de Wied, participant comme volontaire aux opérations militaires contre les insurgés. Voici un passage, toujours du manuscrit de Sturdza, qui raconte sa participation à la défense de la capitale du pays, Durazzo :

« Nous avons organisé avec Pimodan et Jack Armstrong, le frère de l’aide-de- camp [du Prince, n. n.], l’artillerie dont dispose la défense de la ville : quinze canons Skoda, dont nous préparons avec soin le tir, repérant les objectifs principaux, instruisant les servants. (…) »193.

On a pu voir jusqu’à présent, parcourant ces lignes, qu’en Albanie de la fin du XIXe et début du XXe siècles, les Français qui décident d’y aller cherchent la fortune et l’aventure194. Mais il y a aussi ceux - infimes - qui choisissent de faire leur vie là-bas, au prix de toutes sortes de difficultés. L’amour est toujours le plus fort…

Dans les archives du Quai d’Orsay, nous avons identifié une lettre adressée au vice-consulat de France à Janina par l’épouse du nationaliste albanais Nuri Bey Villa195, une française mariée à Frashëri, dans les parties de l’Épire laissées au nouvel État albanais. Elle demandait la protection des autorités françaises (de la Commission internationale de Contrôle) à la suite du pillage de sa maison par les troupes irrégulières « épirotes » du gouvernement fantoche de Zographos qui contrôlaient ce territoire après l’évacuation de l’armée grecque196.

193 Idem, p. 102.

194 Il y a aussiceux qui sont attirés par le fond cynégétique de l’Albanie : Émile Laffont, Trois mois de chasse sur les

Côtes d’Albanie, Paris, Plon 1899, IV + 292 p. avec 14 planches hors texte en phototypie et une carte.

195 Nuri Bey Villa avait connu probablement son épouse pendant ses études en économie à l’Université de Bruxelles. 196 MAE, N.S., Albanie 24, Dépêche n°39, Le Vice-consul de France à Janina à S. E. M Viviani, Président du Conseil,

Ministre des Affaires étrangères, a. s. de Mme Nourry Bey, Janina, 16 juillet 1914. Miss Edith Durham, grande connaisseuse de l’Albanie et des Balkans, cite (Twenty years of Balkan Tangle, op. cit., p. 260) l’opinion répandue parmi certains milieux albanais concernant l’inspiration française sur la formation d’un gouvernement épirote en

Lettre envoyée par le marquis Pierre de Pimodan à sa mère. Durazzo, le 18 mai 1914. Archives privées de M. Mihai Sturdza (Paris).

77 A part les journalistes qui se rendent en Albanie au moment des guerres balkaniques et de la proclamation de l’indépendance, il y a aussi des cas rarissimes de chercheurs comme Paul Feuillâtre, archiviste de la Grande Chancellerie de la Légion d’honneur, qui sollicite d’être appuyé par le ministère de l’Instruction publique afin d’y poursuivre des études historiques et ethnographiques197.

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Comme on a pu le constater, les relations entre la France et les terres albanaises, sans être flamboyantes, ne manquent pas complètement d’intérêt. Sur le plan scientifique, les ouvrages et les études français de la question sont repris par les autres littératures spécialisées et font autorité : on ne peut pas se lancer dans l’étude de l’Albanie, que ce soient sous les aspects linguistiques, ethnographiques, historiques, géographiques, géologiques, sans citer les contributions des Français. Les observations archéologiques françaises sont parmi les plus importantes. Si on tient compte aussi des informations contenues dans la correspondance diplomatique des différents postes français en Albanie, on a l’image d’une expérience unique de la question. Pourtant, avant comme après son indépendance, l’Albanie est perçue comme un pays éloigné dans une zone peu considérée par les Français et ce sont les cartes géographiques autrichiennes qui font autorité quand les diplomates prennent en mains les destinées de l’Albanie et des Albanais.

La politique extérieure française montre un intérêt indirect pour les Balkans, visant surtout à limiter l’avance des puissances germaniques vers la Méditerranée et à s’assurer et conserver des débouchés commerciaux. Une Albanie pro-autrichienne servant de jonction avec la Grèce du pro- allemand roi Constantin, ne pouvait être une initiative agréable pour les stratèges de l’État-major français qui soutenaient, dans l’éventualité d’une guerre, un débarquement à Salonique et l’ouverture d’un front sud-oriental. En conclusion, le fait de prendre des décisions contraires aux

Albanie du Sud : « J'ai appris de la part de Dr. Tourtulis et d'autres les faits suivants concernant le soi-disant gouvernement "Epirote" de Zographos. Le plan a été fait à Paris, puisque comme Krajewski avait déclamé, pour la France l'Albanie ne doit pas exister. Les Grecs ont porté quelques Grecs d'Amérique et les avaient présenté à Paul Cambon et, on croit, à Sir Edward Grey aussi, disant qu’ils sont des "Epirotes". Ils ont été appuyés par la puissante Société grecque de Paris. Au mois de novembre [1913, n. n. ] Cambon les a conseillé de former un gouvernement indépendant (…) ».

197 Idem, Albanie 25, Lettre du Ministre de l’Instruction publique et des Beaux-arts à M. le Président du Conseil,

78 intérêts albanais ne signifiait pas forcement une méconnaissance du problème. Malheureusement pour les Albanais, leurs intérêts coïncidaient dans une moindre mesure avec ceux de l’Entente, et davantage avec ceux de la Triplice.

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Chapitre II :

La France et l’Albanie pendant la Grande Guerre

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