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La fin de la mission française en Albanie Les conséquences de la présence française Le retrait des troupes françaises de la Thrace occidentale, la libération de la classe de recrues

1918356 et la volonté de désengagement d’une zone qui n’entrait plus dans les priorités de la stratégie de Paris ont déterminé les autorités françaises à décider l’évacuation de l’Albanie. Un tel acte n’était pas facile car les Français se trouvaient en position d’arbitres et leur départ aurait pu porter à conséquences qui pouvaient dégénérer. Des pressions commencent à être faites par les diplomates et militaires français sur Belgrade afin de se retirer de la zone interalliée de Scutari et de s’abstenir de toute intrusion en territoire albanais jusqu’aux décisions définitives de la Conférence de la Paix. Les instructions données à de Fontenay, le ministre à Belgrade, servent à rassurer les Serbes sur une éventuelle attribution de Scutari à l’Italie. Au même temps, le Quai d’Orsay avertit sur les réactions des États-Unis à toute action visant l’intégrité territoriale de l’Albanie :

« Il serait extrêmement désirable que le gouvernement serbe prît les dispositions nécessaires afin d’éviter que ses troupes ne veuillent profiter de cette circonstance pour pénétrer dans la zone internationale de Scutari. Toute action de ce genre risquerait de provoquer un conflit entre Serbes et Italiens et serait d’autant plus inopportune que la proposition du 20 janvier, aussi bien que le traité de Londres, excluent l’une et l’autre cette région albanaise de la zone dévolue à l’Italie. L’occupation italienne, même réduite à ses seules forces, ne préjuge donc en rien le sort de Scutari. En se donnant l’apparence de vouloir s’y installer dès à présent, sans attendre le règlement définitif de la question, les Yougo-Slaves se mettraient en mauvaise posture, même vis-à-vis des États-Unis qui, comme vous le savez, voient avec déplaisir toute solution portant atteinte à l’unité de l’Albanie. J’attire d’autant plus votre attention sur cette question que, récemment, le général De Fourtou a du s’opposer catégoriquement aux tentatives faites par des troupes yougo-slaves pour pénétrer dans la zone internationale »357.

Les instructions du ministère français des Affaires étrangères mettent en évidence aussi les limites du contrôle français sur l’allié serbe, aspect complètement déformé dans les rapports italiens. Le 26 février, le vapeur Bulgaria quittait Istanbul pour Antivari afin de ramener à

356 DDF, t. I, 10 janvier – 18 mai 1920, Doc. 58, Dépêche n° 515 3/11-S. O, Secret, Paris, 28 janvier 1920 (Reçu : le

29), Général Buat, Chef d’État-Major Général de l’Armée, à M. Millerand, Ministre des Affaires Etrangères, objet : Garnisons de Scutari et de Koritza.

357 Idem, Doc. 159, T. nos 153-154, Urgent, Paris, 23 février 1920, 22h30, M. Paléologue, Secrétaire Général du

Ministère des Affaires Etrangères, à M. de Fontenay, Ministre de France à Belgrade, a. s. Départ des troupes françaises de Scutari.

117 Salonique le détachement français de Scutari, réduit à un bataillon358. Le 13 mars 1920, le général De Fourtou remit le pouvoir aux autorités municipales de Scutari, mettant ainsi fin à l’administration interalliée à Scutari359.

La situation était encore plus difficile en ce qui concerne le retrait du bataillon de Kortcha, en raison des tensions extrêmement vives vis-à-vis d’une possible cession du territoire aux Grecs. Cette unité était chargée de l’occupation du kaza de Kortcha et assurait la surveillance du territoire de Pogradetz et de la vallée de Tomoritza360.

« Il est donc à craindre que le départ définitif de nos troupes soit le signal de nouveaux conflits inhérents aux intrigues et aux rivalités dont ces territoires sont la cause »361.

Au départ, forts des clauses du Traité de Londres de 1915 et de l’Accord Tittoni-Venizélos362, les Français adoptent une attitude philhellène. Le Général Salle fait part au ministre grec des Affaires étrangères, Politis, de la possibilité d’ouvrir progressivement les écoles grecques fermées par son prédécesseur, le colonel Descoins363. Il lui donne dans le même temps des conseils de prudence afin de ramener la population du kaza de Kortcha et de Gjirokastra « à l’idée de souveraineté hellénique » :

« Les moyens à employer pour atteindre ce but doivent être choisis avec discernement, être sériés et mis en œuvre peu à peu »364.

L’appui français aux revendications grecques culmine le 21 août 1919 par la conclusion du protocole entre le commandant des troupes françaises de Macédoine, le Général Nayral de Bourgon, et le Général grec Léonidas Paraskevopoulos, commandant-en-chef de l’armée grecque, stipulant l’occupation du kaza de Kortcha par les forces grecques365. Renauld Dorlhiac a très bien montré comment l’agitation albanaise à Kortcha, mais aussi dans les colonies albanaises à l’étranger, notamment aux États-Unis, renforcée par l’attitude de la diplomatie américaine, des impérialismes

358 Ibidem.

359 Les derniers militaires français ont quitté la ville un jour plus tard. ASD, Affari Politici 1919-1930, Albania n° 689,

54 bis Regimo provvisorio II° semestre 1920, Dépêche n° 138, Riservatissimo, Scutari, 13 marzo 1920, Al Ro Ministero

degli Affari Esteri, oggetto : Consegna dei poteri al Governo Albanese. Partenza del Generale De Fourtou.

360 Ces territoires étaient disputés entre la Grèce et l’Albanie.

361 DDF, , t. I, 10 janvier – 18 mai 1920, Doc. 58, Dépêche n° 515 3/11-S. O, Secret, Paris, 28 janvier 1920 (Reçu : le

29), Général Buat, Chef d’État-major Général de l’Armée, à M. Millerand, Ministre des Affaires Etrangères, objet : Garnisons de Scutari et de Koritza.

362 Accord conclu le 29 juillet 1919 par lequel l’Italie reconnaissait les intérêts de la Grèce en Albanie méridionale, sauf

le port de Valona et son arrière-pays.

363 Dans certains villages du territoire militaire français les école grecques ont été rouvertes en septembre 1918.

364 AMAE, Correspondance politique et commerciale, Série Z Europe 1918-1940, Albanie 46, Région de Koritza I, mai

1918 – sept. 1919, Dépêche n° 184, Athènes, le 29 juin 1918, M. de Billy, Ministre de France en Grèce, à S. E. M. Pichon, Ministre des Affaires Etrangères, a. s. Corytza, point de vue grec dans la question albanaise.

118 concurrents, enfin l’évolution du contexte international366, ont déterminé les Français et les Grecs de laisser Kortcha sous administration albanaise, soumettant ainsi la question à la Conférence de la Paix367. Cette situation a été officialisée par le protocole, signé le 28 mai dans le village de Kapshtica, sur la frontière provisoire albano-grecque, en présence des représentants des Albanais de Kortcha, du Gouvernement grec et de la mission militaire française. Le 21 juin les dernières troupes françaises quittaient le sud-est du pays, en direction de Salonique368.

Une question se pose : quelles ont été les conséquences de la présence française en Albanie ? Ou comment cette présence a-t-elle influencé les relations franco-albanaises dans l’entre-deux guerres ?

Les actions de la France en Albanie ne se sont pas inscrites dans la durée et ont été motivées par la guerre. Ensuite, il n’y a pas eu d’influence qui se manifestât d’une manière générale dans le pays et les domaines soumis à l’influence française sont circonscrits à Kortcha, Scutari et aux partisans d’Essad Pacha.

D’une manière générale, la présence militaire française a accéléré l’accumulation primitive du capital. Les habitants qui vendaient leurs produits en territoire militaire français ont été incités à augmenter leur production car l’intendance française était disposée à acheter à des prix plus élevés. De plus, la présence des militaires a fait exploser les prix des loyers et les propriétaires se trouvaient devant une source supplémentaire de revenus. Les deux situations ont été plus évidentes à Kortcha où les réformes introduites sous l’impulsion du Colonel Descoins369 ont amélioré aussi les services et la vie des habitants en général. Á Kortcha l’influence avait été plus profonde car l’occupation française a pénétré tous les domaines : économique et financier, sécuritaire, administratif, sanitaire, culturel et éducatif et même national370 (adoption des symboles albanais dans les inscriptions officielles, l’officialisation de l’albanais en tant que langue nationale et la fermeture des écoles grecques). L’influence est à chercher surtout au niveau de la formation des compétences. Par l’ouverture d’un lycée français en 1917, rattaché à la Mission laïque, la francophonie et la francophilie disposent d’un outil d’influence durant tout l’entre-deux-guerres. Mais la liquidation

366 Alexander S. Mitrakos affirme que la France a toujours été opposée à un agrandissement territorial trop important de

la Grèce, vu comme une extension de l’influence britannique. Cf. Alexander S. Mitrakos, France in Greece during

World War I. A study in the politics of power, Columbia University Press, 1981, (coll. East Europeans Monographs),

p. 177.

367 Idem, p. 66-87.

368 SHAT, 20N858, Guerre à CAA, 5 juin 1920, n° 3066-3/11 SO.

369 Même si l’activité du Colonel Descoins ne doit pas être encadrée au chapitre « politique française » comme certains

auteurs l’ont fait.

370 Renaud Dorlhiac (op. cit., p. 186) énumère toute une pléiade d’hommes d’État albanais originaires de Kortcha dans

l’Albanie d’entre-deux-guerres : le poste de représentant orthodoxe dans le haut Conseil de Régence fut occupé successivement par Mihal Turtulli et Sotir Peci ; le portefeuille de l’Instruction publique par Kristo Floqi, Sotir Peci, Kristo Dako ; Pandeli Evangheli, exilé en Roumanie, rentré en Albanie au moment de la proclamation d’indépendance a occupé le poste de premier ministre ; Vasil Avrami, juge au tribunal de Kortcha sous l’occupation française, a été ministre de la Justice (1930-1931).

119 des finances du kaza de Kortcha va influencer d’une manière négative les relations entre Paris et Tirana. Un an après l’Armistice, les Français et les autorités albanaises de Kortcha se sont partagés les fonds représentant les excédents budgétaires réalisés au cours de l’administration des troupes françaises. Le capitaine Bouchard, officier de l’état-major de l’Armée française de Macédoine, reçut de la part des Finances de Kortcha la somme de 1 200 000 francs français, tandis que le reste, s’élevant à deux millions, fut retenu par les autorités locales. Les fonds, qui se trouvaient entre les

mains du commandement français, ont été déposés au Trésor371. Quant aux deux millions environ

retenus par les Albanais, sur lesquels plus d’un million et demi en bons et obligations de la Défense nationale, ont été frappés d’opposition par le gouvernement français. En 1920, le ministère français de la Guerre a exprimé l’opinion que les services effectifs rendus par la France à l’Albanie justifiaient l’encaissement définitif par le Trésor des fonds qui y avaient été déposés. La non- restitution de ces fonds à l’Albanie avait été interprétée comme une manœuvre antizoguiste. Elle est un argument supplémentaire en faveur de ce que nous avons affirmé plus haut : une fois la guerre finie, la France réduit sa présence au minimum car l’Albanie n’entre plus dans ses priorités. De plus, la diplomatie française a des partenaires privilégiés dans les Balkans et désire ménager les susceptibilités italiennes, un motif supplémentaire de ne pas valoriser son capital de sympathie à Kortcha :

« Au début des années 1920, écrivait le géologue Jacques Bourcart, (…) tous les espoirs des Albanais étaient tournés vers la France, qui aurait pu à ce moment prendre une influence prépondérante en Albanie ; mais les nécessités de notre politique étrangère nous en empêchaient, ainsi que le désir de conserver nos amitiés balkaniques. »372

La présence française en Albanie a favorisé aussi une meilleure connaissance mutuelle des deux pays. D’abord en France. Les milliers de soldats français qui passent par l’Albanie représentent la preuve élémentaire de la meilleure connaissance du Pays des Aigles. Certains d’entre eux ont laissé leurs mémoires : Descoins, Carcopino, Marcel Bolotte. Ce dernier ajoute à ses cahiers un nombre important de photographies qui constituent une documentation ethnographique rare. Jacques Bourcart, géologue, enseignant à la Sorbonne, consacre même sa thèse de doctorat à la géologie des Confins albanais administrés par la France373. Jusqu’en 1924 il va produire un certain nombre de livres374, articles375 et communications376, augmentant la liste des contributions

371 AMAE, Correspondance politique et commerciale, Série Z Europe 1918-1940, Albanie 48, Politique étrangère-

Région de Koritza III, janvier 1922-juillet 1929, MAE à la Légation de la République française à Tirana, le 21 juin 1929.

372 J. Bourcart, L’Albanie et les Albanais, Paris, Bossard, 1921, p. 167.

373 Jacques Bourcart, Les Confins albanais administrés par la France (1916-1920). Contribution a la géographie et à la

géologie de l'Albanie moyenne, Paris, Librairie Delagrave, 1922.

120 françaises et la meilleure connaissance du pays, même circonscrites dans leur plus grande partie à un public spécialisé. Des références à l’Albanie et notamment aux opérations militaires seront publiées dans un livre de mémoires, d’une plus large circulation, celui du commandant de l’Armée d’Orient, le Général Sarrail377. Les opérations militaires en Albanie ont attiré aussi l’attention des journalistes. Robert Vaucher va publier toute une série de reportages pour l’Illustration378.

Certains officiers français seront gagnés à la cause albanaise, augmentant le nombre d’albanophiles. A part le Colonel Descoins, devenu une référence dans les relations franco- albanaises, il y a d’autres présences plus ou moins discrètes. Le Commandant Veaute est une d’entre-elles. Cet officier eut la charge de la Gendarmerie mobile albanaise durant la guerre, et, à la fin des hostilités, décide de rester en Albanie où il sera un des proches d’Ahmed Zogou, « une sorte de factotum » de celui-ci, pour employer les mots de Justin Godart379.

L’héritage de la présence militaire française se manifeste également sous le rapport des souvenirs historiques. Justin Godart constate en 1921 que la ville de « Koritza a conservé de l’occupation française une impression profonde. Ses rues commémorent les noms d’officiers et organisateurs français »380. Il est clair que cette présence a une valeur de symbole dans les relations des deux pays jusqu’aujourd’hui : les rapports parlementaires ou les communications du Quai d’Orsay font référence à Kortcha lorsqu’ils invoquent l’ancienneté des relations bilatérales.

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