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L’Albanie et les géographes français Les travaux du Comité d’Etudes.

« Leur politique est dans leur géographie ». Napoléon Ier

Dès le 20 septembre 1914, après la victoire de la Marne, le gouvernement français se prononça en faveur de la poursuite des opérations militaires même après la libération du territoire national, Alsace-Lorraine comprise, afin d’instituer en Europe « un état nouveau qui garantisse pour de longues années la paix du monde »547. C’était l’affirmation d’une véritable thèse géopolitique qui devait changer la carte de l’Europe. Les traités de Londres de 1915, avec la Roumanie de 1916

544 Les diplomates serbes ne sont pas moins présents en France. Le ministre de Serbie à Paris, Vesnitch, est vice-

président de l’Institut de Droit international et collabore à un grand nombre de revues français importantes. D’ailleurs les Serbes sont une voix très écoutée de la Revue des Balkans, éditée à Paris dès janvier 1919.

545 Recensant le livre de Cvijic, le géographe Lucien Gallois écrivait : « Personne assurément n’était mieux préparé à

écrire ce livre » et continue en présentant d’une manière détaillée les problématiques traitées pour conclure sur la nécessité de constituer un grand État slave : « De cet État, la carte ethnographique doit aider à tracer les limites, au moins dans leurs grandes lignes. Il devra comprendre au Nord, une partie du Banat et des territoires situés entre la Tisza, le Danube et la Drave, et plus à l’Ouest tous les pays au Sud de la Drave. Du côté de l’Italie, et malgré les apparences – malgré des solutions ébauchées qui relèvent encore de la vieille diplomatie – on n’aperçoit pas de difficultés graves, si des deux côtés on fait taire des ambitions fondées sur un passé qui est bien mort, et si l’on tient compte des réalités présentes. Le Monténégro doit en faire partie : sa glorieuse mission nationale est aujourd’hui terminée (…) ». En faveur du rattachement de la Macédoine au royaume slave qu’on préconise, plaident l’absence de conscience nationale et les chaînes montagneuses qui la séparent de la Bulgarie. Si lorsqu’il s’agit de l’Italie, Lucien Gallois conseille d’oublier le passé historique et constater les réalités présentes, un tout autre raisonnement le guide lorsqu’il doit parler de l’Albanie, l’histoire devenant plus importante que la réalité démographique du présent : l’État serbe médiéval de Dioclée (Zeta) a eu sa capitale à Scutari et les régions de Kosovo, Macédoine de Nord-ouest, l’Épire du Nord ont été envahies par des Albanais, profitant de la conquête ottomane. Cf. L. Gallois, « Les populations slaves de la Péninsule des Balkans », Annales de géographie, année 1918, vol. 27, n° 150, p. 434-460. Sur l’opinion du linguiste Antoine Meillet concernant le livre de Cvijic cf. la page 14 (note 24).

546 Jovan Cvijic, op. cit., p. 152.

161 constituent, sans dire leur nom, l’expression des thèses géopolitiques. Au même temps, la constitution des comités nationaux tchécoslovaque et polonais, qui prônaient l’indépendance de leurs pays, rendaient prévisibles des changements importants dans l’espace occupé par la monarchie austro-hongroise. Dans ces conditions, la décision de Briand d’instituer un organisme d’experts afin d’étudier l’organisation de la paix en relation avec les principes des nationalités et les intérêts de la France, n’a rien d’étonnant. Au début de l’année 1917, le chef de la diplomatie française chargea l’historien Charles Benoist, député de la Seine, de la formation de ce qui va s’appeler le Comité

d’Etudes. Si les questions liées aux frontières de Nord-est de la France et au Rhin, ont constitué la

tâche principale, les experts se sont appliqués aussi à l’étude du remodelage de l’Europe médiane, y compris la région balkano-adriatique. Pour accomplir cette dernière exigence, l’année suivante, en 1918, le comité a été élargi de 16 membres à 27548. Même si la présidence du Comité revient à un historien spécialiste de l’Allemagne, Ernest Lavisse, les géographes constituent le noyau dur de l’institution. Les noms les plus représentatifs issus de l’école de géographie humaine, y compris son fondateur Paul Vidal de la Blache (vice-président du Comité)549, se trouvaient parmi les membres : Emmanuel de Martonne (grand spécialiste de la Roumanie, secrétaire du Comité)550, Albert Demangeon (spécialiste de la France, secrétaire adjoint du Comité), Lucien Gallois (surnommé « le lieutenant de Vidal », fondateur avec celui-ci des « Annales de géographie », bon connaisseur de l’école géographique allemande), Georges Chabot (spécialiste des réseaux urbains et de la géographie économique régionale), Jean Brunhes (spécialiste de la géographie humaine, connaisseur des Balkans). Tous les procès-verbaux de leurs séances, tenues du 28 février 1917 au 2 juin 1919, sont conservés à la Bibliothèque de l’Institut de France, Papiers Charles Benoist (dossier 4543).551 À partir de 1919, ils ont été publiés en deux volumes sous le titre « Travaux du Comité d’Etudes ». Le premier tome était dédié à « L’Alsace-Lorraine et la frontière du Nord-Est »552 et le second aux « Questions européennes »553.

Située au carrefour des programmes géopolitiques serbe, italien et grec, l’Albanie ne pouvait manquer à l’attention du Comité. C’est Jean Brunhes qui a été chargé de la présentation de la question albanaise. Le géographe présentait l’avantage de connaître la région balkanique où il

548 Travaux du Comité d’Etudes. Questions européennes, tome II, Paris, Imprimerie nationale, 1919, p. VII-VIII. 549 Après sa mort sera remplacé par Charles Benoist.

550 Il avait soutenu deux thèses de doctorat, une dédiée à la Valachie et l’autre aux « Alpes de la Transylvanie ». Cf.

Emmanuelle Boulineau, « Un géographe traceur de frontières : Emmanuel de Martonne et la Roumanie », L’Espace

géographique, n° 4, 2001, p. 358 – 369.

551Cf. l’étude de Jacques Barièty, « La Grande Guerre (1914-1919) et les géographes français », Relations

Internationales, no 109, printemps 2002, p. 7-24 ; Yannik Muet, Les géographes et l’Europe. L’idée européenne dans la

pensée géopolitique française de 1919 à 1939, Genève, Publications Euryopa de l’Institut européen de l’Université de

Genève, 1996.

552 Travaux du Comité d’Etudes. L’Alsace-Lorraine et la frontière du Nord-est, tome I, Paris, Imprimerie nationale,

1919, 450 p.

162 s’était rendu en 1912 et 1913, à l’époque des guerres balkaniques, en qualité de conseiller scientifique des Archives de la planète554. Il avait étudié les questions ethniques et religieuses (– il est parmi les premiers à nier l’identité absolue des mots Turcs/Musulmans en ce qui concerne la Péninsule balkanique –), l’aménagement du territoire austro-hongrois en Bosnie-Herzégovine. Il constate les camps de réfugiés turcs et les méthodes de purification ethnique des Serbes contre les Albanais du Kosovo555. Au sein du Comité, Brunhes expose la question albanaise dans la séance du 18 mars 1919, intitulant son intervention « Indépendance politique et limites possibles de l’Albanie »556. Toutes les cinq parties de son rapport ont un fil directeur, l’unité albanaise qui s’exprime à travers la race (ethnie), la langue, l’organisation sociale et civilisation et

l’organisation politique, rejetant dès le départ les thèses contraires :

« Il y a une unité serbo-croate. Il y a une unité hellénique. Il y a aussi une unité albanaise. Car les Albanais sont une race ; ils ont une langue ; ils ont enfin des formes d’organisation sociale qui sont bien loin d’être primitives ».557

Pour individualiser du point de vue ethnique la population albanaise, le géographe français se réfère à l’œuvre d’Eugène Pittard, le grand anthropologue suisse. Pourtant, il écarte les considérations de cette nature car, malgré les particularités évidentes du type albanais, il existe beaucoup d’affinités avec les populations avoisinantes :

« Tous les peuples sont très mélangés, et il serait fou d’appuyer des considérations politiques sur des simples considérations anthropologiques ».558

Se référant à la langue albanaise, Jean Brunhes inscrit sa démonstration dans le droit fil du principe des nationalités, faisant une brève allusion aux origines illyriennes. Selon lui, les différences entre les deux principales formes dialectales – guègue et tosque – partagées par la rivière de Shkumbi, sont négligeables. Il rappelle aussi les difficultés des Albanais d’ouvrir des écoles en langue nationale, d’où l’adoption tardive, en 1910, d’un seul alphabet – latin559. Dans ce contexte, Brunhes mentionne le développement de l’enseignement national albanais sous la protection des autorités militaires françaises à Kortcha, ainsi que sa contribution personnelle (l’envoi de livres albanais- alphabets, livres de lecture- aux écoles de Kortcha) pour conclure :

554 Michel Sivignon, « Le politique dans la géographie des Balkans : Reclus et ses successeurs, d’une Géographie

universelle à l’autre », Hérodote, 2005 - 2 (no 117), p. 153-182. 555 Ibidem.

556 Jean Brunhes, « Indépendance politique et limites possibles de l’Albanie », Travaux du Comité d’Etudes. Questions

européennes, tome II, op. cit., p. 515 - 529.

557 Idem, p. 515. 558 Ibidem.

559 Il fait une vague allusion aux possibilités intellectuelles des Albanais faisant référence à la publication en 1902 par

« un Albanais (…) à l’Institut Géographique de l’Université nouvelle de Bruxelles (dirigé par Elisée Reclus) [d’]une carte murale en albanais du relief de l’Albanie (Shkiperia), par courbes, qui, par ses principes scientifiques et par son exécution, aurait pu faire envie à bien des États européens ». Idem, p. 516.

163 « Ce dont on doit être surpris, c’est que, durant d’aussi longs siècles de domination turque et malgré d’aussi acharnées persécutions de l’albanais, une langue commune ait pu persister, liant les différents groupes albanais ».560

Un autre facteur d’unité est représenté par l’organisation sociale même. L’organisation clanique ne doit pas être objet d’un « jugement simpliste » et « en vertu d’une conception tout à fait superficielle des choses » qui l’a défini comme féodale. Brunhes, oubliant l’époque historique, préfère la comparer plutôt avec « les Ligues Grises561 qui sont devenues le canton des Grisons dans la Confédération helvétique »562. Son plaidoyer veut contrecarrer aussi « les adversaires des Albanais et de l’Albanie [qui] prétendent que les Albanais sont incapables de constituer une unité politique et de s’entendre les uns avec les autres »563. Malgré les divisions confessionnelles – musulmans (sunnites et bektashi), orthodoxes et catholiques – les Albanais ont placé au-dessus le sentiment d’appartenance à la même communauté ethnique. De plus, l’esprit politique des Albanais a été prouvé maintes fois dans l’Empire ottoman par les hauts fonctionnaires d’origine albanaise : la famille Köprülü qui, de 1665 à 1710 avait donné cinq grands-vizirs ; Mohamed-Ali, le créateur de l’Egypte moderne. Jean Brunhes mentionne au même titre les origines albanaises de l’homme d’État italien Francesco Crispi et l’activité des colonies albanaises, notamment Vatra des États- Unis564.

Au terme de cette démonstration dans laquelle, chose très importante, Brunhes ne fait pas recours au droit historique, quelles peuvent être les limites possibles d’une Albanie indépendante ? L’auteur joue la carte du réalisme, une Albanie dans les limites de 1913, même s’il n’oublie pas de rappeler que

« la grande dépression double du bassin de Prizrend et de la Métokia avec Djakova et Ipek, voire même une grande partie du Kossovo, sont peuplées aujourd’hui de beaucoup plus d’Albanais que des Serbes. (…) Au Sud pareillement, des régions extérieures à l’Albanie de 1913 sont presque entièrement peuplées d’Albanais, notamment Tchameria [Çamëria, n. n.], qui comprend toute la zone littorale commençant en face de la partie septentrionale de l’île de Corfou et s’étendant jusqu’au golfe de Prévéza ».565

Prenant en compte le contexte international, mais aussi les thèses géopolitiques concurrentes, Jean Brunhes conclue : « il nous semble tout à fait inopportun et contraire aux intérêts supérieurs de

560 Idem, p. 517.

561Les Grisons, population des Alpes suisses, organisée en trois ligues qui ont été réunies en 1572. L’indépendance du

pays des grisons a été reconnue par le traité de Westphalie. L’organisation sociale et politique était très démocratique : à partir de seize ans chaque homme peut participer à la vie publique de la communauté. Le pays se divisait en de petites communautés ayant leurs propres lois, les affaires générales se décidaient dans une diète qui se tenait une fois par an.

562 Jean Brunhes, Indépendance politique…, op. cit., p. 517. 563 Idem, p. 519.

564 Idem, p. 519-523. 565 Idem, p. 523.

164 la paix dans les Balkans de modifier une fois de plus les frontières » de 1913, sans ignorer « que c’est là un très gros sacrifice que l’on impose aux Albanais »566. Même si « préparer l’information

n’est pas décider »,567 les recommandations de Jean Brunhes coïncident avec les opinions des décideurs français, notamment après l’attitude de Wilson qui a donné l’occasion au Quai d’Orsay de se désengager du Traité de Londres de 1915.

Et puisque nous avons dit que Jean Brunhes, comme d’ailleurs ses autres collègues du Comité, présentent leurs rapports en séance, voyons quels commentaires a suscité son exposé. Le premier est celui de l’helléniste Hubert Pernot qui conteste la qualité des données ethnographiques concernant le sud de l’Albanie et se déclare en faveur de l’attribution d’Argyrokastro/Gjirokastra à la Grèce par le fait que « les Albanais s’assimilent facilement » et « l’infériorité de civilisation des Albanais par rapport aux Grecs doit faire hésiter à englober des Grecs dans un État albanais »568. Un commentaire plus banal vient de la part de Maurice Fallex569, professeur d’histoire-géographie au Lycée Louis le Grand mais spécialiste en géographie générale, qui se limite à rappeler le rôle de l’Autriche-Hongrie dans la constitution étatique moderne de l’Albanie. Emmanuel de Martonne exprime des doutes sur la viabilité d’un État albanais étant données les divisions profondes entre l’Albanie septentrionale et méridionale. Cette dernière, et surtout autour de Kortcha, « on a quelques chances de voir se développer une vraie vie nationale. Malheureusement, ces pays sont naturellement soumis à l’influence grecque, soit à l’influence italienne »570. On a laissé pour la fin les commentaires d’Antoine Meillet, car nous voulons dire quelques mots sur l’opinion des linguistes dans le débat concernant le remodelage de l’Europe et notamment de l’Europe balkanique et l’Albanie. On ne doit pas oublier que le principe des nationalités avait tenu compte surtout des frontières linguistiques. En 1918 Meillet va publier avec un autre linguiste, Lucien Tesnière, un livre intitulé « Les langues dans l’Europe nouvelle ». L’idée de l’ouvrage est la suivante : l’Europe d’après-guerre a perdu l’unité linguistique existante auparavant. Notamment l’Europe orientale a subi cette marche-arrière car, si en 1914 il y avait trois langues régionales, définies par Meillet

566 Ibidem.

567 J.-C. Allain, « Introduction », Relations internationales, n°109, printemps 2002, p. 3-5. Comme l’a bien expliqué

Mme Emmanuelle Boulineau (op. cit., p. 366-368), à la Conférence de la Paix les tracés des frontières sont à la charge

des Commissions territoriales. Les géographes sont présents dans des sous-commissions, organismes chargés des questions difficiles, et ils peuvent soit intervenir directement dans les débats au sein des commissions territoriales, soit en transmettant des notes aux délégués français. Pourtant, le processus de décision concernant le traçage des frontières est hiérarchisé. Le géographe se trouve à la base de la pyramide, en tant que consultant, et c’est le Conseil suprême interallié qui prend la décision. Souvent, les considérations diplomatiques, politiques et militaires priment sur l’expertise des spécialistes. De plus, sur le terrain, ce ne sont plus les géographes « civils » qui tracent les frontières mais les spécialistes du Service géographique de l’Armée. D’ailleurs, au sein de la Conférence de la Paix, la Commission géographique est composée uniquement par des militaires.

568 Jean Brunhes, Indépendance politique…, op. cit., p. 528.

569 Maurice Fallex (1861-1929). Auteur entre autres d’une étude dédiée à « Allemagne, Confédération du Rhin,

Royaume de Prusse et Empire d'Autriche, 1807-1814 » publié dans la Revue d’Etudes napoléoniennes (1918).

165 comme « langues de civilisation » – turque, allemand et russe – en 1918, « quand on a institué une série d’États indépendants, chacun pourvu de sa langue officielle, de la Finlande à la Péninsule balkanique, les gens qui souffraient de la nouvelle organisation ont protesté contre la balkanisation de l’Europe (…) »571. L’auteur considère les langues de civilisation comme expression d’une classe sociale. Selon lui, après 1918 les grandes langues de civilisation de l’aristocratie ont été remplacées par les langues des classes inférieures, d’où les possibilités d’expression réduites des nouvelles langues de civilisation (nationales). Il déplore cet état de choses qui vient à l’encontre de la tendance générale qui évolue vers l’unification de la civilisation matérielle.

« Maintenant les paysans dominent l’Europe orientale [après les réformes agraires qui ont suivi la guerre, n. n.]. (…) Pour déterminer les frontières d’États en des régions où la géographie n’en impose souvent aucune et où la classe principale est celle des cultivateurs, le plus commode a été de suivre le tracé qu’indiquaient le parler des paysans. La linguistique ne s’attendait pas à tant d’honneur. (…) Je suis (…) sensible aux inconvénients qu’a pour le présent, aux dangers que prépare pour l’avenir le morcellement linguistique de l’Europe »572.

Voyons maintenant quel est son point de vue sur la zone balkano-adriatique, occupée par le Royaume SHS et l’Albanie. La réunion du Monténégro, de la Bosnie-Herzégovine et de la Croatie n’a pas réduit l’unité car tous employaient comme langue littéraire le serbo-croate. Il ignore complètement que les Croates ont subi l’influence catholique depuis leur arrivée dans les Balkans, pour former au XIe siècle avec la Hongrie une union dynastique, ce qui influence les esprits.

« (…) si les orthodoxes employaient l’alphabet cyrillique et les catholiques l’alphabet latin, c’est affaire d’écriture »573.

Le slovène, malgré son individualité, est considéré comme voisin « au type serbo-croate » et « les parlers de la Macédoine ne sont pas serbes, mais ils différent aussi à beaucoup d’égards du type bulgare écrit » ce qui lui permet de conclure :

« Comme les parlers roumains de Macédoine ne peuvent prétendre à jouer un rôle, la situation de l’État yougoslave est saine »574.

Se référant à l’Albanie, Meillet emploie toujours les mêmes arguments linguistiques discutables eux-aussi, mais coupés du contexte historique, ce qui le condamne à une analyse fortement partielle :

« L’albanais (…) n’a jamais servi à exprimer une civilisation originale. Il s’est écrit très tard ; les premières textes qu’on possède sont du XVIIe siècle. Il n’a donc, à proprement parler, pas d’histoire »575.

571 A. Meillet, Les langues dans l’Europe nouvelle, avec un appendice de L. Tesnière sur la statistique des langues de

l’Europe, Paris, Payot, 1918 (nous avons employé l’édition de 1928).

572 Idem (Avant-propos à la 2e édition), p. X. 573 Idem, p. 225.

166 Le linguiste français considère la langue albanaise une création artificielle comme était d’ailleurs l’État institué par la Conférence des ambassadeurs de Londres de 1912-1913. Voici pourquoi, répondant aux arguments invoqués par Jean Brunhes, Meillet affirme que « le fait de conserver une vieille langue n’est pas une preuve de vigueur nationale, mais plutôt l’indice d’une vie arriérée » et constate les liaisons organiques avec l’Italie576.

Ainsi qu’on peut le constater, le rapport de Jean Brunhes, malgré sa modération, était loin de faire l’unanimité au sein du Comité d’études. Même un connaisseur de la langue albanaise comme Meillet577 refuse d’admettre les conclusions du géographe. Pour employer l’expression de Yannik Muet, la Grande Guerre a signifié le baptême politique des sciences invitées à prendre part à l’organisation de la Paix578. D’ailleurs, malgré leurs connaissances, malgré leur volonté d’être objectifs, les scientifiques sont l’expression du temps historique dans lequel ils vivent. Il n’y a que les génies qui peuvent dépasser les limites de leur temps.

La France et les frontières albanaises : les travaux de la Conférence des

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