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Essad Pacha, pion de la France ?

ESSAD PACHA TOPTAN

122 quarts des terres arables (environs 600 km2)383. Jacques Ancel parle d’une adolescence tumultueuse pour Essad, à la manière des jeunes hommes aisés du moyen âge, désireux de prouver leurs puissance et s’affirmer par tous les moyens. Il part pour Istanbul en 1884. Dans la capitale de l’Empire il se trouve accompagné par son frère aîné Gani384 et entre au service du sultan Abdul Hamid. A entendre certaines mauvaises langues, Essad avait été un agent du sultan et son séjour est marqué par les crimes qu’il commet pour son propre compte et pour celui du sultan : Ibrahim Motch, en 1884, qui l’avait accusé du vol de 50 000 francs. On l’accuse même du pillage du Tekke385 de Kochtan, dans le voisinage de Klissoura (Albanie), où il vole 200 000 francs. Quoi qu’il en soit, sa carrière suit une piste ascendante : pacha en 1890 et conseiller à la préfecture d’Istanbul. Son séjour fut marqué aussi par l’assassinat de son frère Gani. Mais cet événement lui offrira l’occasion de devenir le chef de la famille. Edith Durham386, grande spécialiste de l’Albanie, écrivait à ce sujet dans un article paru en Contemporary review :

« Il parait qu’il n’a pas trop déploré la perte de son frère, car elle lui a permis d’être le chef de la famille. La mort de Gani a été vengée par un de ses domestiques, Gujo-i- Fais, originaire de Kruja, dont l'acte est célébré dans une ballade très chantée et vive, qui nous dévoile comment Essad lui a sèchement remarqué : Per Ganim mos dhimet shprit. N’agacez pas votre âme pour

Gani ! »387

En 1901, Essad est élevé au rang de général d’armée et envoyé à Ianina pour commander la gendarmerie. Quels ont été les résultats de son activité ? Voici ce que nous raconte Jacques Ancel :

« Aux dires de ses ennemis, ses fonctions de police furent moins fructueuses pour les populations que pour lui-même. Le maréchal Osman Pacha, gouverneur de Ianina, se serait avisé que le rançonnement systématique dépassait les bornes permises même à un fonctionnaire hamidien et aurait demandé son rappel. »388 Même son de cloche chez Miss Edith Durham, qui nous donne en plus un élément extrêmement important pour comprendre ses futures décisions :

« (…) il s'était fait si détesté par ses extorsions et querelles que l'endroit [Ianina, n.

n.] est devenu trop chaud pour le tenir. Il s'est rendu compte alors que le Sud de

l'Albanie ne pouvait jamais former la partie de son royaume projeté et était

rocs, des cimes aux neiges, qui pour l’instant encore semblent éternelles, ici l’ombre molle des cyprès, leur deuil sur les tombeaux épars, une mosquée, des minarets. »

383 Nathalie Clayer, Aux origines du nationalisme, op. cit., p. 99.

384 Gani Toptani, exécuteur des basses œuvres d’Abdul Hamid. Assassiné en 1890 par Djavid Bey, fils du grand vizir

Halil Rifat, et sur l’ordre d’Abdul Hamid même qui pensait que les Toptani « visaient trop haut ». Cf. Idem, p. 100 et Miss Edith Durham, Albania and the Albanians, op. cit., p. 125.

385 Monastère bektashi.

386 Mary Edith Durham (1863 – 1944), grande spécialiste des Balkans et en particulier de l’Albanie. Les plus connus de

ses livres sont : High Albania (London, Edward Arnold, 1909), Twenty Years of Balkan Tangle (London, George Allen & Unwin Ltd, 1920).

387 Miss Edith Durham, Albania and the Albanians, op. cit., p. 125. 388 Jacques Ancel, « Essad Pacha », op. cit., p. 666.

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donc prêt à prendre des dispositions afin que les Grecs les prennent en considération". »389

En 1908 il est envoyé occuper la même fonction à Scutari. La même année, il participe à la révolution des Jeunes-Turcs et sera élu comme député de Scutari pour le Comité Union et Progrès390. Mais en 1910, il se désolidarisa de ce mouvement politique, considérant qu’une telle alliance pourrait diminuer son influence dans la région391. La crise balkanique de 1912 le trouve donc dans la capitale de la Haute-Albanie, un important centre pour la communauté catholique, convoité par le royaume de Monténégro. C’est alors qu’il sera considéré comme un interlocuteur valable par les puissances intéressées de la question albanaise. Plusieurs événements avaient contribué à cet aboutissement. D’abord, déjà à l’époque ottomane, Essad avait entretenu des relations avec les consuls des deux grands concurrents dans l’Adriatique – l’Autriche-Hongrie et l’Italie – mais sans parti pris évident. La défaite de l’Empire ottoman de 1908 devant l’Autriche- Hongrie et de 1911 devant l’Italie, lui montrait que la fin de l’Empire des Osmanlis n’était pas loin et l’Albanie ne pouvait pas se soustraire aux conséquences.

Dans cette situation, ses contacts qu’il avait à Istanbul étaient désormais obsolètes et il fallait chercher appui ailleurs, à Cettigné, à Belgrade, à Rome.

En 1912 les armées du roi Danilo pénètrent en Albanie et s’arrêtent devant les portes de la ville de Scutari qu’ils soumettent au siège. L’organisation défensive du Général Hassan Riza Pacha392 permet une résistance durant l’hiver 1912-1913, sans que les troupes monténégrines et serbes s’emparent de la ville. Cette situation avait offert à Essad un moyen de négociation avec les Monténégrins, via le consulat italien. Il gagna ainsi deux alliés car Rome préférait voir la ville dans les mains des Monténégrins que de l’Autriche-Hongrie.

Réalisant qu’il ne pouvait pas avoir de renforts et qu’une résistance prolongée n’avait aucune chance si elle était menée par ses seules forces, le Général Riza fit le projet de déclarer la ville comme étant albanaise et d’appeler les tribus des montagnards à sa défense. La nouvelle imposait à Essad d’agir vite car un tel scenario, en cas de succès, pouvait faire tomber à l’eau ses marchandages avec les adversaires. Miss Edith Durham, présente à Scutari, nous synthétise la suite des événements :

« Cette nuit, Hussein Riza a été tué par balles par deux hommes déguisés en femmes, quelques yards plus loin de la maison où il avait dîné avec Essad.Osman Bali et Mehmed Kavaja, les deux domestiques d’Essad, se sont vantés ensuite d’avoir commis l'acte. Le crieur public a proclamé que l'on ne devait dire rien du

389 Miss Edith Durham, Albania and the Albanians, op. cit., p. 126. 390 Jacques Ancel, « Essad Pacha », op. cit., p. 665.

391 Nathalie Clayer, Aux origines du nationalisme, op. cit., p. 679.

124 meurtre et Essad, le numéro deux, qui a maintenant pris le commandement, s’est bientôt mis en communication avec les Monténégrins. Comme il ne parlait que le Turc et l’Albanais, les lettres ont passé par les mains du drogman du consulat italien.»393

Tous les auteurs qui ont traité la question du siège de Scutari ont accusé Essad d’avoir vendu la ville aux Monténégrins en échange de sa reconnaissance comme chef d’un État albanais musulman autour de Tirana394.

« Pendant que la France et la Russie ont retardé les choses, Petar Plamenatz395 a établi les conditions avec Essad. S’il évacue la ville le plus vite possible afin que le Monténégro l’occupe avant que les puissances puissent l’arrêter, il peut partir avec tous les honneurs et fournitures d’armes et d’aliments. Il s’est offert aussi d’aider les Serbes d’atteindre Durazzo plus tard et d’être reconnu en échange comme souverain396 de son propre district de Tirana. Un complot assez abominable. »397

Les documents d’archives ne sont pas de grande utilité lorsqu’il s’agit de confirmer ou d’infirmer ces marchandages. Les archives du consulat français de Scutari, conservées à Nantes, ne contiennent que les lettres officielles échangées en français entre Essad et le souverain du Monténégro, au sujet de l’évacuation de la population civile, qui laissent pourtant entrevoir un autre atout pour le premier.

« Scutari, 12 mars 1329, n° 7

Altesse Royale,

J’ai reçu la lettre de Votre Altesse Royale par laquelle vous m’apprenez la permission spéciale en ce qui concerne la libre sortie de toute la population non combattante de la ville de Scutari, y compris les consuls étrangers et leurs ressortissants, pour pouvoir sortir en un temps déterminé et dans des directions données. Je remercie infiniment Sa Majesté le Roi pour avoir donné une telle permission humanitaire dans le but de sauver la population de Scutari des souffrances de la guerre. C’est tout naturel de profiter de cette autorisation bienveillante, mais je fais mes excuses pour ne pas pouvoir me conformer à vos désirs, parce que je n’ai pas reçu des ordres précis de mon Gouvernement à ce

393 Miss Edith Durham, Twenty Years of Balkan Tangle, op. cit., p. 237. Version identique chez Jacques Ancel, « Essad

Pacha », op. cit., p. 666 : « (….) il se fit acheter d’autant plus cher. Il communique avec les Monténégrins, leur promet Scutari en échange de sa reconnaissance comme chef de l’État albanais, invite à diner Hassan Riza qui, sortant de table, à quelques pas de la porte de son hôte, est assassiné ; Scutari est remis aux Monténégrins. Essad quitte la ville avec les honneurs militaires et se retire dans ses terres, à Tirana. » Duncan Heaton-Armstrong (op. cit., p. 15) parle aussi d’une somme de 30 000 £ offerte par les Serbes au Général Riza qu’il a refusé, et qu’elle a été acceptée en revanche par Essad.

394 Sur la question du siège de la ville cf. Edith Durham, The struggle for Scutari : Turk, Slav, and Albanian, London, E.

Arnold, 1914 ; Mario Berri, L’assedio di Scutari : sei mesi dentro la città accerchiata : diario di un corrispondente di

guerra, Milano, Treves, 1913 ; Antonio Baldacci, Scutari d’Albania, Torino, Unione Tipografico Editrice, 1913.

395 Petar Plamenatz, homme d’État monténégrin. Ministre de l’Intérieur. A l’époque du siège de Scutari, consul général. 396 Au mois de mai 1913 Nicola Pasitch, le premier ministre serbe, envoya un émissaire à Durazzo pour jeter les bases

d’une alliance plus solide avec Essad. Cf. Miranda Vickers, The Albanians…, op. cit., p. 73.

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sujet et je n’ai pas l’autorité de le faire aux conditions stipulées dans votre lettre »398.

Essad rentre donc dans son domaine à Tirana. La proclamation de l’indépendance par son rival

Ismail Qemali le trouve sans aucune position officielle, en tant que chef des Toptani. En revanche, par son programme politique, parfaitement compatible avec les visées expansionnistes serbes, monténégrines, grecques et italiennes, il se trouvait dans une situation nettement plus avantageuse qu’Ismail Qemali. Il rejette donc la proposition d’Ismail Qemali d’accepter le portefeuille du ministère de l’Intérieur et se rend à Durazzo pour former un gouvernement parallèle399. Mais la Conférence des Ambassadeurs de Londres demanda, dans la perspective de l’élection d’un Prince, la démission concomitante d’Ismail Qemali et d’Essad. De plus, le souverain désigné, Guillaume de Wied, avait mis comme condition de l’acceptation du trône l’accord formel d’Essad. Les mêmes mauvaises langues parlent d’un million [de francs ?] qu’il reçut de [la famille royale ? de] Roumanie400, afin d’accepter toutes ces conditions. De plus, il veut diriger la délégation qui va se déplacer le 21 février 1914 à Neuwied pour offrir de la part des Albanais la couronne au nouveau souverain401. Son geste s’avéra un véritable coup de maître car il recevra le ministère de la Guerre et de l’Intérieur et donc la deuxième position dans le cabinet dirigé par Turkhan Pacha. Mais le véritable gain d’Essad était de pouvoir conserver ses forces et de demeurer le véritable homme fort de l’Albanie. Cette situation, qui contrastait avec la fragilité des moyens que l’Europe avait assigné au Prince de Wied, est bien comprise par l’attaché de la Légation roumaine, Michel Sturdza dans le passage suivant :

« En allant hier chez Essad Pacha avec Kennedy402 nous y avons trouvé, dans les pièces du rez-de-chaussée, une trentaine de gaillards couturés de cartouches, avec, le long du mur, leurs Mausers proprement alignés. Aujourd’hui, en me promenant

398 CADN, Coopération, Ambassade Turquie, Correspondance avec les échelles, Série Scutari d’Albanie, Lettre n° 7,

Scutari, 12 mars 1329 [de Hégire, n. n.], Commandant du Corps d’armée Le Général Essad Toptani m. p. à S. Altesse Royale Danilo, Le Commandant en Chef de l’Armée monténégrine, Cettigné.

399 Malgré les efforts faits par l’Autriche-Hongrie pour un rapprochement entre Essad et Ismail Qemali afin d’éviter le

partage territorial du pays. Cf. Miranda Vickers, The Albanians…, op. cit., p. 73. Sur les relations entre la famille Toptani et Ismail Qemali, Gabriel Louis Jaray (Au jeune royaume de l’Albanie : ce qu’il a été, ce qu’il est, Paris, Hachette, 1914, p. 63-64) écrit : « Les Toptani pouvaient d'autant moins oublier ces faits, qu'Ismaïl Kemal n'a jamais été de leurs amis; au congrès d'El-Bassam [Elbassan, n. n.], les beys d'El-Bassam, de Bérat, de Koritza, de Vallona étaient fort chauds partisans d'Ismaïl; les Toptani se réservaient; ils trouvaient déjà excessive l'influence qu'exerçait cet homme politique dans l'Albanie d'avant la guerre; ils la combattaient et rappelaient qu'Ismaïl avait été traître à la Turquie sous l'ancien régime, en complotant pour l'indépendance de l'Albanie, et ajoutaient que, quoique pauvre, il avait toujours eu des fonds à sa disposition, dont ses relations avec l'étranger pouvaient expliquer l'origine. Les Toptani, au contraire, se piquaient d'être des Albanais à la fois loyaux à l'égard de la Porte et très soucieux des libertés albanaises. Je me rappelle encore le mot qui termina mon entretien avec Essad Pacha et qui dans sa concision était tout un programme: «Albanais, mais Osmanlis. »

400 Jacques Ancel, « Essad Pacha », op. cit., p. 667.

401 Informations sur la cérémonie déroulée à Neuwied nous donne l’ancien secrétaire privé du Prince Guillaume de

Wied, Duncan-Heaton Armstrong (op. cit., p. 13) : « Essad Pacha a fait ensuite un très bon discours, que personne d’entre nous n’a compris, traduit par Ekrem Bey Vlora. ».

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avec le commandant Sluys403, nous avons rencontré ce même grand chef escorté

d’une peloton de fantassins. Il serait difficile au Prince de déployer autant de pompe. Sluys a décidé d’aller ce soir même attirer très sérieusement l’attention du Pacha sur l’étrangeté de cet appareil et le prier de donner, lui le premier, l’exemple de mœurs moins belliqueuses. Depuis son arrivée, le Prince a reçu d’innombrables plaintes et dénonciations contre Essad, la plupart ne sont que l’effet de l’ambition et de la jalousie et, s’il en est parmi elles de sincères, comment les distinguer ? Du reste, ainsi que me le fait remarquer Sluys, agir contre Essad en ce moment serait excessivement dangereux. Essad garde dans ses

Tchifliks404 une grande partie des armes et des munitions qu’il a prises à Scutari et il a distribué le reste à ses nombreux partisans. Les officiers hollandais savent qu’ils n’ont encore rien à opposer à tout cela. Il ne faut pas qu’Essad flaire une disgrâce avant qu’on ne soit réellement en possession des moyens nécessaires pour le réduire à l’impuissance. »405

Son inaction vis-à-vis des incursions grecques au sud du pays, lorsqu’il était ministre de l’Intérieur et de la Guerre, s’explique par le fait que cette zone n’entrait pas dans son projet politique.

« Entre Essad et les Grecs une entente est certaine. Essad désire une petite Albanie, une Albanie Toptanie, peu lui importent donc les projets des Grecs en Épire. Tous ses efforts tendent aujourd’hui à neutraliser l’activité des Hollandais, empêcher le recrutement [des gendarmes], arrêter les démarches diplomatiques entreprises par Thomson406 à Corfou. »407

Peu de temps après l’arrivée du prince à Durazzo, l’opposition d’Essad commence à se manifester ouvertement. Il réussira ainsi à coaliser la plupart des forces contraires à l’Albanie de 1913 et à l’influence austro-hongroise. La majorité des auteurs sont d’accord sur le fait qu’en 1914 Essad, appuyé par les Italiens, incarne le contrepoids à l’influence prédominante de l’Autriche- Hongrie408. Mais ses jeux d’alliance sont très tortueux et obscurs pour l’historien qui veut en retrouver la trace. C’est l’impression qui se dégage en lisant les mémoires du Michel Sturdza :

403 Major Sluys, l’un des officiers de la mission danoise envoyée en Albanie pour l’organisation d’une gendarmerie

autochtone.

404 Çiflik, en turc « morceau de terre ». Dans le texte, grande propriété féodale qui occupait le territoire de plusieurs

villages.

405 Michel Sturdza, op. cit., p. 35. 406 Commandant de la gendarmerie.

407 Michel Sturdza, op. cit., p. 39. Même opinion chez Justin Godart (L’Albanie en 1921, op. cit., p. 120) : « Essad

Pacha est ministre de la Guerre et de l’Intérieur : ses menées pour détrôner, à son profit, le Prince, vont l’entraîner tantôt à l’inaction, lorsque les Grecs pillent et ravagent l’Épire du Nord, tantôt à la complicité, lorsque les Turcs fermentent la réaction ».

408 Même si Vienne, vraisemblablement désireuse de ne pas fâcher l’Italie, présentait Essad comme seulement allié aux

Jeunes-Turcs : « Doumergue, ministre des Affaires étrangères de France, eut l’entretien suivant avec le comte Szecsen :

Note du ministre, Paris, 25 mai 1914, M. le comte Szecsen (Autriche-Hongrie) : - Moi : A quoi attribuez-vous ce

mouvement ? - Lui : Il y a du « jeune turc » là-dessous. Essad Pacha est franc-maçon ; les Jeunes-Turcs Enver, Djavid, le sont aussi ; ils se sont sans doute entendus. - Moi : Je croyais cependant que les Turcs n’aimaient pas beaucoup Essad dont ils avaient eu à se plaindre. Il y a quelques souvenirs à Scutari. - Lui : Oui, mais quand la moralité n’est pas grande chez les adversaires, ils finissent par s’entendre après s’être combattus. » (Doc. Diplomatiques français, 3e série, t. X) »

127 « Les rapports entre le Pacha et les représentants italiens, le ministre Aliotti409 et son conseiller le Marquis de Durazzo, se sont de plus en plus resserrés ; aujourd’hui ils sont incontestablement partie liée, si l’un complot réellement les autres le font aussi. A en croire D… ,[l’homme qui sait tout], la province de Tirana est déjà minée ; un million de cerecks [sic !]410 auraient été distribués par les hommes du Pacha aux Muftis et autres personnages influents ; les agents Jeunes-Turcs circulent impunément sous les yeux bienveillants du Ministre de l’Intérieur ; la Serbie passe des armes et des munitions ; les officiers italiens conseillent et encouragent. Tout est préparé pour l’insurrection ; reste au Pacha, ou à ses patrons, de décider du moment »411.

Arrêté par le Prince au mois de mai 1914, il sera évacué par les Italiens. Après un séjour en Italie, suivi, en août 1914 d’un voyage à Paris, Essad s’installe à Dibra, sur la frontière albano- serbe. C’est le signe que l’alliance avec la Serbie reprend la première place dans la hiérarchie des alliances. Il rentre à Durazzo, où il se fait élire Président du Sénat de l’Albanie centrale412, et demeure sur place jusqu’à l’évacuation des Italiens, au début de l’année 1916.

C’est ainsi que se présentaient le parcours et surtout les projets politiques d’Essad avant d’approfondir ses relations avec la France. Voyons maintenant les événements qui ont ponctués ces relations.

Une parenthèse méthodologique d’abord. Il est difficile de reconstituer avec précision le fil de toutes les alliances dont Essad a été le protagoniste. Les archives françaises ne le permettent pas. Elles montrent ce qu’on connaît déjà en lisant les articles de presse qui illustrent « les grandes services militaires » qu’il a rendus à la France et à

l’Entente, son alliance honnête, sa fidélité à la cause alliée. En même temps, elles dévoilent le puissant lobby serbe en faveur d’Essad et les inquiétudes françaises pour ses mauvaises relations avec l’Italie. Il est évident que, par ses projets politiques, Essad apparaît au moment de l’indépendance albanaise comme l’unique interlocuteur albanais

Cf. Frangoulis, Dictionnaire diplomatique, tome V, p. 1069 [Article Szecsen de Temerin,1857-1926. Ambassadeur à Paris, 1911-1914].

409 Le Baron Carlo Aliotti (1870-1923). Diplomate italien. Il a occupé diverses fonctions aux ambassades italiennes à

Mexico City, Vienne, Paris et Washington. « Il arrivait à Durazzo avec la réputation d’être un diplomate très astucieux » Duncan-Heaton Armstrong, op. cit., p. 30.

410 Çerek (çeyrek en turc) signifie « quart ». En texte il doit signifier la division d’une monnaie.

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