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Les relations diplomatiques entre Paris et Tirana

L’admission de l’Albanie au sein de la SDN, le 17 décembre 1920, équivalait à la

reconnaissance internationale de son indépendance. Toutefois, la situation du pays demeurait fragile car la résolution de l’instance genevoise ne signifiait point une reconnaissance de son gouvernement. Ayant des voisins qui manifestaient des ambitions régionales, le jeune Etat albanais risquait l’isolement diplomatique et le glissement dans l’orbite SHS ou italienne. Les clivages au sein de la société albanaise demeuraient profonds, malgré les manifestations d’unité durant les années 1918-1920, et pouvaient être facilement instrumentalisés par ses voisins. L’état général de l’économie1, l’absence d’infrastructures et la pauvreté générale représentaient d’autres menaces pour l’indépendance du pays et ces problèmes, ne pouvaient se résoudre sans une aide extérieure. Ce bref tableau explique pourquoi le pays ne se permettait pas de demeurer dans l’isolement. Il explique aussi l’importance pour une Petite Puissance de constituer un corps diplomatique, afin d’attirer les intérêts étrangers, la seule garantie pour son indépendance2.

De leur côté, les Grandes Puissances envisageaient, elles aussi, l’établissement de relations diplomatiques avec les autorités de Tirana, pour défendre leurs intérêts stratégiques et pour disposer d’un poste d’observation dans une zone extrêmement sensible. Ceci intervient après la reconnaissance du gouvernement albanais par la Déclaration de Londres de novembre 1921. C’est avec l’Empire britannique et l’Italie, que le nouvel Etat entre en relations diplomatiques régulières, ce qui met en évidence les deux options existantes pour l’Albanie. Ces deux Puissances étant déjà représentées en Albanie au niveau du consul (l’Empire britannique)3 et du haut-commissaire

1 Du point de vue économique, la situation du pays était sombre. 90 % de la population travaillait dans l’ agriculture et

l’élevage, activités qui étaient en grande partie de subsistance : seulement 9 % du territoire était arable. Le marché intérieur était très réduit en raison de l’absence d’infrastructures. La seule possibilité d’attirer des devises et de démarrer des travaux publics était l’octroi de concessions. Cf. Bernd J. Fischer, op. cit., p. 55.

2 Malgré la pénurie de cadres, surtout dans les domaines de l’économie et de la défense, l’Albanie n’était pas totalement

dépourvue d’expérience diplomatique. Plusieurs Albanais ont travaillé dans les structures du Ministère ottoman des Affaires étrangères et d’autres ont occupé des dignités publiques et politiques qui leur ont permis d’être en contact avec les corps diplomatiques étrangers. Une certaine expérience s’est forgée durant la Grande Guerre, dans les colonies albanaises à l’étranger, et durant la Conférence de la Paix.

3 L’ambassadeur français à Londres, Aimé de Fleuriau, informait le Département que le consul britannique, résidant à

Durazzo, remplissait « irrégulièrement » ses fonctions sans lettres de créances, ni exequatur et avait comme charge de renseigner sur la situation en Albanie (AMAE, Correspondance politique et commerciale, Z Europe 1918-1940, Albanie 3, Télégramme à l’arrivée, Duplicata, n° 18, Londres, le 7 janvier 1921, s. h., reçu par courrier le 9 janvier à 9h). Pourtant, le consul britannique accomplissait les fonctions d’un véritable représentant auprès du Gouvernement de Tirana. A l’été 1921, Sir Eyres accompagne les autorités albanaises, pour constater les destructions causées par l’armée

198 (l’Italie), la reconnaissance du gouvernement albanais et l’élévation au rang de légation de leurs représentations diplomatiques n’étaient qu’une formalité. Aussitôt que le pays fut reçu dans la SDN, le Gouvernement de Rome décida la transformation de son haut-commissariat à Durazzo en légation. Les Italiens disposaient en même temps d’un gérant de consulat à Scutari. Mais ce sont les Britanniques, qui vont désigner les premiers un ministre plénipotentiaire. Ils ont fait le choix d’un diplomate expérimenté – Sir Harry Eyres4 – qui était déjà présent en Albanie comme consul à Durazzo. Il a présenté officiellement ses lettres de créance le 24 janvier 19225.

En ce qui concerne la France, ce sont les Albanais qui initieront les premières démarches pour établir des relations diplomatiques. Dans une Europe conçue à Versailles, la nécessité d’entretenir des relations diplomatiques avec la France n’est plus à souligner. De plus, disposer d’un poste diplomatique à Paris signifiait bénéficier d’une fenêtre ouverte sur le monde, la capitale française étant un lieu privilégié pour nouer des relations avec les autres Etats. Dès l’admission du pays à la SDN, le président de la Délégation albanaise à Paris, Midhat Frashëri6, demande une audience à la Présidence du Conseil et tente d’obtenir la reconnaissance de son gouvernement et l’envoi d’un représentant à Tirana.

« M. Midhat Frashëri, Président de la Délégation Albanaise signale qu’il a demandé à la fin de décembre une audience à M. Leygues et qu’il n’a pas obtenu de réponse. Il désirait vivement, maintenant que l’Albanie a été admise dans la SDN, entretenir le président du Conseil de la question des relations diplomatiques entre la France et l’Albanie. (…) »7

SHS dans la vallée du Drin, ce qui confirme les relations diplomatiques de facto entre Londres et Tirana. Cf. Miranda Vickers, op. cit., p. 99.

4 Sir Harry A. P. Eyres (1856-1944). Ancien consul général à Constantinople, consul à Durazzo (1921-1922) et ministre

en Albanie (1922 – 1926).

5 AMAE, Correspondance politique et commerciale, Z Europe 1918-1940, Albanie 48, Rapport de la Commission

d’enquête en Albanie adressé au Secrétaire général, Tirana, le 25 janvier 1925, reçu à Genève le 31 janvier. D’ailleurs, les Britanniques n’ont pas attendu la Déclaration de Londres pour exprimer leur intention d’envoyer un représentant à Tirana (19 décembre 1921). Cf. Idem, Albanie 3, Note pour le Président du Conseil, 5 janvier 1922, A. s. Représentation diplomatique en Albanie.

6 Midhat Bey Frashëri (ou Mid’hat Bey Frashëri, 1880, Janina-1949, New York). Homme politique, diplomate et

écrivain albanais, connu sous le nom de plume de Lumo Skendo. Il a présidé les travaux du Congrès national de Bitola (vilayet de Monastir, en Macédoine) – 14-22 novembre 1908 – visant la standardisation de l’alphabet et de l’orthographe albanaise. Ministre des Travaux publics dans le gouvernement présidé par Ismail Qemali et dans le premier gouvernement Turkhan Pacha (1914). Membre du cabinet de Turkhan Pacha constitué en décembre 1918. Délégué à la Conférence de la Paix de Paris (1918-1920). Afin de combattre la propagande serbe, il a publié à Lausanne en 1919 un livre intitulé Albanais et Slaves. En avril 1921, il sera nommé Président de la Délégation albanaise à la SDN. Président du Conseil de 1935 à 1937. Durant la Seconde Guerre mondiale, il a été le leader du mouvement nationaliste républicain Balli Kombëtar (Le Front national) et l’un des leaders du mouvement antifasciste. Après la prise du pouvoir par Enver Hodja (Enver Hoxha) il s’est exilé en Italie. Sa bibliothèque, la plus importante d’Albanie (20 000 volumes environ, parmi lesquels une grande partie des livres appartenant au baron austro-hongrois Franz Nopcsa – paléontologue, grand passionné de l’Albanie), a été confisquée par les autorités communistes. En juillet 1949, Midhat Frashëri a été proposé par les services secrets britanniques et américains comme leader du front albanais anti- communiste en exil, et comme organisateur des activités subversives contre le régime Hodja. Les mauvaises langues disent qu’il a été éliminé par le KGB.

7 AMAE, Correspondance politique et commerciale, Z Europe 1918-1940, Albanie 3,Note de la Direction politique et

199 Mais, à la différence des Britanniques qui n’ont pas de complexes à nouer des contacts avec les nouvelles autorités de Tirana et à contester ainsi le monopole italien, les Français se montrent hésitants. À leurs yeux, la position internationale de l’Etat albanais n’était pas encore clarifiée, les frontières du pays restaient à définir et l’admission dans la SDN ne signifiait pas une reconnaissance automatique du gouvernement de Tirana. Voici pourquoi le président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, Georges Leygues, refuse de recevoir Midhat Frashëri, considérant prématurée la réouverture du vice-consulat que la France avait établi à Scutari8 depuis l’époque ottomane.

« L’envoi, à l’heure actuelle, de son titulaire [à Scutari, n.n.] dans un pays aux frontières indéterminées, et dont nous ne reconnaissons pas le Gouvernement, serait prématurée. »9

Toutefois, l’opinion de Leygues ne faisait pas l’unanimité au sein du Quai d’Orsay. D’ailleurs, son secrétaire général, Philippe Berthelot, dans un télégramme envoyé aux représentants français en Italie, à l’Empire britannique, aux Etats-Unis et au Royaume SHS, posait le problème du retour du consul français à Scutari, dans la perspective de l’établissement de relations diplomatiques. Tout en reconnaissant l’utilité de cette démarche et l’absence de formalités, sachant que le pays est désormais membre de la SDN, Berthelot se montre soucieux de ménager les susceptibilités italiennes. Malgré la perspective de relations diplomatiques régulières, l’envoi d’un ministre plénipotentiaire n’est pas du tout envisagé. Le secrétaire général du Quai d’Orsay indiquait dans son télégramme collectif la voie de concertation avec les gouvernements respectifs :

« L’admission de l’Albanie dans la Société des nations avec l’assentiment de tous les voisins de cet État, m’a amené à envisager le retour à Scutari de M. Béguin- Billecocq, titulaire du Vice-consulat de France dans cette ville. Sa présence y sera nécessaire pour la protection des intérêts français. Elle aura l’avantage de nous procurer des renseignements précis sur la situation actuelle de l’Albanie et ne nécessite aucune formalité puisque cet agent reprend simplement possession de son poste.

Ce n’est qu’après avoir pris connaissance de ces informations que j’examinerai la question de savoir s’il convient d’entrer en rapports diplomatiques avec le Gouvernement albanais. Dans cette éventualité, vu la distance, M. Béguin- Billecocq emportera avec lui des lettres l’accréditant comme Chargé d’Affaires, qu’il ne présentera que sur mes instructions formelles. Il va de soi que je ne lui enverrai ces instructions qu’après m’être concerté avec les Gouvernements les plus intéressés, c'est-à-dire ceux de Rome, de Londres, de Washington et de Belgrade. (…)

8 Son titulaire, Jean Béguin-Billecocq, était rentré en France après le départ de Guillaume de Wied et continuait son

activité à Paris, en attendant les instructions du Quai d’Orsay.

9 AMAE, Correspondance politique et commerciale, Z Europe 1918-1940, Albanie 3, Dépêche n° 620, Paris, 22

décembre 1920, Le Président du Conseil, Ministre des Affaires Etrangères, à M. de Fontenay, Ministre de France à Belgrade.

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